Le livre de F. Bérard est issu du mémoire de son HDR présenté en 2000 et resté inédit pendant quinze ans. L’a. admet avoir limité au strict minimum les modifications et les ajouts bibliographiques, ce qui épargne un étonnement inutile devant de nombreuses absences. On comprend qu’il s’agit d’un travail universitaire de haute érudition sur un sujet lui aussi hautement spécialisé. Le dossier repose pour l’essentiel sur un corpus illustré de 87 épitaphes militaires lyonnaises (p. 457-568) qui suit des tableaux ou annexes (p. 445-456) dont la lecture n’est pas toujours aisée. Une bibliographie, classée selon des thématiques aux fondements du sujet et un index (p. 569-589) complètent les données. L’étude obéit à une construction simple et volontairement neutre. La première partie (p. 13-140) traite des unités et de la chronologie des garnisons qui se succédèrent à Lyon entre Auguste et Gallien ou Dioclétien : les cohortes dites « urbaines » (de numéro variable) puis, à partir de Septime Sévère, des contingents de soldats issus des armées légionnaires des provinces des Germanies. La deuxième partie (p. 143-316) aborde le recrutement des soldats en privilégiant les études onomastiques et s’intéresse en filigrane à des questions désormais classiques : recrutement local, statut civique ou non des recrues, armée de qualité. La troisième et dernière partie (p. 319-438) passe en revue systématiquement ce que l’a. appelle les officia des différents responsables de l’administration recourant à des soldats pour les seconder. Cette partie est celle qui a visiblement le plus intéressé l’auteur par les reconstitutions auxquelles elle fait appel et par le jeu de construction qu’elles impliquent.
Au chapitre 3 de la première partie, de longues réflexions sont consacrées à la notion de « vexillation » et à sa pertinence dans le contexte lyonnais bien que le terme soit absent des documents. Les points de comparaison principaux auxquels on peut recourir en sont Tarragone et Mérida qui, l’une comme l’autre constituaient la sedes du gouverneur provincial, Mérida partageant avec Lyon le statut de gouvernement prétorien d’une province inermis, c’est-à-dire sans légion. Depuis Domaszewski c’est le terme de « vexillation » qui est volontiers utilisé par les spécialistes et employé pour désigner toute forme de détachement militaire[1]. Un examen approfondi montre cependant que « vexillation » devait s’appliquer seulement à un détachement temporaire quelle que fût sa mission, guerrière ou autre. La présence permanente auprès d’un gouverneur n’entre pas dans cette catégorie et évoque davantage un praesidium dont le modèle (non la réalité constante) suggère une parenté avec la cohorte dite « prétorienne » du magistrat à imperium en campagne. Sans doute à Lyon ce sont quatre unités qui contribuèrent à cette formation militaire, mais la forme de la cohorte n’est pas contradictoire avec l’adjoncttion de soldats d’unités différentes ce que suggère et privilégie en outre l’existence préalable d’une cohorte urbaine. La lecture de cette première partie soulève une autre question sans solution avérée, celle des raisons de l’appellation de « cohorte urbaine » et de sa perpétuation alors que le Préfet de la Ville n’était pas le commandant responsable de l’unité lyonnaise pas davantage que de la cohorte de Carthage. Certes les numéros associent l’unité de Lyon à la garnison romaine, mais celle-ci ne s’est mise en place que très progressivement et avec des hésitations et modifications qui suggèrent que Lyon et Carthage avaient conservé une cohorte urbaine pour des raisons autres de circonstance et de prestige mais non pour une inclusion politique et administrative romaine ni pour des schémas de carrière. Une cohorte urbaine n’était pas un effectif restreint (l’effectif théorique est 500) et le problème principal est surtout celui du rôle assigné à une cohorte urbaine, une force de police, au service de l’administration des armées provinciales par rapport aux légions. Des liens privilégiés avec la garnison de Rome n’apparaissent pas là non plus. L’ordre public paraît surtout en cause.
La question du recrutement part du principe que les légionnaires des unités lyonnaises avaient été de plus en plus recrutés parmi les pérégrins. Ils recevaient ainsi des noms nouveaux à leur entrée dans l’unité, lesquels trahissaient ou leur caractère pérégrin avant le recrutement ou leur intégration récente, surtout s’agissant des noms impériaux chronologiquement éloignés de la date supposée du recrutement. Cette lecture n’est pas la plus fréquente ni ne saurait être démontrée car l’onomastique repose sur des réalités très complexes qui interdisent d’aller aussi loin sans entrer dans des interprétations révisables à l’infini. Des soldats pérégrins auxiliaires recevaient la citoyenneté comme récompense parfois au cours de leur service et ces recrues étaient rarement retenues pour l’entrée dans une légion, ce qui est très difficile à détecter. Par ailleurs, le choix d’un nom de citoyen reposait sur des codes sociaux et non sur de simples questions de liberté ou de contrainte. Une donnée acquise est bien que seules les personnes qui avaient servi l’empereur comme soldat auxiliaire, comme affranchi etc. pouvaient se parer du nom impérial, soit au sortir de leur fonction ou à l’acquisition de la liberté. Rien ne semble autoriser à conclure que l’administration impériale recourait à Vlpius, à Aelius, voire à Claudius et à Flavius à un siècle de distance ou plus pour désigner des étrangers nouveaux citoyens admis à la militia légionnaire. Pourquoi exclure Iulius en ce cas ? On sait aussi que dans les municipes de droit latin les magistrats promus ob honorem ne revêtaient jamais le nom impérial. Les nomenclatures formaient un tout culturel et individuel et il est toujours risqué de séparer l’étude des nomina de celle des cognomina de même que des autres éléments qui s’y ajoutent.
Les derniers chapitres sur les officia considèrent que, comme pour l’étude des soldes, un système établi existe qui permette de retrouver, pourvu que l’on s’en donne la peine, les structures des bureaux, la hiérarchie précise des grades et des avancements. Le pari est d’autant plus risqué que la documentation lyonnaise est modeste et peu éclairante. Un point ressort des commentaires : le fonctionnement du modèle ou des modèles romains n’est exposé nulle part dans nos documents et ses principes nous échappent en grande partie. Il n’est pas assuré qu’un même poste ait été occupé, selon la personne et les époques, suivant des progressions et avec des objectifs identiques. Il n’est donc pas nécessaire de fixer à tout prix des effectifs ni un nombre stable à propos de telle ou telle fonction. Sur un autre registre, il paraît évident qu’une unité de fantassins n’ignorait pas pour les liaisons et l’administration l’usage du cheval et un préfet de cohorte ne se déplaçait pas à pied sauf peut-être à l’exercice et au combat. Enfin, les relations entre les soldats des officia et leurs unités étaient complexes et le rattachement maintenu à la légion d’origine s’expliquait par les nécessités de l’administration, du recrutement, des rôles militaires et de l’avancement. Nous ignorons tout de la durée d’un service dans un officium et il est peu probable que nombreux aient été ceux qui y restaient pour la suite de leur carrière. En ce sens, il faut se demander si les bénéficiaires (d’un consularis ou non) relevaient techniquement de l’officium, sachant que durant tout l’Empire les beneficiarii devaient leur nom et leur nomination à un beneficium d’un supérieur qui les avait affectés à son service pour un temps qui dépendait de sa décision et souvent ailleurs que dans un bureau localisé dans la ville de résidence. On observe ainsi que des bf cos étaient présents auprès d’autres gouverneurs de rang inférieur et hors de leur secteur habituel. Force est de constater que nos connaissances sur les formations militaires des résidences provinciales sont lacunaires et que les questionnaires ordinairement utilisés ne permettent que rarement de progresser. Le dossier de Lyon rassemblé ici en totalité ne peut que le confirmer. Dans cet esprit, les démonstrations sont parfois trop longuement détaillées et le livre aurait sans doute gagné à être moins volumineux, ce qui peut expliquer aussi des coquilles, des maladresses ou des formules obsolètes inattendues dans une telle étude. Ce n’est pas le lieu d’en présenter un inventaire, au total limité il est vrai.
Toutefois on ne peut pas ne pas être surpris de rencontrer à au moins deux reprises l’expression « province sénatoriale » qui trahit que la dimension historique n’est pas la préoccupation première. En effet, l’ouvrage est une étude d’épigraphie, conçue dans un esprit bien particulier à savoir l’élaboration du corpus révisé des inscriptions de Lyon et doit être lu comme tel étant entendu que le corpus ne pourra accueillir que des résumés des contenus de la recherche. La méthode en est ainsi strictement épigraphique et, quand les inscriptions n’apportent pas de réponse, la conjecture, souvent appelée « hypothèse », et la prudence font place à la proposition d’une conclusion. L’héritage avoué en est la tradition de la Rangordnung dont l’esprit ne se modifie guère depuis le XIXe siècle, dont les résultats évoluent surtout au rythme des nouveaux documents ou des rectifications d’anciennes lectures et interprétations (F. Bérard apporte de ce point de vue quelques révisions intéressantes). Il semble qu’un questionnaire plus résolument tourné vers des interrogations historiques plus larges devrait permettre de mieux mesurer l’apport des données essentielles que met en œuvre le dossier d’une cité comme Lyon, siège d’un gouvernement provincial sans véritable parallèle, ce qui était au fond le cas de toutes les villes de gouvernement. C’est d’autant plus souhaitable que le dossier épigraphique fourni et ses études techniques mettent à notre disposition un instrument de travail important et méthodiquement présenté en dépit des statistiques documentaires restreintes. En outre, la ville même de Lyon reste peu visible dans l’étude. En refermant l’ouvrage on se demande si l’absence de mise à jour et de refonte de certains développements n’est pas malgré tout l’indice d’hésitations dues à des choix méthodologiques qui auraient pu être différents.
Patrick Le Roux
[1]. A. von Domaszewski, Die Rangordnung des römischen Heeres, Bonn 1908, 2e éd. par B. Dobson, 1967.