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L’étude de David M. Lewis part du postulat que la recherche sur l’esclavage dans le monde grec et oriental est restée fortement marquée par la vision qu’avait développée Moses Finley d’un modèle économique grec puis romain qui s’appuyait sur l’esclavage de masse. Les approches régionales et culturelles qui ont été menées ces trois dernières décennies ont montré que, contrairement à l’idée largement répandue d’un monde oriental hermétique au dynamisme économique novateur impulsé par les économies-mondes que furent les économies hellénistique et romaine, nous avons des dynamiques convergentes ou originales qui montrent que les sociétés du Proche-Orient étaient en mesure de s’insérer dans des réseaux économiques et commerciaux multi-scalaires.

Le but avoué de David M. Lewis est de montrer que l’usage de l’esclavage par les élites dans le monde proche-oriental est, à l’instar de ce qui se passe dans le monde hellénique, en continuelle adaptation et non en stagnation voire dans un immobilisme inhérent aux structures sociales et politiques des États. L’étude du dynamisme du « secteur privé » et du rôle des petits propriétaires permet de repenser les facteurs qui contribuent à l’élargissement de la diversité de l’usage d’une main-d’œuvre servile, à l’instar de ce que les études sociologiques ont contribué à renouveler pour les aspects juridiques et institutionnels de la propriété et des pratiques d’appropriation.  Pour repenser le rapport à l’esclavage dans le monde oriental, David M. Lewis concède qu’il faut aussi reprendre le dossier des études et de la place de l’esclavage dans les sociétés grecques. Le retour sur les sociétés grecques entraîne un questionnement, à nouveaux frais, sur la place de la transition des « sociétés à esclaves » vers des « sociétés esclavagistes » auxquelles il faut intégrer ce que l’historiographie classique sur l’esclavage qualifiait de « formes de dépendances. Repenser les pratiques serviles et interroger le postulat d’un modèle, à l’inverse du modèle grec supposé original selon Finley, oblige à démontrer le caractère systémique qui ne peut être mis en évidence qu’en multipliant les études régionales au sein du monde grec.

David M. Lewis montre ainsi que, parallèlement à l’esclavage, émergent, dans le monde proche-oriental, des formes de travail encadré pour pallier ou accompagner l’esclavage. La construction de l’ouvrage autour d’études régionales a pour objectif de montrer que nous avons affaire à des systèmes esclavagistes qui se juxtaposent plutôt qu’ils ne relèvent d’un système unique homogène. Sur cette base David M. Lewis s’abstient d’utiliser les notions d’« esclave marchandise » et d’« esclavage pour dettes » qui ne rendraient pas compte, selon lui, des différentes formes de réduction en esclavage qui peuvent varier dans le temps et l’espace. En s’appuyant sur une critique d’une approche sociologique et juridique fascinée par le modèle romain, il développe sa lecture régionale dans le but de mettre en évidence les systèmes originaux en œuvre dans les sociétés grecques et proche-orientales sur des points juridiques et économiques aussi importants que les formes diverses de la propriété, du revenu, du capital, de la transmission, mais aussi sur le plan social par l’usage récurent de la violence physique et sexuelle, de la vente, de l’affranchissement. Si ces pratiques sont communes au monde gréco-romain dès l’époque classique, elles sont présentes au Proche-Orient et notamment à Babylone depuis des temps bien plus anciens. David Lewis se propose de rediscuter les perceptions économiques et statutaires en distinguant le point émique de l’acteur et celui, éthique, de l’observateur. La diversité du vocabulaire lié à l’esclavage dans le monde grec et oriental répond à une grande diversité de perceptions mais aussi de situations dans une sphère culturelle où l’idée de propriété connaît des évolutions importantes durant les périodes archaïque et classique. David M. Lewis reproche à cette approche de réduire le spectre des relations sociales à un déterminisme fondé sur le statut qui conduit à ce que l’absence de distinction conceptuelle entre libre et esclave remette en cause l’existence même de l’esclavage. Si les sociétés du Proche-Orient possèdent un vocabulaire sur l’esclavage et la liberté, elles ne définissent pas forcément le statut personnel légal en fonction de cette dichotomie. Des formes de dépendance existent comme dans le monde grec, mais l’évolution « main dans la main » de la liberté civique et de l’esclavage, comme le pensait Finley, n’existe pas pour des sociétés où les individus sont inscrits dans des relations hiérarchiques très différentes de celles que l’on va trouver dans la cité classique et hellénistique.

David M. Lewis discute la notion de « chattel slavery » en intégrant cette forme d’esclavage dans un temps long. Si les descriptions homériques font référence, selon lui, à la réalité économique des élites aristocratiques des sociétés du monde égéen, les Travaux et les jours d’Hésiode rendent plutôt compte de la réalité de la société intermédiaire où la réalité de l’esclavage y est évidente et celle de l’aliénabilité de la propriété des biens y est manifeste. Hésiode fait apparaître de nouvelles catégories de paysans qui, pour certaines, constituent la base des petits propriétaires qui vivent dans des conditions d’existence et de travail proches de celles des esclaves avec l’obligation supplémentaire de maintenir leur terre en état de produire pour pérenniser leur propriété et ne pas sombrer dans la catégorie immédiatement inférieure des esclaves qui travaillent chez les moyens et grands propriétaires. Cette dynamique sociale et économique modifie les relations hiérarchiques. En effet, on ne croit plus aujourd’hui à l’immobilisme de sociétés dont les institutions se seraient arcboutées sur des modèles pensés comme immuables. Pour preuve, les historiens modernes, contrairement à nombre de leurs prédécesseurs, privilégient aujourd’hui, par exemple, un modèle de la propriété privée de la terre à Sparte à l’époque classique. En utilisant les sources comprises entre la guerre du Péloponnèse et Aristote, David M. Lewis montre que les sources tardives ont déformé, entre autre, notre lecture de l’hilotisme en privilégiant l’interprétation d’un corps social propriété collective des Lacédémoniens. En reprenant les sources, l’objectif de David M. Lewis est de vérifier si nous observons une montée en puissance de l’esclavage privé au détriment de formes supposées collectives. Ces divers points soulignés, l’auteur nous enjoint de renoncer à une chimérique autonomie de l’esclave pourtant défendue par une partie des chercheurs. Le cas d’Athènes et de son territoire est d’autant plus intéressant que, si la place de l’esclavage est centrale, elle s’avère néanmoins moins cruciale pour la dynamique économique et financière de la société. Nous rencontrons une économie ouverte avec des acteurs et des formes de construction des fortunes variés et originales. L’élite économique athénienne a favorisé une société hiérarchisée, malgré le statut civique. Cette réalité va favoriser l’émergence et le développement massif du travail servile exogène avec une distribution des esclaves contrôlés par des contremaîtres sur des propriétés parfois dispersées, ce qui aurait dû plutôt favoriser la mise en place d’une main-d’œuvre dépendante mais libre de petits cultivateurs sous contrôle économique des grands propriétaires. La location à des citoyens, des métèques et des affranchis joue un rôle important et oblige les élites à gérer de près leurs propriétés afin d’investir et de tirer des revenus constants pour alimenter financièrement leur participation aux liturgies civiques. Dans sa synthèse, David M. Lewis montre qu’à la lecture des sources les petits propriétaires étaient parfaitement conscients de l’économie de marché et la pratiquait volontiers contrairement à la vision primitiviste d’une économie domestique tournée essentiellement vers une consommation essentiellement d’auto-suffisance. Ce dynamisme des petits propriétaires ruraux est en partie dû aux faibles prix des esclaves qui peuvent ainsi venir grossir le personnel des exploitations dans lesquelles les propriétaires continuent à travailler conférant ainsi aux dites exploitations agricoles un caractère singulier où travail libre et travail servile cohabitent effectivement.

Le monde proche-oriental est envisagé à travers des études régionales que David M. Lewis intègre dans un postulat général qui est l’existence avéré de l’esclavage dans les sources mais son faible écho dans l’historiographie jusqu’à ce que des recherches relativement récentes ne mettent l’accent non seulement sur la réalité de l’esclavage mais également son caractère systémique dont certains schémas sont communs au monde méditerranéen non sans quelques originalités dont l’auteur dresse le bilan. Ainsi, les études sur l’esclavage dans le monde hébraïque se sont développées en dehors des grandes recherches sur l’esclavage et ont porté d’emblée sur des questions philologiques et juridiques dont les résultats montrent que l’esclavage pour dettes a frappé de nombreux Hébreux appauvris et vendus à de riches propriétaires également hébreux. Au Proche-Orient, l’Assyrie, des VIIIe et VIIe siècles avant notre, nous a livré un corpus très riche d’actes de vente d’esclave provenant de Ninive avec des documents montrant que l’esclavage est une réalité similaire à celle que nous trouvons dans les différentes sociétés de la Méditerranée orientale. Babylone, du VIIe au Ve siècle avant notre ère, offre des éléments de comparaison avec l’esclavage urbain athénien que l’on a voulu pendant longtemps croire singulier. Ainsi, le système de l’apophora, par exemple, est comparable à celui du mandattu qui lui est antérieur. Il est de même de la paramoné qui est attestée sous une forme analogue au cours du long VIe siècle babylonien. Si au VIe siècle, à Babylone, la présence de l’esclavage est aussi importante qu’elle le sera au IVe siècle athénien, il faut noter qu’à Babylone on a affaire à une propriété esclavagiste concentrée dans les mains de l’élite. Les prix très élevés des esclaves masculins désignent sans doute des individus occupant des fonctions de manager ou de gestionnaire de domaines par exemple. Au sein de l’empire perse, certaines régions comme la Phrygie ou l’Égypte ont été pour le monde égéen un véritable réservoir d’esclaves ou de main-d’œuvre forcée. Hérodote nous rappelle que les Perses n’hésitaient pas à réduire en esclavage et à déporter des populations entières. David Lewis, en s’appuyant sur la lecture des sources grecques et romaines contemporaines de l’empire carthaginois insiste sur l’association étroite des puniques au commerce d’esclaves et de l’existence d’un système esclavagiste associé à d’autres formes de dépendance. Une relecture de Polybe s’avère nécessaire pour David M. Lewis afin de comprendre les mécanismes relationnels qui ont permis à Carthage de mener une politique d’approvisionnement en esclaves. De même les sources historiographiques (Timée de Tauromenium, Diodore, Appien) nous offrent des données sur les relations commerciales permettant à Carthage de vendre des esclaves dans le bassin méditerranéen. Toutefois, pratiquer le commerce des esclaves signifie-t-il que l’on pratique soi-même l’esclavage ?  Les références à l’affranchissement et au mariage servile sont-elles fiables ou sont-elles le résultat de projection grecques ou romaines sur le monde punique ? Le traité agronomique de Magon est-il à lire à l’aulne des traités romains qui décrivent la part très importante voire essentielle de l’économie servile ? L’évocation de milliers d’esclaves par nos sources est à envisager sinon avec circonspection du moins avec la volonté de mesurer ce qui dans l’information qui nous est parvenue relève de la projection imaginaire ou de la perception vraisemblable d’un système esclavagiste intégré qui associait économie de production esclavagiste et dynamique commerciale reposant sur la circulation de la main-d’œuvre servile.

Au final, les études régionales proposées par David M. Lewis montrent que le modèle entre « société esclavagiste » et « société à esclave » doit être nuancé. Un point essentiel semble résider dans le choix du coût du travail servile par rapport à d’autres formes. Les esclaves apparaissent comme une forme de main-d’œuvre disponible au même titre que les tenanciers ou les travailleurs salariés. Cependant lorsque de nouvelles demandes marchandes se font jour, il faut adapter la production et la main-d’œuvre qui lui est dédiée. C’est plus facile avec une main-d’œuvre salariée ou servile. La mixité des formes statutaires des individus peut nuire à l’emploi libre comme cela a pu être le cas dans l’Athènes classique telle que la décrit Paulin Ismard dans la démocratie contre les experts où les citoyens se déchargent d’un certain nombre de tâches publiques lourdes sur les δημόσιοι. David M. Lewis insiste sur le fait que l’esclavage marchandise peut se développer si un certain nombre de conditions sont réunies. Il faut retenir parmi elles la nécessité d’institutions solides qui garantissent les droits des citoyens, le droit des « entreprises », les infrastructures commerciales, l’existence de capitaux plus ou moins bien répartis dans la société, un marché pour les productions issues de l’esclavage, la proximité et la densité démographique des zones d’approvisionnement en esclaves connectées grâce à des réseaux essentiellement maritimes reliant les acheteurs et les vendeurs. La combinaison de ces facteurs a favorisé une économie d’échange fondée sur la libération vis-à-vis du travail pour certains citoyens et la transformation non seulement des structures économiques mais aussi et peut-être essentiellement des productions.

 

Antonio Gonzales, ISTA/université de Bourgogne-Franche-Comté ; antonio.gonzales@univ-fcomte.fr

Publié en ligne le 15 juillet 2021