La préface d’Alain Chauvot (Professeur émérite d’Histoire romaine à l’Université de Strasbourg) et celle de quatre de ses anciens doctorants, Audrey Becker (Université de Lorraine), Christel Freu (Université de Laval/Québec), Olivier Huck (Université de Strasbourg), Hervé Huntzinger (Université de Lorraine), indiquent les circonstances d’élaboration de l’ouvrage. Ces derniers ont réuni vingt-un travaux publiés entre 1984 et 2016, sélectionnés par leur ancien directeur de thèse qui y ajoute parfois une note complémentaire, plus deux inédits. La période concernée est l’Antiquité tardive, fin IIIe s.-début VIe s. après J.-C., avec comme source principale mais non unique les Histoires d’Ammien Marcellin ; pour la cohérence de l’ensemble, un thème a été choisi, énoncé dans le titre : Les « barbares » des Romains. Alain Chauvot insiste sur l’ambiguïté du terme « barbare », qui justifie l’emploi des guillemets, et sur le lien entre les deux approches structurant l’ouvrage, Représentations et Confrontations, qui peut être source de recoupements. Chaque partie du recueil est divisée en trois sections thématiques comportant de deux à six contributions, indépendamment de la chronologie de leur rédaction. La première partie, « Représentations » (p. 11-194), se décline en « Usages et normes », « Corps et visages » et « Portraits d’ennemis » ; la seconde, « Confrontations » (p. 195-435) en « Immigration », « Guerre et paix » et « Christianisation ». Sans qu’il soit utile de reprendre le détail de chaque article (dont nous indiquons la date de première publication à la suite de sa pagination) puisqu’ils sont connus, nous soulignerons l’intérêt de les regrouper dans un volume.
La perspective linguistique complète avec efficacité l’approche historique d’Alain Chauvot, et ce dès la première contribution : « Visions romaines des barbares » (p. 13-28, 2008) propose une synthèse de la vision romanocentriste des barbares, à travers l’emploi de l’adjectif barbarus, repoussoir de l’identité romaine, avec des degrés variables selon qu’on a affaire à « une romanité fermée » ou à « une romanité ouverte ». L’analyse sémantique se poursuit dans « Images positives, images négatives des barbares dans les sources latines à la fin du Ve siècle et au début du VIe siècle après J.-C. » (p. 29-39, 1997) : la rupture causée par la fin de l’Empire d’Occident fait du barbarus désormais aussi un protecteur de la romanité, et le sens juridique du mot, « concept transethnique », est neutre. Dans « Remarques sur l’emploi de semibarbarus » (p. 41-57, 1995 – date omise dans la note –), Alain Chauvot examine les onze occurrences du terme pour conclure que les emplois, péjoratifs, révèlent une « frontière-barrière » entre romanité et barbarie. De même, c’est à partir des termes latins associés au fleuve que « Le Rhin et l’Empire : métamorphoses d’un fleuve » (p. 59-87, conférence de 2013 inédite), propose un point de vue géopolitique : au cœur des oppositions entre l’imperium Romanum et les barbares, le Rhin, avec son identité oscillant, du Ier au Ve siècle, « entre romanité victorieuse et barbarie vaincue », est à la fois réalité géographique et métaphore littéraire. « Parthes et Perses dans les sources au IVe siècle » (p. 157-166, 1992), inclus dans « Portraits d’ennemis », confirme l’approche linguistique : partant de la confusion constatée dans les textes entre les ethniques Parthus et Persis, l’auteur dégage des nuances dans les emplois selon les domaines d’application et l’époque considérée. Nous retrouvons la préoccupation sémantique, cette fois-ci sur des mots français, quand Alain Chauvot, dans « Barbarisation, acculturation et “démocratisation de la culture” dans l’Antiquité tardive » (p. 197-226, 2001), fait un point critique sur plusieurs notions problématiques utilisées par les chercheurs, acculturation, intégration, assimilation, romanisation ou barbarisation, pour clarifier leur sens au IVe siècle à propos des comportements, des institutions ou de l’espace, en veillant à distinguer les faits des discours et représentations.
Les sujets des sections sont variés : par exemple, l’aspect physique des barbares décrits dans les textes par rapport aux sources iconographiques, dans « Mouvements et corps barbares d’après les sources latines » (p. 119-136, 2007) et « Les barbares ont-ils un visage ? » (p. 137-156, 2009). Les groupes de barbares étudiés sont un autre critère de rapprochement : « Ammien Marcellin et les Goths » (p. 167-178, 2003) « Figure du cercle et représentation des Goths chez Ammien Marcellin » (p. 179-194, 2010), envisagent la manière dont cet historien considère les Goths entrés dans l’Empire en 376-377 : présentés, dans le livre XXXI, lors de la révolte de 394-395, comme destructeurs du monde romain, ou menace dans l’espace thrace, la figure du cercle parfait constitué par leurs chariots étant devenue marqueur de barbarie par sa mobilité. Le cas de deux Goths ariens sera aussi examiné dans la section « Christianisation » : « L’arianisme de Fritigern, religion de l’empereur ou religion des Tervinges ? » (p. 401-415, 2014) et « Ulfila dans l’œuvrer de Philostorge » (p. 417-435, 2011). Les barbares impériaux font l’objet de deux contributions consécutives : « Origine sociale et carrière des barbares impériaux au IVe siècle après J.- C. » (p. 227-240, 1992), en donne une vue d’ensemble, à travers une variété de figures de la Tétrarchie au Ve siècle, alors que « Représentations du Barbaricum chez les barbares au service de l’Empire au IVe siècle » (p. 241-258, 1984) se limite au IVe siècle et aux Germains. Puis l’auteur s’intéresse aux Lètes : « Les Lètes et leur devenir : de la citoyenneté à la citoyenneté (fin du IIIe– milieu Ve siècle) » (p. 259-280, 2013) et « Julien, Ammien et les Lètes. À propos d’Ammien, XX, 8, 13 » (p. 281-299, 2016) : une fois rappelée la difficulté de définir leur identité, Alain Chauvot revient sur la question de leur citoyenneté, en soulignant l’évolution de leur statut, ainsi que la complexité de la question, à partir de l’étude détaillée d’un passage d’Ammien. Ailleurs le rapprochement repose sur des sources communes. Dans « Approche juridique de la notion de barbare » (p. 89-102, 2008) et « Désigner un ennemi : la notion d’hostis dans le Code Théodosien et les Interpretationes » (p. 103-117, 2008), l’auteur analyse les mêmes textes, le Bréviaire d’Alaric (506) et les interpretationes de certaines lois reprises au Code Théodosien : présence ou disparition de barbarus, variations de ses significations par rapport à gentilis ou à hostis, polysémie en diachronie et selon les contextes. Cette section aurait pu inclure « La situation juridique des barbares dans l’Empire tardif et la question des unions mixtes » (p. 301-325) de la deuxième partie, un inédit où l’auteur fait la synthèse de ses propres positions sur le sens de barbarus et de gentilis dans l’interprétation de la loi III, 14, 1, du Code Théodosien (370 ou 373), avec l’exemple des unions mixtes. De même dans « Guerre et paix », deux contributions s’appuient sur Ammien : « Legatio, clientèle et munera. À propos d’Ammien Marcellin XXVI, 4, 7 » (p. 327-348, 2012), nouvelle étude approfondie d’un passage relatant une ambassade alamane, et « L’emploi de la cavalerie romaine d’après les Res Gestae d’Ammien Marcellin » (p. 377-400, 2009) ; Alain Chauvot y fait ressortir la dimension politique plus que technique des récits de l’historien antique. Notons que dans deux articles de la même section, les barbares sont présents moins directement : « Guerre et diffusion des nouvelles au Bas-Empire » (p. 349-363, 1998), et « Défaites militaires et problèmes internes dans les Panégyriques d’époque tardive » (p. 365-376, 2002), qui s’intéressent à ceux qui propagent vraies ou fausses nouvelles en temps de guerre chacun selon ses intérêts, avec le cas délicat du traitement du malum dans des éloges.
Avec les résumés (parfois un peu longs), une bibliographie conséquente (p. 471-509) et trois indices complètent l’ouvrage, par ailleurs de très bonne facture, comptant six illustrations en couleurs. L’écueil des redites est surmonté : le lecteur est, au contraire, sensible aux échos entre les deux parties dont la séparation ne se veut pas étanche, révélateurs de la démarche intellectuelle en jeu. L’objectif affiché par l’auteur que ce recueil soit « un outil aidant à la connaissance de ces temps de métamorphoses et une contribution à une histoire de l’altérité » (p. 8) – objectif on ne peut plus lié à notre actualité – est largement atteint et même dépassé. Ce volume, en regroupant trente ans de réflexion sur les « barbares», offre un exemple de la rigueur et de l’honnêteté qui doivent guider tout travail de recherche : précision et nuances dans les termes ou concepts utilisés, finesse des analyses, prudence dans l’énoncé des hypothèses, recours aux textes toujours contextualisés et référencés précisément (même si parfois le texte latin serait bienvenu), sans exclure la préoccupation pédagogique par la clarté du propos, dont les tenants et aboutissants sont explicités. Jouant sur le sens du tire de la deuxième partie, « Confrontations », nous pouvons dire qu’un autre intérêt du recueil, et non des moindres, est de rendre manifeste la manière dont Alain Chauvot confronte les positions des autres chercheurs entre elles et se confronte à elles. Cette publication lui a fourni une nouvelle occasion de réexaminer ses propres interprétations : elle permet au lecteur de voir à l’œuvre une pensée sans cesse en mouvement, loin de tout dogmatisme – et de partager le plaisir évident de l’auteur, quand il s’autorise, l’espace des quelques pages du post-scriptum conclusif, à imaginer dans une ultime « confrontation » un autre cours aux métamorphoses de l’histoire romano-barbare…
Emilia Ndiaye, Université d’Orléans
Publié en ligne le 5 février 2018