< Retour

Les Belles Lettres ont republié en 2019 dans la collection « Anagôgê », le livre classique de Daniel Babut, La Religion des philosophes grecs, De Thalès aux Stoïciens, initialement paru aux PUF en 1974. Y ont été ajoutés une préface par Carlos Lévy (p. IX-XVII) et un complément bibliographique d’une trentaine de titres. Daniel Babut (1929-2009), professeur à l’université de Lyon, est resté principalement connu pour sa thèse sur Plutarque et le stoïcisme (1969), pour son édition des traités de Plutarque, De la vertu éthique (1969), et avec Michel Casevitz, des traités 70 à 72 publiés dans la C.U.F. aux Belles Lettres : Sur les contradictions stoïciennes, de la synopsis du traité « Que les Stoïciens tiennent des propos plus paradoxaux que les poètes » et de Sur les notions communes, Contre les Stoïciens.

Son livre de 1974 n’était pas un ouvrage d’érudition à l’attention des spécialistes, mais une synthèse destinée à une diffusion plus large (le livre était paru dans la collection « SUP » des PUF). Il ne faut donc pas attendre en 250 pages sur un sujet aussi vaste et une période aussi ample plus que cela ; mais ce livre, devenu difficilement accessible, reste une des rares études en français sur ce sujet, ce qui justifie sa réédition ; un index, des textes cités au moins, dont l’absence avait été regrettée en 74, aurait pu être ajouté en la circonstance

L’expression de « religion des philosophes » apparaît immédiatement inadaptée en philosophie antique, comme le remarque l’auteur d’emblée (p. 15), étant donné à la fois le sens de la « religion » dans l’Antiquité grecque et les sens, multiples et évolutifs, de la philosophie, sur la période envisagée, de Thalès aux Stoïciens. À partir de cet intitulé, l’auteur construit cependant une problématique, dont il assume l’ambiguïté, en posant les deux questions suivantes : quelles conceptions les philosophes grecs ont-ils eu de la religion (populaire et non populaire) ? et quelle a été leur propre religion ? Refusant l’idée que la philosophie grecque, impliquant un progrès de la raison, supposerait pour autant « une émancipation de la pensée rationnelle », l’abandon progressif de la religion et donc l’athéisme (p. 4, 244), figure dont est soulignée l’extrême rareté dans l’Antiquité, le livre de Babut se donne pour objet d’examiner les relations entre les croyances et les cultes populaires et civiques, d’un côté, la religion des philosophes, de l’autre, c’est-à-dire, en fait, la purification des premiers sous l’effet du processus de rationalisation philosophique (dans la suite de Gomperz), ce qui ne signifie pas, comme y revient sans cesse Babut, une rupture des philosophes avec les premiers. Le livre porte donc à la fois sur la religion des philosophes et sur la philosophie de la religion (populaire et en général) de ces philosophes, sans pouvoir ignorer (mais sans pouvoir non plus traiter complètement) la question plus générale des relations entre la philosophie grecque et la connaissance de dieu ou des dieux (la « théologie »).

L’auteur progresse de manière historique selon un plan en trois grandes parties et six chapitres : I. « Des origines à la fin du cinquième siècle » ; II. « La période classique : Socrate ; Platon ; Aristote et l’école péripatéticienne » ; III. « La critique de la religion populaire à l’âge hellénistique et la philosophie épicurienne de la religion (ce qui inclut aussi le cynisme et l’évhémérisme) ; La religion des stoïciens ». Babut ne s’explique pas sur le choix d’arrêter son étude à la philosophie stoïcienne, sans prendre en compte le platonisme, moyen et tardif, qu’il connaissait par ailleurs très bien, ni la nouvelle académie sceptique, pourtant dans sa période, ni les premiers débats avec le christianisme, même si certains textes cités sont tardifs (Sénèque) ; de même, les traités de la collection hippocratique, sans doute considérés comme extérieurs à la philosophie, sont absents. La limitation historique de l’ouvrage a parte post reste donc injustifiée et l’horizon (historique et philosophique) brutalement interrompu.

Ce plan en trois grandes parties fait deviner l’inspiration systématisante (voire scolaire) de l’ouvrage qui aspire en effet à proposer aux lecteurs des repères au moyen d’oppositions dont l’application se répète à chaque partie. Ainsi, la première partie (de Thalès aux sophistes) permet à Babut de mettre en place la distinction, qui deviendra structurante tout au long du livre, entre les trois termes suivants : (a) la critique des représentations anthropomorphiques et conventionnelles héritées des théologiens (Hésiode et Homère), notamment en raison de l’immoralité des dieux, critique à laquelle s’ajoute à partir de Démocrite et des sophistes une explication rationaliste, de nature psychologique, sociale ou politique, du contenu des croyances ; (b) un certain respect, d’ordre pratique, justifié par des raisons éthiques ou politiques, des institutions religieuses transmises (en dépit de la figure d’Héraclite) ; (c) la « transposition » de thèmes religieux dans l’élément de la philosophie (« réinterprétation qui permet leur récupération au profit de la philosophie » p. 35). C’est finalement la combinaison entre ces trois positions qui permet à Babut de se frayer un chemin, adoptant souvent la forme du « ni … ni », entre « séparatistes » et « unitaristes » et de voir, par exemple, dans la pensée ionienne et chez Anaxagore ou Diogène « le double mouvement caractéristique de désacralisation de la nature et de sécularisation du divin » (p. 52).

Dans la deuxième partie, l’identification de la « religion de Socrate » est compliquée par le « Problème de Socrate » né de la diversité des témoignages, mais Babut voit dans la nature « déconcertante » reconnu au maître de Platon la solution : Socrate apparaît alors en effet comme la « synthèse vivante » de toutes les tendances de ses prédécesseurs, « traditionalisme et critique de la tradition, théologie finaliste à la manière ionienne et agnosticisme théologique, monothéisme et polythéisme, religion civique et religion personnelle, prophétisme et rationalisme » (p. 83 et 85). La « religiosité de Platon » fait voir à l’œuvre les trois dimensions déjà signalées et fixe pour Babut l’image classique de la religion des philosophes grecs. L’auteur isole chez Platon trois traits dominants (où l’on reconnaîtra les mêmes trois éléments antérieurs) : (1) la « critique de la théologie des poètes et des croyances populaires », épuration philosophique qui conduit à poser les principes d’une théologie minimale, les « tupoi peri theologias » de République II (bonté, simplicité et immutabilité des dieux) ; (2) la « profession d’ignorance » sur la nature des dieux, qualifiés de simples « vivants immortels » ; (3) la reconnaissance de la validité politique des pratiques cultuelles traditionnelles, trois termes entre lesquels Babut perçoit une tension qu’il résout par l’idée que l’opposition entre (1) et (3) cache le projet d’une « transposition » philosophique des « vieilles formules » religieuses héritées (p. 120), l’auteur reprenant ici le schème de la « transposition » platonicienne chère à Diès. Entre Aristote et la tradition antérieure, Babut commence par reconnaître de nouveau une continuité en dégageant les trois mêmes dimensions générales : un certain conservatisme religieux ; la critique de l’anthropomorphisme et du zoomorphisme des religions populaires et l’explication psychologico-politique de ces croyances (à partir notamment du texte de Métaph. Λ 8) ; l’existence d’une théologie ; mais il admet aussi une double nouveauté par rapport à Platon, consistant, d’un côté, dans la séparation entre le Premier moteur, « figé dans son immobilité » et la nature (p. 144), de l’autre, par la disparition de la thèse notée plus haut (2), la « profession d’ignorance » ; or cela produit, pour Babut, la disparition du niveau proprement religieux : ne subsistent alors que deux éléments hétérogènes, la théologie rationnelle du livre Λ et un ensemble de croyances pourvues d’une justification « purement sociale ou psychologique » (p. 151).

à l’époque hellénistique, Babut reconnaît la place très spécifique occupée par la critique cynique, situe Évhémère dans la suite de la critique des Sophistes et parvient à identifier les trois mêmes moments dans l’épicurisme, à ceci près que la critique (a) porte cette fois non seulement sur les croyances populaires mais aussi sur les théologies philosophiques et que le respect des pratiques cultuelles (b) n’est admis que dans la limite de ce que permet la piété épicurienne dont la première exigence est de refuser le « trouble » causé par la crainte des dieux et la superstition. Le livre se termine par un chapitre sur la religion des Stoïciens avec les trois mêmes moments : (a) critique de « l’impiété des fables de la mythologie » (p. 206), des représentations anthropomorphiques, critique de la « piété populaire », (b) sans rupture avec la religion traditionnelle et son polythéisme au nom en particulier de la valeur du « consensus omnium », des « notions communes » et de son utilité politique, (c) tension rendue acceptable par la pratique de l’interprétation allégorique des récits mythologiques ; au sein des pratiques traditionnelles, Babut souligne le statut particulier dans le contexte de la philosophie stoïcienne de la divination et de l’astrologie, toutes choses qui conduisent Babut à faire des Stoïciens les « champions du conservatisme religieux le plus strict » ( p. 226).

Babut identifie ainsi deux traits constants dans l’histoire de la philosophie de la religion grecque : « une critique et une apologétique systématique de la tradition » (p. 240), autrement dit un double refus, celui de « se couper totalement de la religion civique traditionnelle » comme d’« en accepter inconditionnellement les exigences et les implications » (p. 243, 245). Babut insiste ainsi sur cette « remarquable continuité » de la « philosophie de la religion », dans laquelle il identifie « la religion commune aux philosophes » qu’il définit par « quelques grands principes » (où nous retrouvons les trois termes cités) : « le rejet de la mythologie et de la théologie des poètes, ainsi que des superstitions populaires qui s’y rattachent, le maintien des formes extérieures du culte et de la piété traditionnels, en même temps que leur transformation intérieure, dans le sens d’une moralisation et d’une spiritualisation » (p. 243). Mais ce qui apparaît toujours à l’arrière-plan de l’étude et qui fait éclater le terme étroit de « religion des philosophes » est ce que Babut appelle en terminant l’ouvrage « l’absorption de la religion par la philosophie », la « fusion » ou l’« osmose » (p. 246) entre les deux dans la mesure où la philosophie s’achève (certes pas toujours) dans une théologie (p. 244, de même p. 238). Ainsi, par un jeu sur l’ambiguïté du terme, Babut peut à la fois dire que, chez Aristote, la philosophie s’assimile à la religion et s’en détache complètement. L’auteur met donc l’accent sur les facteurs de continuité à l’échelle de l’ensemble de sa période, mais également au sein de chacun des trois moments distingués, insistant sur la continuité entre Aristote et Platon, mais aussi, au-delà de certaines oppositions tranchées, sur les liens étroits entre le Stoïcisme et la critique épicurienne de la religion (voir p. 63-64).

Le livre de Daniel Babut frappe ainsi surtout par la grille de lecture parfaitement systématique qu’il parvient à appliquer, de manière un peu répétitive, à chacune des philosophies envisagées. La continuité prime sur les ruptures, l’unité sur les différences, le sens de la conciliation (parfois un peu rhétorique) sur le goût des problèmes. Si l’ouvrage a vieilli par sa bibliographie (à l’époque déjà sans Walter Burkert), par sa lecture de certains textes, notamment des présocratiques, par son ignorance de l’apport de l’histoire des religions et de l’anthropologie, il reste comme un témoignage intéressant et utile d’une histoire de la philosophie ancienne synthétique, rigoureuse et pédagogique.

 

David Lefebvre, Sorbonne Université et Centre Léon Robin.

Publié dans le fascicule 2 tome 123, 2021, p. 760-762.