Cet ouvrage réunit les actes d’un Colloque International organisé à Lecce (Italie) en juin 2006, résultat final d’un Projet de Recherches à grand Intérêt National (PRIN). Ce projet envisageait la collaboration de plusieurs équipes issues de différentes universités italiennes (Lecce, Sienne, Trente et Urbino), travaillant sur un sujet qui revêt actuellement en France un rôle particulier, par le lien qu’il a avec la question des concours de CAPES et d’agrégation : les colonies fondées par des colonies dans le monde grec ancien.
Ces actes, dédiés à la mémoire de Giuseppe Nenci, à l’occasion du dixième anniversaire de sa disparition, s’ouvrent avec une préface d’Emanuele Greco, qui fait un état de la question sur les études actuelles concernant la colonisation grecque archaïque ; il insiste, en particulier, sur les dangers qui menacent les recherches récentes, voulant renfermer les phénomènes de l’Antiquité dans des schémas souvent trop rigides pour des réalités qui doivent être nuancées et considérées cas par cas.
Par exemple, selon ce savant, l’attitude qu’adoptent certains historiens et archéologues en sous-estimant la tradition qui touche à la colonisation, quand ils ne la nient pas complètement (R. Osborne), ne procède pas vraiment de la tendance à lire les événements du passé au travers des événements du présent : certains savants (F. Walbanck), en effet, mettent la recherche obsessionnelle, à partir des années 1990, de l’identité ethnique des Grecs dans le monde colonial, en relation avec la recherche d’identité dans le monde actuel, après la chute du mur de Berlin ou la destruction de l’empire soviétique. Selon E. Greco, en revanche, la remise en discussion de la tradition est naturellement liée à l’étude des processus identitaires ; mais cela ne devrait jamais faire perdre de vue les concepts de gradualité (I. Malkin) ou d’intégration progressive (Fr. de Polignac) d’un tel phénomène dans le monde méditerranéen archaïque.
E. Greco insiste aussi sur les risques d’erreur qui menacent les historiens et les archéologues séduits par des positions trop générales, voire extrémistes, quand ils traitent de l’urbanisme de ces colonies archaïques. Il met alors en garde contre la tentation de nier l’existence de la cité sur la base de l’idée qu’on se fait de l’urbanisme, à partir de Pausanias : la cité peut en effet s’exprimer selon une très large variété de formes. Pour cette raison, il faut étudier les fondations grecques cas par cas, sans généraliser, si l’on veut comprendre l’importance de chacune des cités, de chacune des colonies ; et il conclut qu’au VIII e s. Pithécusses est une cité, Mégara Hyblaea est une cité, mais chacune à un degré différent qu’il convient de replacer dans le développement du concept dans des contextes historiques précis.
La même réflexion vaut pour les relations entre les Grecs et les indigènes (la définition est de E. Greco). Selon ce grand spécialiste, il faut cesser de réduire ces rapports à un modèle unique et ne voir dans l’extrême diversité des situations constatées sur le terrain que deux cas de figure : soit, il y a quelques années, la disparition totale des indigènes au moment de l’arrivée des Grecs (comme cela avait été théorisé, selon lui, par J. de La Génière), soit, ainsi qu’on le pense aujourd’hui en général, une manière d’existence où Grecs et autochtones seraient associés.
La véhémence avec laquelle E. Greco s’exprime, qui atteint ici ou là le ton de la polémique ouverte se comprend par l’intérêt tout particulier que ce savant porte à des questions qui lui tiennent à coeur : sa formation d’historien et son expérience directe du terrain lui permettent de s’élever bien au-dessus de certaines interprétations qui ne bénéficient probablement pas de la largeur de vue qui est la sienne.
Après cette préface, c’est Mario Lombardo qui propose une introduction, définissant les axes autour desquels le programme s’est organisé, précisant les intentions et annonçant les finalités de la recherche entreprise.
Ce projet, déclare-t-il, est né du constat de l’importance quantitative et de l’extension chronologique de ce phénomène, auquel les experts de la colonisation grecque n’ont jamais consacré une attention précise et spécifique. Cependant, les colonies de colonies sont plus nombreuses que les colonies fondées directement par des métropoles grecques et se distribuent sur tous les siècles de l’histoire grecque ancienne, du VIIIe au IIIe s. av. J.-C. Évidemment, le projet en question ne s’occupe pas d’étudier les fondations dans les grands royaumes hellénistiques.
Offrant une grande diversité de formes, ces fondations sont aussi caractérisées par des organisations variées ; elles peuvent être, dit-il, des colonies de peuplement, ou des colonies emporiques (ce sont ses expressions, citées entre guillemets), de grandes colonies ou des colonies modestes (c’est la traduction de ses expressions). Elles sont liées à l’initiative soit d’une cité, soit de plusieurs groupes ethniques ; et la participation de plusieurs groupes ethniques explique, selon lui, la présence de plusieurs oikistes, en arguant du fait que dans les colonies fondées par une cité, il n’y a jamais dans les sources la mention d’un oikiste précis.
Il souligne, enfin, les différents niveaux de dépendance, lié à la distance géographique, ou au rôle de ces fondations par rapport à leurs mères-patries ; cela, à son avis, donnerait lieu à plusieurs catégories de sous-colonies.
Parmi les objectifs d’une telle recherche, il rappelle la nécessité de définir les éléments particuliers qui font de cet ensemble de colonies une catégorie bien précise, ayant des caractéristiques propres, d’une nature telle qu’elle justifie une étude spécifique. L’importance d’organiser la recherche par région (l’Italie du Sud, la Sicile, la Cyrénaïque, etc.) devient dans ce sens primordiale.
Il affirme aussi la nécessité d’une exploration plus large du phénomène et l’élargissement de la réflexion à d’autres thématiques qu’englobe l’histoire du monde grec colonial : le développement et l’organisation de la polis, les modèles et les formes de l’expérience coloniale grecque, les contacts et les interactions avec des groupes culturels différents.
Enfin, M. Lombardo fournit un tableau où il distingue, en se fondant sur la chronologie, trois catégories principales de sous-colonies : une première catégorie serait constituée par les fondations qui sont faites pendant la première génération de la métropole ; c’est le cas de différentes fondations chalcidiennes du VIIIe s., pour lesquelles il conviendrait, à son avis, de se demander si on peut vraiment parler de sous-colonies, ou plutôt de colonies-soeurs, initiatives encore à lier à la volonté de la métropole grecque. Une deuxième catégorie serait représentée par les colonies fondées entre la 3e et la 4e génération qui suivent la fondation de la métropole ; c’est dans cette catégorie que rentreraient les entreprises coloniales les plus importantes. Une troisième catégorie serait constituée par les établissements plus tardifs, dont la naissance est séparée par une grande distance chronologique de celle des métropoles ; le plus souvent, il s’agit d’initiatives liées à la politique menée par des tyrans. Selon ce savant, seules les colonies de la deuxième catégorie peuvent vraiment être considérées comme des initiatives coloniales autonomes, qu’il vaudrait mieux appeler colonies de colonies, tandis que celles des deux autres catégories sont des sous-colonies dans le sens strict du terme. Malgré cette distinction fondamentale, il apparaît qu’il utilise par la suite l’expression sous-colonies pour l’ensemble de toutes ces fondations.
Je saisis toute l’importance de ce programme, et partage totalement l’intérêt qu’y portent ceux qui l’ont organisé. Cependant, dans la réflexion générale de M. Lombardo, très intéressante pour beaucoup de raisons, certaines analyses pourraient, à mon sens, être conduites d’une manière un peu différente. Tout d’abord, il faut revoir le problème de la terminologie. Si ce savant fait une rapide allusion à la nécessité de considérer comme des colonies de colonies, seulement celles de la deuxième catégorie de son schéma, qui naissent d’initiatives coloniales autonomes de la part de la colonie fondatrice, et qui donnent lieu à des cités indépendantes, et de définir comme sous-colonies les autres fondations, celles qu’il appelle colonies-soeurs et les fondations tardives, c’est cette dernière expression qui est généralement utilisée dans sa contribution et dans le reste de l’ouvrage, par tous les spécialistes (sauf quelques-uns, comme A. Avram). Or, le terme sous-colonie laisse penser à un rapport de soumission et de subordination de ces fondations successives, alors qu’elles sont très souvent complètement indépendantes ; il n’est pas rare qu’elles se montrent même plus importantes que les apoikiai, leurs métropoles. Cette expression, enfin, ne rend pas compte de la complexité des événements que marquent ces fondations de fondations, ni des causes pour lesquelles une apoikia décide de se faire métropole, ni des stratégies adoptées, ni des rapports qui s’établissent par la suite dans un certain espace.
Dans sa préface, E. Greco dit qu’il n’aime pas l’expression sous-colonies, même si, quelquefois, il ne peut pas s’empêcher de l’utiliser ; mais il essaie d’utiliser surtout la formule colonies de colonies, qui me semble plus pertinente. À ce propos, on ne peut que regretter l’absence, dans les Actes, de la contribution de P. Vannicelli qui était justement consacrée à la terminologie des expériences coloniales grecques, et qui aurait peut-être expliqué pourquoi les spécialistes travaillant à ce projet ont fait le choix d’utiliser d’une manière généralisée l’expression sous-colonies.
Ensuite, quand M. Lombardo attire l’attention sur l’absence des noms d’oikistes pour les sous-colonies fondées par les métropoles, in proprio, et la présence de plusieurs oikistes pour celles où plusieurs groupes ethniques sont présents, j’imputerais pour ma part l’absence de ces noms plutôt aux lacunes de la tradition (Thucydide et Strabon ne considèrent pas comme nécessaire de donner chaque fois les noms des oikistes, qu’eux-mêmes ne connaissaient peut-être pas toujours), et je n’oublierais pas que la présence de plusieurs oikistes est à mettre en relation avec l’ancienne coutume, dont parle Thucydide (I, 24, 2), selon laquelle la colonie qui organisait à son tour une expédition coloniale faisait venir, à côté de son oikiste, un oikiste de la métropole : les différents oikistes représentent donc aussi leurs métropoles et sont l’expression de ce lien, culturel et cultuel, que la colonie garde toujours avec sa mère-patrie.
J’avancerais aussi quelque réserve quant à la théorie selon laquelle ce seraient seulement les colonies fondées entre la 3e et la 4e génération après la fondation de la colonie-mère qu’il faudrait considérer comme des vraies fondations coloniales, nées d’un projet précis de la métropole : je crois en effet difficile de refuser le caractère de vraie fondation coloniale à des établissements fondés très tôt après la fondation de la colonie qui se constituera métropole, Zancle, par exemple, pour laquelle Thucydide transmet les noms des oikistes, l’un de Cumes, Périérès, et l’autre de Chalcis, Cratéménès (Thuc. VI, 4, 5-6), et qui a donné lieu, quelques années seulement après la fondation de Cumes, à une vraie organisation concertée entre cette dernière et sa métropole en Grèce. De la même manière, j’estime impossible de nier la nature d’une véritable entreprise coloniale à la fondation de Catane et Léontinoi, même si pour ces colonies on enregistre un cas unique, celui de colonies fondées par le même oikiste qui avait auparavant fondé Naxos. Mais Catane choisit un autre oikiste, ce qui montre bien que cette fondation se sent bien distincte de Naxos.
Évidemment, même dans ce cas, je crois qu’il faut se garder des généralisations, qu’E. Greco invite à éviter dans sa préface: les différents contextes et les différentes situations expliquent ces fondations qui restent des fondations de fondations, avec toutes les particularités de l’entreprise de fondation, de leurs fonctions et de leur fonctionnement dans ce système.
En avançant dans le volume de ces Actes, la contribution de G. Boffa annonce un des aboutissements qui me semblent les plus intéressants au sein d’un tel programme : la création d’une base de données Ktisis qui, comme l’explique l’auteur, est constituée de plusieurs sections, qui devraient rendre disponibles pour tous les spécialistes et non-spécialistes, les informations relatives à toutes les colonies de colonies étudiées. Il y a donc une section « sous-colonies », qui est à son tour organisée en plusieurs sous-parties : « préface », où sont donnés les noms des métropoles, les dates de fondation et les informations relatives à l’expédition de départ ; « comparanda », avec tous les éléments qui permettent de comprendre les différences et les similitudes entre les colonies et leurs métropoles : « événements historiques et relationnels ».
Les autres sections sont consacrées aux différentes catégories de sources : « sources littéraires », « sources épigraphiques », « sources numismatiques », « sources archéologiques » ; deux parties complètent ce plan : « bibliographie » et « cartographie ».
La création de cette base de données m’apparaît d’un intérêt capital pour ceux qui, comme moi, s’occupent de ce sujet. Il faut donc regretter qu’elle soit pour l’heure complètement inaccessible. Un tel état de fait doit-il être imputé à un manque d’expérience dans la manipulation des moyens informatiques ? Toujours est-il que, malgré plusieurs tentatives, faites en particulier avec plus aguerris que moi dans le maniement des ordinateurs, la base de données reste muette. Il est donc actuellement impossible de consulter ces sections, qui s’annoncent pourtant comme des outils de travail fort précieux.
Suivent, dans l’ouvrage, les contributions qui concernent les différentes régions, selon un ordre géographique, qui n’est pas toujours très net : la Sicile, la Cyrénaïque, l’Italie du Sud, l’Adriatique, la Gaule du Sud, la mer Noire, avec des articles dont la grande qualité et l’utilité mériteraient un plus long commentaire. Je me borne ici à rappeler les noms des spécialistes et les sujets qu’ils traitent : M. Moggi présente les colonies de Thouklès (Naxos, Léontinoi et Catane, en Sicile) ; G. Cordiano et C. Isola étudient le cas de Métauros (Italie du Sud), sous-colonie de Locres, après avoir été un emporion de Zancle ; M.E. De Luna revient sur le problème particulier du conflit opposant Syracuse à sa colonie Camarine ; M. Giangiulio expose la situation des colonies grecques en Libye ; F. Frisone aborde le sujet des stratégies territoriales, en analysant des cas de sous-colonies de la Grande-Grèce ; F. Aversa explore d’autres cas pour l’Italie du Sud, mais en approfondissant le problème de la citoyenneté entre colonies et sous-colonies ; M. Lombardo se penche sur les modèles et les dynamiques coloniales dans l’aire ionienne-adriatique ; S.A. Coccioli observe le cas d’Épidamne ; H. Tréziny décrit le paysage urbain des colonies, en analysant les cas de Mégara Hyblaea et Sélinonte, de Syracuse et Camarine ; A. Mele se concentre sur le cas de Neapolis, entre sous-colonie et epoikia ; M. Bats commente la situation de Massalia, et deux grands spécialistes de la mer Noire présentent deux cas particuliers de colonisation secondaire dans cette région : A. Avram parle des colonies d’Héraclée du Pont et G.R. Tsetskhladze des colonies milésiennes de Sinope et Panticapée.
Le volume se clôt par quelques pages dont deux reproduisent les discussions et interventions, tandis que les autres sont consacrées aux débats d’une table ronde portant sur le thème : « colonie de colonie dans le monde grec : physiologie et/ou projet ». Deux interventions, dont le lien avec le thème de la table ronde n’est pas toujours évident, y ont été faites, l’une par A.J. Dominguez Monedero sur les sous-colonies et la création de nouveaux paysages politiques dans le milieu colonial, l’autre par A.-M. Prestianni Giallombardo sur Zancle et les colonies de Zancle.
Si les contributions de chacun des spécialistes présentent le très vif intérêt de faire le point sur les connaissances acquises jusqu’à aujourd’hui sur ces fondations, et de les analyser suivant un point de vue nouveau et précis, on aurait souhaité une réflexion conclusive générale.
Une méditation plus étendue et plus approfondie sur le phénomène de la fondation, par des colonies, de colonies permettrait, en effet, de renouveler la conception du phénomène colonial en lui-même, où des notions comme la distinction entre centre et périphérie ou la direction exclusive métropole/colonie perdent de leur signification.
La publication d’un deuxième colloque, également tenu à Lecce en 2009, comblera peut-être ces attentes.
Michela Costanzi