Michele Bellomo souhaite montrer l’importance des deux premières guerres puniques, et surtout de la deuxième, pour l’évolution des institutions politiques et militaires de Rome. Ainsi qu’il le fait remarquer, les structures fondamentales du commandement militaire (la prorogatio imperii, la pratique de la délégation de l’imperium consulaire à des légats de rang inférieur) existent certes déjà au IVe siècle, mais elles prennent leur forme définitive à la fin du IIIe siècle, cette forme étant adaptée ensuite pour les grandes guerres de conquête des IIe et Ier siècles.
Pour pouvoir étudier l’évolution des structures du commandement pendant les deux premières guerres puniques, l’auteur commence par présenter dans un premier chapitre (p. 20-91) le commandement militaire à Rome dans la première phase de l’histoire républicaine (509-264). Il ne s’agit pas d’une étude exhaustive, comme il le reconnaît lui-même. Ce n’est du reste pas le sujet de son étude. Il s’agit pour lui de montrer les principales évolutions et de faire le point sur la situation à la veille de la première guerre punique. Au début de l’époque républicaine, vers la moitié du Ve siècle, l’usage est de toujours employer sur le champ de bataille deux magistrats suprêmes et le consulat est une magistrature militaire caractérisée par une collégialité paritaire. La création des tribuns militaires à pouvoir consulaire marque une étape, qui se divise en deux périodes. Durant la première, de 444 à 405, on recourt aux tribuns militaires à pouvoir consulaire plutôt qu’aux consuls pour des raisons politiques plus que militaires, les tribuns militaires ne conduisant que rarement des opérations militaires. Durant la seconde, de 405 à 367, le recours aux tribuns militaires à pouvoir consulaire est systématique et correspond à la nécessité de disposer à la fois d’un nombre de magistrats suffisant pour les campagnes militaires à l’extérieur et d’au moins un magistrat cum imperio à Rome, pour l’administration et la protection de la ville. La disparition des tribuns militaires à pouvoir consulaire va de pair avec la création d’une nouvelle magistrature cum imperio, la préture. Mais sa création ne modifie pas le modèle institutionnel fondé sur l’emploi comme commandants en chef des deux seuls consuls. Deux autres solutions existent cependant pour augmenter la capacité guerrière romaine et le nombre des théâtres de guerre : les dictateurs rei gerundae causa et la prorogatio imperii. Les premiers sont utilisés trois fois pour agir à côté des deux consuls. C’est une nouveauté institutionnelle, mais la mesure n’est adoptée que pour des raisons défensives et dans un laps de temps très court. La prorogatio imperii apparaît à partir du dernier quart du IVe siècle et est véritablement une innovation : on crée une distinction entre le fait de conférer un commandement militaire et l’exercice d’une magistrature. Mais on n’y recourt qu’en cas d’extrême urgence et cet usage semble disparaître après les guerres samnites.
L’auteur étudie ensuite dans le deuxième chapitre (p. 92-116) les conséquences de la première guerre punique concernant l’organisation du commandement militaire. Ainsi qu’il l’annonce dès le début de chapitre, elles sont très limitées. La coutume de confier le commandement des principales opérations guerrières aux consuls en exercice reste la règle. Il faut noter deux nouveautés cependant : l’éloignement des deux consuls de la péninsule et l’introduction d’un commandement naval dans les prouinciae consulaires. Le recours au praetor urbanus et à la prorogatio imperii reste très limité, et pour l’auteur c’est cela qui a rendu la conduite stratégique du conflit erratique et a empêché Rome de mettre fin plus tôt à la guerre, en interdisant la coordination des opérations maritimes et terrestres et la conduite d’opérations en Sicile et en Afrique.
Le troisième chapitre (p. 117-143) est consacré à l’étude de la période de l’entre-deux guerres. Pendant toutes ces années les consuls sont les seuls magistrats avec commandement militaire. Leur éloignement de la péninsule pendant la plus grande partie de l’année est devenu une pratique habituelle. L’augmentation pour des raisons militaires du nombre des préteurs représente une réponse à des dangers immédiats mais ne modifie pas fondamentalement l’organisation du commandement militaire. Il n’y a qu’un recours à la prorogatio imperii. La victoire finale face à Carthage a renforcé l’opinion selon laquelle les institutions militaires suffisent pour accompagner la reprise de la politique expansionniste. Il s’agit cependant d’un modèle rigide et dépassé qui est pour l’auteur la cause principale de l’incapacité de Rome à empêcher la renaissance de la puissance carthaginoise en Espagne.
Le quatrième chapitre (p. 144-230), le plus long, est consacré à la deuxième guerre punique. L’auteur s’intéresse à l’utilisation des consuls, des préteurs, des promagistrats et des autres figures institutionnelles comme commandants militaires pour voir dans quelle mesure la pratique institutionnelle normalement suivie par le Sénat en matière de conduite d’un conflit s’est modifiée pour répondre aux multiples exigences de ce conflit. De 218 à 216, c’est toujours le principe de confier aux consuls les principales (et parfois uniques) opérations militaires qui est suivi, à deux exceptions près : la nomination d’un dictateur rei gerendae causa après Trasimène et Cannes. Mais les préteurs sont utilisés pour la première fois pour mener des opérations offensives. Et il y a la décision historique d’envoyer les deux frères Scipions en Espagne, en ouvrant un second front, ce qui implique donc deux conflits sur une vaste échelle. Mais cette mesure prise en 217 est alors pensée comme seulement défensive, pour empêcher l’envoi de renforts à Hannibal. Au cours des années 215-213, que l’auteur appelle les années « fabiennes », les préteurs continuent à être utilisés comme commandants militaires et le recours à la prorogatio imperii devient plus important. Ce n’est plus un outil face à une urgence militaire, mais un moyen pour garantir une certaine continuité des opérations militaires. Il faut noter enfin l’emploi d’une solution extraordinaire : donner un imperium à des priuati. Mais la conduite des opérations en Italie et surtout contre Hannibal continue à être confiée aux deux consuls, au préteur pérégrin et à des promagistrats de rang consulaire. Durant les années centrales, en 212-211, on confie toujours aux consuls les théâtres de guerre les plus importants, sauf en 211, mais le recours à la prorogatio imperii devient systématique et les promagistrats commencent à jouer un rôle plus important. Entre 210 et 206, années qui marquent un tournant dans le conflit, les consuls sont toujours impliqués sur le principal théâtre de guerre, l’Italie et en particulier Hannibal, sauf en 210, mais la présence des promagistrats et l’apparition de grands commandements pluriannuels modifient l’organisation stratégique du conflit. Durant les dernières années, de 205 à 201, c’est aux promagistrats, et non plus aux consuls, que le commandement des opérations militaires importantes est confié. Les consuls ne sont plus les principaux et parfois uniques commandants en chef. Rome peut ainsi s’impliquer sur plusieurs fronts à la fois, ce qui était impossible à la veille de la deuxième guerre punique. Ce conflit a permis une évolution fondamentale du commandement militaire.
Cette étude du commandement militaire à Rome au cours des deux premières guerres puniques est originale et bien menée. L’auteur marque bien chacune des étapes de sa réflexion et à la fin de chacune des parties, des tableaux des commandements militaires et des provinces offrent une synthèse bienvenue. Les deux guerres puniques ont été beaucoup étudiées mais le point de vue adopté ici est nouveau et ouvre des perspectives très intéressantes.
Catherine Wolff, Université d’Avignon, UMR 8210 ANHIMA
Publié en ligne le 29 janvier 2021