Dans le champ de l’histoire sociale de Rome, l’un des débats actuellement les plus vifs concerne la pérennité des familles de l’aristocratie, aussi bien à propos du constat (usure rapide ou stabilité) que des causes (stratégies délibérées ou hasard heureux). L’un des moyens de répondre à la question est évidemment d’accumuler les monographies familiales, dont l’étude fine permettra d’établir des généralisations pertinentes. Après les ouvrages de référence sur les Acilii Glabriones (M. Dondin-Payre) ou les Calpurnii Pisones (I. Hofmann-Löbl), J. Carlsen, professeur d’histoire ancienne à l’Université du Danemark du Sud, s’est consacré à l’histoire des Domitii Ahenobarbi. De fait, le cas semble particulièrement bien choisi puisque cette famille réussit à conserver le consulat sans interruption sur huit générations et sut franchir sans encombre la difficile transition de la République à l’Empire.
La prosopographie constitue la base indispensable de ce genre d’études et J. Carlsen consacre tout logiquement son premier chapitre à sa présentation (« Persons »), qui occupe la moitié des pages de l’ouvrage. Son analyse s’avère relativement simple dans la mesure où l’arbre généalogique de cette famille offre un aspect linéaire, sans ramification notable. Le personnage le plus documenté, sinon le plus doué, s’avère sans conteste le consul de 54 av. J.-C., L. Domitius Ahenobarbus, qui fut l’un des adversaires les plus coriaces de César. Sur une seule génération, les Domitii réussirent à placer deux frères au consulat (en 96 et 94 av. J.‑C.) mais cette concentration des efforts sur un seul membre de la famille est peut-être l’un des secrets de leur durée.
La synthèse de ce corpus donne lieu aux quatre chapitres suivants. En dépit de la maigreur des données, l’analyse de leur fortune (« Property ») permet à J. Casper de faire des mises au point éclairantes. L. D Domitius Ahenobarbus est resté célèbre pour avoir promis quarante jugères à chacun de ses soldats stationnés à Corfinium lors de la guerre contre César mais rien ne prouve que ses domaines se trouvaient dans cette région ni que les troupes en question était levées parmi ses tenanciers. Les seules sources incontestables en ce domaine font connaître des propriétés familiales dans la région de Cosa. Dans l’étude de leurs stratégies politiques (« Political Practice »), l’auteur manifeste la même prudence. En contradiction avec les conceptions de F. Münzer, il montre bien que les collègues des Domitii Ahenobarbi au consulat n’étaient en rien des alliés politiques durables et qu’il est difficile de les relier aux grands groupes politico-familiaux de l’époque, Scipions ou Metelli.
La religion faisait partie intégrante des stratégies des politiciens romains et le troisième chapitre de synthèse (« Religion ») le confirme à nouveau. L. Domitius Ahenobarbus, consul en 96 av. J.-C., est resté dans l’histoire pour avoir fait voter la loi sur l’élection des prêtres par les comices (104) et la famille semble avoir concentré ses efforts sur la conquête du pontificat. Elle fut aussi à l’origine de plusieurs constructions de temples, dont le plus marquant fut celui de Neptune sur le Champ de Mars, dont l’emplacement précis est, hélas, débattu (curieusement, elle ne valorisa pas les Dioscures, que la légende associe pourtant à la naissance de son surnom). Les autres instruments de puissance sociale – mariages et patronats – sont traités dans le dernier chapitre (« Social life »). Très mal connues, les unions des Domitii jouèrent cependant un rôle capital dans leur survie puisque le mariage de L. D Domitius Ahenobarbus, consul en 16 av. J.-C., avec une nièce d’Auguste, procura à la famille une place de choix dans le régime impérial.
Au final, comment caractériser cette famille dans le spectre des grandes gentes de la nobilitas républicaine ? J. Carlsen ne creuse pas assez cette piste – c’est le seul reproche qu’on pourrait lui faire – mais fournit de nombreux éléments de réflexion. On ne peut la ranger dans le même groupe que les Acilii Glabriones, dont la discrétion aurait expliqué la survie selon M. D Dondin-Payre. Au contraire, plusieurs de ses membres assurèrent avec hargne des rôles de premier plan, comme l’auteur de la loi sur les prêtrises ou l’ennemi de César. Mais elle n’eut jamais l’influence politique des Scipions ou des Metelli et ne s’illustra pas par de grandes victoires, à part Cn. Domitius Ahenobarbus, consul en 122 av. J.‑C., vainqueur des Allobroges. L’explication tient sans doute en partie dans la farouche indépendance de sa stratégie politique, si l’on excepte le consul de 54, qui collabora étroitement avec son beau‑frère Caton dans la lutte contre César. Handicap à certains moments, cette indépendance fut peut-être aussi l’atout qui leur permit de traverser tant de vicissitudes si longtemps.
Christophe Badel