L’ouvrage de C. Bertau-Courbières (ci-après l’A.) traite des émotions dites « positives », dont la joie et le plaisir sont les représentants les plus immédiats, dans une étude à la fois diachronique et thématique, qui va de l’épopée aux premiers philosophes et historiens. Cet objet d’étude apparaît doublement singulier. D’une part, si les analyses sur les émotions dans le corpus archaïque et classique ont connu une véritable expansion comme l’A. en rend compte dans son introduction et sa bibliographie complète, les émotions « positives » ont beaucoup moins attiré l’attention que les paragons des passions antiques comme la colère, la honte, la pitié, l’envie jalouse ou la peur. Une telle focalisation sur ces « déficiences » induit nécessairement un traitement partiel des relations des « émotions » avec ce que la tradition philosophique a nommé « raison » ; un examen des émotions positives, c’est-à-dire celles qu’accompagnent le plaisir, un certain épanouissement du désir et des comportements efficients et favorisant le bien-être (p. 14), s’avère donc prometteur au sens où ces émotions pourraient révéler des schèmes de pensée tout aussi importants pour saisir les modalités d’appréhension du monde (et de l’au-delà) par la communauté humaine. D’autre part, l’étude de ces émotions pose un autre problème, qui est celui de l’examen diachronique de schèmes depuis l’épopée, à partir de laquelle l’A. présente un ensemble de traits constitutifs de ces émotions positives, et qui subissent une série d’inflexions dans l’histoire. Le choix de l’A. est de ce point de vue relativement classique concernant l’immense corpus étudié, allant de l’épopée à l’orée du Ve siècle ; l’étude du corpus est organisé en trois grandes parties : la première concerne l’épopée (p. 21-131), la seconde regroupe l’analyse d’Hésiode et de poèmes sympotiques ainsi que Sappho (p. 135-204), et la dernière (p. 207-273) étudie Pindare, la poésie orphique et pythagoricienne, Hérodote. Ce qui est moins classique est la manière dont l’A. entend tracer des « parcours » à partir de situations d’énonciations particulières : le plaisir poétique, émotions positives et lien social, la thématique des Bienheureux dans l’au-delà. On ne saurait donc trouver dans cet ouvrage une synthèse ou un tableau exhaustif des émotions positives en Grèce archaïque à partir d’une analyse figée de la « joie » ou du « plaisir » préalablement définis par une tradition cognitiviste (à laquelle l’A. se réfère pourtant souvent), mais plutôt des incursions propres à élaborer des notions qui sont indissociables de leur contexte d’énonciation. En ce sens, cet ouvrage couvre un spectre immense, tant du point du point de vue des sources que du point de vue de la subtilité d’appréhension des émotions positives.
Dans la première partie, après un bref rappel des études sur la psychologie homérique, l’A. présente un tableau lexical des émotions positives présentes dans l’épopée (p. 36-41) dont χαίρω et τέρπω représentent les principaux pôles, avec lesquels γηθέω, ἰαίνω, et d’autres termes évoquant la bonne humeur (εὐφραίνω) sont analysés. C’est au second chapitre (p. 61-90) que l’A. avance une thèse importante : la distinction entre un « joie de circonstance », représenté par χαίρω, et un « plaisir d’acte » (τέρπω). Χαίρω renvoie selon l’A. à des réactions face à ce dont on n’a pas la maîtrise (p. 67-71), tandis que τέρπω « renvoie à une expérience affective dont le héros maîtrise la mise en œuvre » (p. 71). Cette distinction est centrale car elle commande une ontologie des objets et occasions d’émotions positives : ce dont on se « réjouit » (χαίρω), ce sont des présages, des offrandes et sacrifices, des événements dirigés par les dieux ; alors que ce à quoi l’on prend plaisir (τέρπω) implique que l’objet de cette joie préexiste et est à la portée de l’agent qui en profite volontairement : un spectacle, un repas, des paroles. Cette hypothèse de lecture, qui abandonne des présupposés dualistes classiques entre le corps et l’esprit (p. 75) sans doute trop hérités de la préséance du corpus orphico-pythagoricien analysé en dernière partie, et centre l’analyse sur les modalités d’être et d’agir de l’agent constitue ainsi une grille interprétative féconde pour décrire ce qui constitue l’émotion : le rapport au temps (p. 64-65), mais aussi à l’espace (p. 85-90), la relation asymétriques aux dieux (p. 77-82), la puissance d’agir et de pâtir de l’agent dans un collectif (notamment à travers le plaisir pris à l’expérience poétique). À cette ontologie des émotions positives succède ce qu’on pourrait appeler une « axiologie » dans un troisième chapitre (p. 91-131), qui traite de la valeur de ces émotions positives dans l’éthique héroïque et à travers la performance poétique partagée.
Au risque de paraître hétéroclite, la seconde partie intitulée « Formes et fonctions des émotions positives dans les poleis » envisage successivement Hésiode, puis Tyrtée, Archiloque, Sémonide, Mimnerme et Solon, en cherchant un équilibre difficile entre un traitement individuel de chacun de ces auteurs et une unité thématique (ch. 5), puis s’attache plus particulièrement à deux situations où les émotions positives sont convoquées : le symposium et le chœur (ch. 6). Nous retiendrons du ch. 5 l’approfondissement (ou l’inflexion) de l’axiologie des émotions positives homériques : la joie associée à la peine, au travail et au don chez Hésiode où l’idéal de maîtrise et de justice sont appariés (p. 138-142), l’apologie des plaisirs chez Mimnerme (pour caractériser ce qu’on a appelé son « hédonisme » p. 151) dans un contexte de fragilité et d’instabilité des choses, la condamnation de plaisirs licencieux et excessifs chez Solon, invitant au discernement et introduisant avec force le thème de la modération comme relation privilégiée au plaisir (p. 163-169). Le ch. 6, convoquant aussi bien l’histoire sociale que l’iconographie en appui des analyses textuelles, met en perspective l’expérience joyeuse en relation avec le concept d’ἁβροσύνη (luxe ou volupté). Ce qui importe surtout est l’émergence d’expériences joyeuses (poétiques, sympotiques, et érotiques) conçues en contrepoint de l’idéologie guerrière (p. 184, 189, 204).
Une dernière partie envisage l’élaboration d’un autre sens de la joie (pourtant avec les mêmes termes utilisés pour désigner le plaisir d’acte ou la joie de la circonstance), celui d’une émotion construite dans la cité en référence à un au-delà, qu’il soit celui de croyances religieuses ou de rituel mémoriel de l’épinicie : la félicité des dieux et des Bienheureux. La présence de croyances eschatologiques dans la poésie de Pindare justifie selon l’A. l’idée d’un bonheur conçu en appui d’une expérience ascétique et laborieuse (p. 212) que vient consacrer le chant et la promesse d’une immortalité joyeuse (véhiculée par les termes μάκαρ et ὄλβος analysés p. 222 sq.). Un court dernier chapitre (p. 239-274) convoque une multitude de fragments ou de témoignages difficiles (la tradition orphico-pythagoricienne, certains présocratiques) pour décrire un mouvement général piétiste, voire puritain à l’égard des plaisirs terrestres (p. 243), ou du moins un intérêt grandissant pour la distinction de nature entre certaines expériences plaisantes et l’importance de la notion de modération et de tempérance.
Cet ouvrage constitue une analyse importante dans l’histoire des émotions dans l’Antiquité, aussi bien pour les informations et analyses lexicales qu’il contient que pour la thèse centrale de la distinction entre plaisir d’acte et joie de circonstance chez Homère, distinction qui ne passe peut-être pas l’épreuve du temps mais qui structure néanmoins l’émergence dans l’histoire des sensibilités de concepts fondamentaux comme la modération, la volupté, la félicité.
Olivier Renaut, Université Paris Nanterre
Publié en ligne le 12 juillet 2018