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Matteo Capponi, qui enseigne à l’Université de Lausanne et dirige la Compagnie théâtrale STOA, s’intéresse avant tout à la représentation des tragédies grecques. Son livre Parole et geste dans la tragédie grecque se situe logiquement dans cette perspective. Derrière le texte écrit qui nous est parvenu — à partir des Choéphores d’Eschyle et des deux Électre de Sophocle et d’Euripide — il traque, à l’aide d’un outil conceptuel tripartite (rite, forme de l’énoncé et geste), une nouvelle possibilité d’analyse du théâtre antique en vue de sa représentation.

Après une introduction d’une dizaine de pages, il définit ses outils d’analyse dans le premier chapitre (p. 35-82), intitulé « Rites de parole et actes de langage » et il énumère les différentes paroles qui, chez les Grecs, ont une valeur performative : malédictions, incantations, prières, serments… Suivent les rites de paroles avec leurs gestes codifiés pour les libations ou les supplications. Si l’ouvrage majeur de J. Rudhardt paru en 1958[1] est mis à contribution, c’est surtout la linguistique de la deuxième moitié du siècle dernier qui va servir d’outil pour comprendre le théâtre antique, l’ouvrage fondateur étant celui d’J. L. Austin[2] paru en 1962. M. C. se situe dans la lignée de Cl. Calame qui a donné toute son importance au cadre de l’énonciation au sein du lyrisme grec et a rendu toute sa place aux chœurs des tragédies. Calame a d’ailleurs préfacé l’ouvrage (p. 11-16). Un autre pionnier dont se réclame l’auteur est Taplin avec Greek Tragedy in Action et The Stagecraft of Aeschylus cité comme modèle (p. 70). Comme Taplin, il envisage le texte en vue de sa représentation, allant jusqu’à l’identifier, comme Simon Goldhill, à un simple « script », perspective que Taplin refuse par ailleurs dans sa préface à une réédition de Greek Tragedy in Action en 1985.

Le chapitre suivant, de loin le plus long (p. 83-154), est centré sur la valeur performative de la parole à l’intérieur des rites. Il est illustré par une longue étude des Choéphores, « pièce remarquable pour la grande place qu’elle accorde à des rites de parole » (p. 83), ce qui devrait, avouons-le, faciliter la démonstration. Les très nombreuses citations données en grec, puis dans la traduction de Jean et Mayotte Bollack, permettent de relire le texte à la lumière de cette nouvelle approche. Une grande partie des analyses concernent le chœur qui donne son titre à la pièce, « les porteuses de libations » car, selon l’auteur, ce chœur, au lieu d’être un simple témoin, influence le cours de l’action (p. 92). Après l’étude du chœur, M. C. se tourne vers les personnages dans la première partie du drame qui culmine avec un kommos de plus de 150 vers (v. 314-478) où le chœur, Oreste et Électre dialoguent en chantant. Ainsi ce vaste ensemble lyrique a pour fonction de préparer la seconde partie de la pièce où se déroulent les meurtres de Clytemnestre et d’Égisthe. Le tableau de la p. 103 résume la succession des séquences pragmatiques de la première partie depuis la prière à Hermès au tout début (mutilé dans le manuscrit et récupéré grâce à la parodie des Grenouilles, v. 1126-1128) jusqu’à la prière qu’Oreste et Électre adressent à leur père pour la réussite de leur projet de vengeance, le tombeau devant le palais représentant le père mort. M. C. insiste fortement sur le fait que tous ces rites ne sont pas de simples représentations de la réalité cultuelle des Grecs du Ve siècle mais une construction fictionnelle d’un rite proprement théâtral visant à produire un puissant effet émotionnel sur le spectateur, un « artefact » construit à partir d’éléments rituels disparates (p. 127). À l’appui de cette thèse, il cite abondamment L’insignifiance tragique de Florence Dupont datant de 2001. L’auteur est à juste titre soucieux des variations métriques qui structurent les différentes séquences (p. 131 ou 133). L’étude du kommos (p. 124-156) est particulièrement fouillée et intéressante et son côté spectaculaire, bien mis en valeur.

Si nous partageons une grande partie des analyses présentées dans ce chapitre II, certaines formulations nous laissent cependant perplexes, lorsque l’auteur affirme à maintes reprises que cette pièce d’Eschyle met en question l’efficacité des rites langagiers (ex. p. 101 il s’agit de « mettre au jour un véritable questionnement sur l’efficacité du langage », p. 123 : « Il est pertinent de voir dans ces rites de parole le creuset d’une interrogation sur la force de la parole » ou la question qui sous-tend tout le chapitre, p. 154 : le kommos est-il efficace ?)

L’auteur termine ce chapitre par une brève comparaison avec Sophocle et Euripide dont les citations sont traduites par Debidour. Il s’intéresse d’abord aux prières, celle de l’Électre de Sophocle à Apollon, le commanditaire du matricide (v. 1372-1383), puis à celle de l’Électre d’Euripide à Héra, déesse protectrice d’Argos (v. 674-684). La brièveté de ces prières en trimètres parlés tranche nettement avec l’ample orchestration lyrique de celles d’Eschyle. L’étude rapide des trois parodoi permet ainsi de dégager la spécificité d’Eschyle où la fonction rituelle du chœur est très importante, alors que les chœurs de Sophocle et d’Euripide ne se voient attribuer aucune pratique rituelle.

Le chapitre III (« Lexis. Manière de dire, manière de voir », p. 171-232) est de nouveau théorique. Même si la linguistique contemporaine n’est pas abandonnée, elle est associée à une étude approfondie d’Aristote, celui de la Rhétorique (livre III, chap. 9) où le Stagirite distingue la λέξις εἰρομένη – la lexis liée, continue, plus prosaïque – et la λέξις κατεστραμμένη – celle plus poétique, qui forme une boucle avec les strophes et les antistrophes. La fin du chapitre s’intéresse au sens à donner dans Poétique, chap. 19, à l’expression controversée σχήματα τῆς λέξεως que Dupont‑Roc et Lallot traduisent par « figures », alors que les dictionnaires Bailly ou Liddell‑Scott traduisent par « gestes ». M. C. choisit, lui, de garder les deux sens en les associant étroitement dans le titre de son chapitre suivant : « Skhèmata. Forme du langage et du corps ».

L’auteur commence cette fois par l’Électre de Sophocle où l’héroïne occupe le premier plan et ne cesse de pleurer son père mort tout au long du drame, ce que lui reprochent le chœur et sa sœur Chrysothémis. M. C. s’arrête sur l’emploi du verbe δρᾶν – « faire ». S’appliquant souvent à un acte rituel, il a donné le substantif δρᾶμα qui désigne précisément la pièce de théâtre. Que « fait » Électre dans la pièce éponyme de Sophocle ? Elle se lamente. Sa « voix endeuillée », selon l’expression désormais célèbre de Nicole Loraux, n’emplit pas seulement le drame, mais elle le constitue à travers le déploiement de ses différentes « figures », ses σχήματα, que l’auteur recherche dans la lamentation initiale d’Électre (v. 86‑120), en découpant ce passage en 17 unités (kôla) et en 7 périodes (fig. 12 à 19, p. 250-257), ce qui présente un intérêt certain pour la diction et la respiration des acteurs. La comparaison avec le théâtre traditionnel japonais, le kabuki, semble pertinente, puisque les acteurs antiques, tous des hommes, portaient des masques et que leurs gestes devaient être codifiés.

Mais quand la même méthode est appliquée à l’agôn qui oppose Chrysothémis à sa sœur, c’est beaucoup moins convaincant car il s’agit là de l’opposition de deux personnages qui ont deux conceptions de la vie aux antipodes : l’une, on le sait, recherche son confort personnel et ne veut pas s’attirer d’ennuis ; l’autre, révoltée, refuse de se plier à la Nécessité. L’agressivité d’Électre, il faut l’admette, a déjà été mise en lumière par des procédés plus traditionnels et moins sophistiqués.

Le chapitre se termine par une comparaison de l’entrée en scène d’Électre chez les deux autres Tragiques : celle d’Eschyle donne plus d’importance au rite et aux gestes ; sa parole est beaucoup plus poétique. Celle d’Euripide, tête rasée, vêtue de haillons a une « apparence effroyable » (p. 284). Tout effet poétique est gommé dans l’entrée de cette « nouvelle Électre ». La jarre qu’elle porte sur la tête empêche tout autre geste. C’est une image spectaculaire, choquante et quotidienne que propose Euripide, en contraste absolu avec les créations de ses concurrents.

La synthèse de la p. 287 montre bien le parti pris de l’auteur : « Plus que le caractère d’un personnage ou sa psychologie, les formes de la langue théâtrale sont le moteur de l’action scénique ». On peut objecter cependant que la forme prise par la parole des personnages renvoie aussi à la façon singulière qu’ont les personnages de réagir à une situation. La complète autonomie de la parole théâtrale suggérée dans tout l’ouvrage nous paraît exagérée.

Dans le dernier chapitre (Kinésis. Le geste joint à la parole, p. 289-348), M. C. veut « mettre en lumière la continuité du mouvement langagier et corporel sur la scène antique », ce qu’il appelle donc la kinésis. Euripide occupe cette fois la première place avec l’étude de la monodie d’Électre avant l’entrée du chœur. L’image de la fille d’Agamemnon en « porteuse d’eau » ne peut que renvoyer aux « porteuses de libations » d’Eschyle et faire contraste avec elles. À partir de cette image, Euripide, écrit M. C., va construire un chant et une danse. Dans ces monodies caractéristiques de ce dramaturge, l’acteur qui chante et danse a en effet l’occasion de déployer toute sa virtuosité qu’il met au service de celle du poète. « Le geste, écrit M. C., est central dans la dramaturgie d’Euripide » et pour le montrer, il propose p. 315 un « script » de son Électre : « Électre revient de la rivière en portant une cruche ; la première rencontre d’Oreste et d’Électre consiste en une course‑poursuite incluant des gestes de violence ; le moment de la reconnaissance met en scène leur étreinte ; l’instant où Électre se propose comme servante pour aider sa mère à descendre du char transpose en des termes physiques la relation entre la mère et la fille ; enfin les adieux d’Oreste et d’Électre s’expriment à travers une nouvelle étreinte, qui répète celle des retrouvailles ».

C. termine son ouvrage par une analyse approfondie des trois scènes de reconnaissance en mettant en évidence la singularité de la « rencontre mouvementée » d’Oreste et d’Électre chez Euripide où domine l’agitation de la jeune fille face à son frère qu’elle prend pour un étranger. « La proximité comme la violence entre les personnages, note M. C. p. 317, ne se retrouvent ni chez Eschyle ni chez Sophocle ».

La scène de reconnaissance proprement dite aura lieu bien plus tard avec le jeu textuel bien connu sur les σημεῖα : rejetant ceux d’Eschyle, Euripide retourne à la cicatrice homérique. Contrairement aux autres exemples de ce type de scène dans son théâtre (voir Hélène ou Iphigénie en Tauride), celle-ci est particulièrement courte, et surtout, dépourvue de tout moment chanté, signe d’une émotion intense. Le jeu avec Sophocle nous paraît là manifeste et, pour revenir au problème de la datation (pour M. C. il ne fait aucun doute que les deux pièces sont contemporaines, et il a raison, voir p. 343), il nous apparaît de plus en plus qu’Euripide prend quasi systématiquement le contre-pied de son aîné qui, lui, tente de l’imiter (voir l’entrée en récitatif de son personnage‑titre et la parodos sous forme de kommos). L’audace de la scénographie d’Euripide, avec une maison de campagne en fond de scène au lieu du fastueux palais des Atrides, montre d’emblée sa volonté de se singulariser, d’offrir une « nouvelle version » aux spectateurs.

On le voit, cet ouvrage riche stimule la réflexion du lecteur. Sa manière d’envisager les trois Électre sous l’angle de la représentation, en tenant compte de l’oralité plus que du texte écrit, s’inscrit dans la tendance actuelle. Nous regrettons cependant la lourdeur de l’appareil théorique, surtout en ce qui concerne la linguistique, et particulièrement la pragmatique dont les études remontant aux années 1980 sont maintenant connues de tous. L’utilisation d’Aristote est plus pertinente, mais les nombreuses pages qui lui sont consacrées le sont au détriment du travail sur le corpus proprement dit. En outre, le caractère trop souvent abstrait de nombreuses analyses est lié à un parti pris de modernité scientifique dont rendent compte les 35 tableaux, appelés « figures », redondants par rapport au texte.

Les derniers mots de M. C. rappellent pourtant, en citant Pierre Bergounioux, que cette tragédie attique a été faite d’abord, on l’oublie, par et pour des êtres comme nous «vêtus de chair, pour un temps, dans un coin». Qui l’oublie ?

 

Christine Amiech

Publié dans le fascicule 2 tome 123, 2021, p. 756-759.

[1]. Notions fondamentales de la pensée religieuse et actes constitutifs du culte dans la Grèce classique, Genève 1958.

[2]. How to do things with words, Oxford 1962.