Le projet original de cette étude est, avec un titre qui peut renvoyer d’emblée pour le lecteur aux Dix modes dits « d’Énésidème », de réunir l’ensemble du système des tropes ou modes sceptiques tels qu’ils sont exposés par Sextus dans le livre I des Esquisses Pyrrhoniennes (HP), en consacrant, après les questions préliminaires historico-théoriques, un chapitre à chaque série et en montrant l’articulation : les Dix modes attribués aux « plus anciens sceptiques » en HP I 36 et à Énésidème en AM (= Adversus mathematicos) VII 345 (p. 79-128), les Huit dits de la causalité attribués à Énésidème en HP I 180 (p. 129-168), les Cinq dits « d’Agrippa » à partir du témoignage de Diogène Laërce et attribués en HP I 164 aux « sceptiques plus récents » (p. 169-223), et les Deux tropes de la suspension du jugement présentés par Sextus assez succinctement en HP I 178 sans auteur et moins étudiés jusqu’ici (p. 225-241), mais dont J. Barnes a montré dès 1990 qu’ils sont une version ramassée des Cinq modes. Les différences entre l’exposé des Dix chez Sextus et dans les autres sources, Diogène Laërce, Philon d’Alexandrie et Aristoclès sont présentées avec un utile tableau synoptique pour la numération des modes (p. 82).
Deux ouvrages importants ont été publiés sur les modes au siècle dernier, qui ont fait jusqu’ici autorité, l’un, publié par J. Annas et J. Barnes, portant sur les Dix modes, l’autre, par J. Barnes, sur les Cinq ; l’ouvrage de M. Catapano est la première monographie complète dédiée à l’exégèse de l’ensemble des tropes, alors que bon nombre de contributions ont traité jusqu’ici des Dix et des Cinq modes. Ainsi, R. Bett revient en 2019 sur ces deux ensembles dans un chapitre inédit[1].
La thèse est que le matériel dispersé dans le texte de Sextus (présenté ici dans un ordre différent, les Huit modes passant de la quatrième place à la deuxième) pourrait être recomposé dans une stratégie d’ensemble qui se constituerait pour faire pièce aux arguments de philosophes dogmatiques. On sait que Sextus utilise dans l’exposé des Dix les Cinq dits d’Agrippa et qu’il réduit les Cinq aux Deux à la suite de leur exposé. L’objectif des Dix tropes est de ruiner les inférences qui tentent de passer du plan des phénomènes à celui de la réalité ontologique externe. La prémisse fondamentale de ces modes est le réalisme selon lequel les objets de la connaissance humaine ont une existence autonome par rapport aux phénomènes. Pour chacun des modes l’A. s’astreint à formaliser la variation des apparences qui engendre l’antithesis. Pour lui, les tropes sont avant tout des arguments dialectiques : ils mettent en lumière les apories des adversaires dogmatiques qui prétendent déterminer soit catégoriquement la vraie nature de la réalité (les Dix, les Huit et les Cinq), soit le « critère de la vérité » (les Deux), le principe premier qui fonde la théorie de la connaissance dans les philosophies hellénistiques ou post-hellénistiques (p. 14). L’analyse de l’ensemble des tropes permet de synthétiser les critiques épistémologiques des opinions dogmatiques.
Le chapitre sur les Huit modes de la causalité expose les rapports dans la pensée antique entre cause physico-ontologique et explication et montre les liens complexes entre les approches de la cause chez les dogmatiques, les sceptiques et les sectes médicales. En effet Sextus semble prendre ses distances avec les arguments anti-causalité, placés après les trois autres séries, du fait que l’universalité reconnue des Cinq modes englobe les Huit et que ces derniers sont des schèmes argumentatifs qui ne sont pas propres aux sceptiques. La conception de la cause prise en compte dans les Huit tropes n’a pas une signification ontologique, elle vaut seulement dans le sens d’une explication causale de ce qui détermine un effet particulier évident (p. 168). Les Huit tropes se concentrent donc sur la justification de théories causales qui tentent d’atteindre ce qui est non évident à partir des effets évidents des réalités non observables. En ce sens il est montré qu’alors que pour les Dix modes la diaphônia concerne les phénomènes dans un rapport d’isosthénie face à un même objet, pour les deux premiers modes des Huit (les six autres ayant une portée théorique plus limité), la discordance se réfère aux objets ou aux processus non observables qui prétendent expliquer l’expérience manifeste (p. 149-152).
L’ensemble des Cinq modes (qui peuvent être répartis en deux d’un côté, le désaccord (diaphônia) et le relatif (pros ti) renvoyant aux Dix modes initiaux et le trilemme d’Agrippa : la régression à l’infini, l’hypothétique et le diallèle) et des Deux modes (tout ce qu’on saisit semble l’être soit par lui-même soit par autre chose HP I 17 8) apparaît dans toutes les études comme plus élaborés que les Dix modes.
L’A. conclut à la complémentarité entre les Dix, les Cinq et les Huit en se référant à l’hypothèse de N. Powers[2] ; à l’encontre du dogmatique qui tente de justifier contre les arguments des Dix modes que tel phainomenon représente fidèlement un objet externe en vertu d’une explication causale et prétend résoudre la diaphônia à travers la ‘storia’ causale qui remonte de l’objet au phénomène, le sceptique peut mobiliser le trilemme d’Agrippa pour réclamer une justification des principes de causalité du dogmatique ou bien montrer avec les Huit modes que l’explication causale est problématique (p. 152).
Une des originalités de cette étude est d’avoir souligné le caractère thérapeutique de la critique sceptique aux différentes formes de dogmatisme. Le lien entre les dispositions du Quatrième trope, sur les circonstances, et les diatheseis de la médecine est clairement montré à partir de Galien (p. 97) et le chapitre sur les rapports entre critique épistémologique de la cause et médecine est particulièrement bien documenté. L’A. considère la nature du scepticisme comme « mimétique » (de même que le médecin use de médicaments en relation de puissance avec la gravité de la maladie, de même le sceptique use d’arguments faibles ou forts en fonction des degrés de présomption du dogmatique, comme le dit la dernière page des HP) et « parasitaire » puisqu’il se fonde toujours sur le point de vue de l’interlocuteur/patient dogmatique ; ainsi, ce qui constitue le « moteur théorique » des tropes (p. 244) est-il pour ainsi dire « externe » puisqu’il ne dérive pas de théorisations épistémologiques des sceptiques mais des critères épistémologiques des dogmatiques qui fournissent des armes aux sceptiques. Il rappelle aussi que les tropes participent de la dimension « urbaine » du scepticisme par leur caractère antiphilosophique en s’attaquant aux dogmata comme thèses philosophiques et non aux opinions de la vie ordinaire. Les modes n’ont pas pour finalité de démontrer que la connaissance n’existe pas mais seulement de mettre en évidence les problèmes que fait naître la tentative de démontrer la vraie nature de la réalité ou la vérité d’une doctrine philosophique et à ce titre leur stratégie relève aussi de la critique du métadogmatisme négatif.
En conclusion, l’A. résume sa lecture de la version sextienne du trope de la régression à l’infini[3] portant sur la priorité épistémique en HP I 166 de ce qui justifie en rapport avec ce qui est justifié en relation avec les analyses d’Aristote sur le problème de la régression et du diallèle dans les Premiers analytiques (p. 198-203). Il reconnait que sa vision unitaire de l’attaque exprimée dans les modes ne peut masquer les écarts manifestes entre les ensembles et qu’une césure conceptuelle sépare d’un côté les Dix et les Huit et de l’autre les Cinq et les Deux, même si Sextus semble avoir voulu valoriser les Huit modes comme une sorte d’appendice relativement étranger au reste. Alors que la ligne argumentative dessinée par cet ouvrage « ne se trouve pas dans les textes sextiens » (p. 247), l’A. récapitule la « stratigraphie théorique » des quatre séries : il réaffirme le point de contact entre les Dix et les Huit ; pour s’opposer au dogmatique qui tente de résoudre le conflit des apparences avec l’aide d’une théorie causale, le sceptique avec l’instrument des Huit modes laisse le dogmatique dans un état d’aporie sur la vraie nature de ce qui se trouve au-delà des phénomènes ; quant au deuxième ensemble, les Deux modes sont une reformulation méta-épistémologique du trilemme d’Agrippa; leur critique ne concerne pas les assertions sur la vraie nature de la réalité externe, mais le « critère de la vérité » conduisant à l’aporie les tentatives de justification des théories de la connaissance fondationalistes des dogmatiques.
Le pari ambitieux de ce livre de donner une lecture unifiée des quatre ensembles de modes présentés séparément en HP I semble gagné dans la mesure où les démonstrations extrêmement claires et appuyées sur les textes de Sextus et d’Aristote sont convaincantes. Il n’en reste pas moins qu’alors que les aspects historiques de l’étude du scepticisme ancien sont parfaitement connus de l’A., la stratification théorique semble parfois oublier la stratification historique en particulier en n’interrogeant pas suffisamment les rapports entre Sextus et Énésidème. En insistant à nouveau sur les différences entre les scepticismes successifs, R. Bett propose de considérer que Sextus n’est pas « à l’aise » avec les Modes que ce soit les Dix dans l’exposé desquels il fait un usage répété mais toujours partiel ou même individuel des Cinq, ou aussi bien les Huit, parce qu’ils représentent un « reliquat » de la période antérieure du pyrrhonisme, en particulier dans la conception d’apparence dogmatique de la nature des choses et qu’ils ressemblent à des arguments dont on doit endosser les conclusions plutôt qu’à des exercices toujours renouvelés de la dunamis sceptique[4].
Brigitte Pérez-Jean, EA4424 CRISES, Université Paul-Valéry Montpellier
Publié en ligne le 15 juillet 2021
[1] How to be a Pyrrhonist, The Practice and Significance of Pyrrhonian Skepticism, Cambridge 2009, p. 106-129.
[2] « The System of the Sceptical Modes in Sextus Empiricus », Apeiron 43, 2010, p. 157-72.
[3] Cf. son article de 2017: « The Argument from the Infinite Regress of Reasons in Sextus Empiricus », Antiquorum Philosophia 11, 2017, p. 115-127.
[4] How to be a Pyrrhonist…, p. 124 et 129.