Le volume expose les mises en œuvre d’un regard et de méthodes anthropologiques, de même que les résultats obtenus grâce à eux, concernant les vestiges d’habitats et les objets retrouvés dans ces derniers, à Pompéi, à Herculanum et dans d’autres sites archéologiques, y compris en Gaule, dans la Péninsule Ibérique en Grèce et en Afrique. Toutes les sources accessibles, archéologiques, iconographiques, littéraires et épigraphiques s’y trouvent exploitées, en douze articles, les uns en français, les autres en anglais, en espagnol et en italien.
Une substantielle introduction a été rédigée par A. Dardenay et N. Laubry. Elle présente de façon détaillée et approfondie le thème du volume, un historique de la recherche axée sur ce regard et de sa progression, et souligne que l’association des méthodologies archéologiques et anthropologiques ouvre la porte à de nouvelles possibilités et découvertes, et offre une opportunité de revisiter d’anciennes études, notamment sur les domus, spécialement quand elles se trouvaient divisées en de multiples espaces de vie, mais aussi sur les appartements d’immeubles où vivaient de nombreuses familles.
Ils observent en effet que dans la bibliographie, jusqu’à une époque assez récente, l’analyse traditionnelle des domus se montre trop étroite et fragile, se limitant à des points de vue presque uniquement spatiaux ou architecturaux, et notent que dans le cas de la maison romaine, la restriction de la pièce à une fonction particulière est une réflexion qui s’inspire en fait des normes de la maison européenne du XIXe siècle. Mais ils précisent que la recherche des décennies précédentes a été concentrée sur le développement de nouvelles questions et méthodes d’analyse. La déconstruction du cadre d’interprétation vitruvien s’est progressivement faite. Aujourd’hui, nous ne sommes pas loin de chercher de manière systématique la fonction des espaces en fonction des modes de vie et de l’organisation familiale. La dernière décennie de la recherche dans l’archéologie du logement s’est concentrée sur la question de l’humain, se déplaçant donc dans une direction résolument anthropologique.
Ils soulignent que les essais de reconstruction numériques 3D des caractéristiques architecturales ont joué un rôle qui peut difficilement être laissé de côté, quoique, il vaut mieux le rappeler ici, pour ce qui concerne au moins des élévations disparues, elle prend appui sur des vraisemblances et sur des suppositions qui peuvent embellir les choses, voire idéaliser les réalités. L’expérimentation conduite sur la maison de Neptune et Amphitrite à Herculanum a aussi montré qu’une modélisation 3D peut mettre en forme de façon dynamique une approche anthropologique.
L’introduction présente enfin les contributions présentées dans ce volume, et précise qu’elles ne prétendent pas apporter une réponse exhaustive à la totalité des questions posées par une archéologie du logement romain éclairée par une approche anthropologique. Elles constituent plutôt un exemple d’objectifs, de problèmes et de méthodes qu’une telle approche permet. Près de la moitié des articles rassemblés dans le volume concentrent leur contenu et leurs réflexions sur Pompéi et sa région, incluant Herculanum.
Sandra Zanella effectue une synthèse critique des approches qui ont été développées sur l’architecture domestique de Pompéi comme expression d’un groupe social, la famille, respectant des normes, des codes compris et partagés. Elle présente un historique du site depuis la catastrophe de 79. et des recherches effectuées à partir de sa redécouverte et sa remise partielle au jour, et souligne que ses aménagements provenaient d’une société qui n’est pas romaine, et qui n’en a pas adopté en totalité la culture. De plus, elle souligne que Pompéi n’était pas une ville figée : elle avait connu de multiples événements, et parmi les reconstructions observées, certaines ont pu simplement avoir pour cause un désir familial. Elle rappelle que les découvertes anciennes se trouvaient en grande partie interprétées à partir du traité de Vitruve, avec un emprunt au vocabulaire présent chez cet auteur, le tout d’une manière qui se révèle excessive et réductrice. Une nouvelle approche, indique-telle, s’est mise en place à partir des années 1990 : l’exploitation du décor peint pour y trouver des liens sémantiques et structurels sur le rôle social et humain des salles et pièces. Mais elle a apporté plus de questions que de résultats. L’auteure observe la longue absence dans les publications des maisons plus modestes, non organisées selon la structure canonique, et dont le discours apparaît plus complexe. Il se montre nécessaire, ce en quoi elle rencontrera un accord unanime, que les recherches et les études soit interdisciplinaires, et n’omettent aucune approche.
Antonella Coralini, après avoir cité une formule de K. Bowes qui lui apparaît comme très expressive, « les maisons sont des miroirs », précise que la rencontre entre l’archéologie, la sociologie et l’anthropologie se montre très féconde. Prenant exemple sur l’insula IX, 8, elle expose ensuite sa méthode de travail concernant les espaces domestiques, qui consiste à chercher et extraire les données archéologiques contenues dans la bibliographie, avec une très grande rigueur critique, et à porter une attention particulière à l’égard des séquences stratigraphiques, des indices chronologiques, concernant à la fois les structures et les ornements, qui reflètent la culture et les goûts d’une société et des personnes individuelles, ainsi que sur les artefacts et leurs groupements, ce qui fournit des indications sur les modes d’utilisation des espaces et des locaux.
Elle observe que le niveau de sûreté des contextes décrits, en particulier pour les groupes d’artefacts, est dans le cas de Pompéi et plus généralement du secteur vésuvien, très réduit. L’histoire de la remise au jour de Pompéi, montre que celle-ci a été effectuée le plus souvent de façon rapide et sommaire, les fouilles ayant prêté attention aux seules structures et ornementations, négligeant le plus souvent ce qui concernait la culture matérielle, sauf pour les découvertes de grand prix. De la sorte, la documentation portant sur ce quartier lui semble aussi riche en quantité que pauvre en qualité.
Cependant, Pompéi reste pour l’auteure un échantillon possible pour la ligne de recherche présentée dans ce livre, à condition que la communauté scientifique, en étroite collaboration avec les organismes responsables, effectue une étude systématique des contextes, à la merci de l’oubli. Seule une action de récupération et de valorisation des fouilles anciennes pourra assurer à Pompéi que le rôle d’échantillon privilégié que la littérature scientifique lui reconnaît, malgré les réserves exprimées par nombre de spécialistes.
L’insula IX, 8 doit sa notoriété au grand complexe à double atrium et péristyle qui occupe la majeure partie de la superficie ramenée à la lumière dans ce secteur urbain. Les publications qui la concernent ont offert à la communauté scientifique une riche base permettant d’y tenter des lectures sociologiques et anthropologiques. Il apparaît également nécessaire de procéder à la recherche des traces de l’activité exercée par les habitants ou les usagers occasionnels de certains de ses espaces.
James N. Andrews procède à une étude de la hiérarchie des divisions internes des maisons, considérant que des travaux, une fois libérés d’un encadrement étroit et restrictif, permettent une meilleure approche des espaces de vie, ce qui permet une attention plus fertile portée sur les modes et les motifs de mouvements et de déplacements, notamment en rapport avec les règles sociales, les fonctions familiales, la nature des occupants ou des visiteurs, les moments de la journée, la saison ou encore le climat. Il procède à une analyse des étages supérieurs possédés par les résidences d’Herculanum, et montre qu’il s’y trouvait parfois aussi des surfaces de représentation. Ces découvertes posent entre autres des questions concernant les accès et les modes d’occupation et d’utilisation de ces niveaux
Anna Anguissola, à partir des résidences construites cette fois à proximité de Pompéi, et apparaissant comme des intermédiaires entre des domus et des villae, examine leur organisation interne et la circulation qui s’y pratiquait, à partir du décor mural, des passages entre les espaces, de l’ouverture ou de la fermeture de ceux-ci. Elle souligne que cette méthode permet de voir au-delà de la rigidité et de l’étroitesse normative imposée par le recours à Vitruve, et d’entrevoir la manière dont ces espaces doivent avoir été adaptés à une large diversité d’habitants, d’usages et d’activités.
Marin Mauger examine le rôle structurant des sanctuaires domestiques dans la demeure. Il observe que les emplacements des Laraires, sculptés ou peints, et leur complémentarité dans certaines grandes demeures ont été pensés pour leur offrir une « couverture visuelle » et une protection de toute la domus. Il est possible grâce à eux de retrouver la délimitation de la partie résidentielle et familiale, et de la distinguer de boutiques installées dans les espaces périphériques. Dans les résidences à étages rencontrées à Herculanum, l’auteur de l’article propose l’exemple d’un niveau supérieur divisé en appartements, dont l’un a fourni onze statuettes de divinités entreposées dans une armoire installées contre un mur mitoyen. Il fait en outre appel aux connaissances acquises à Ostie. Ainsi, il montre que les sanctuaires familiaux structuraient les espaces domestiques. A l’inverse, rien, dans les habitats modestes et humbles, ne permet une enquête similaire, mais Marin Mauger pense à leur propos à des cultes concernant des groupes plus étendus que les familles, comme des groupes de voisins, palliant de la sorte les carences du modèle domestique traditionnel.
Ria Berg consacre ses pages à l’examen de la présence féminine dans sept domus de Pompéi, par l’examen d’objets appartenant au mundus muliebris qui y ont été découverts, à savoir des instruments et des récipients, et par celui de leur localisation, dans des chambres à coucher et dans des tablina servant au rangement des accessoires de toilette appartenant notamment aux matres familias. Hommes et femmes se partageaient ces tablina dans les habitats modestes, alors qu’ils en disposaient de séparés dans les plus riches domus. À l’intérieur des surfaces de séjour, elle expose en outre que se pratiquaient des activités féminines, en particulier le tissage, et observe que les atria ou des espaces ouverts sur eux n’avaient pas antérieurement été inspectés dans cette perspective. Son étude montre ainsi que les divisions internes des maisons n’étaient pas toutes occupées de façon prédominante par les occupants masculins.
Toujours à propos des occupantes, dans sa contribution, Polly Lohmann présente une analyse synthétique de graffitis retrouvés dans l’espace domestique, qui en signalent, ou plus rarement qui proviennent d’elles. Peu d’entre ces inscriptions en portent les noms. Ils permettent alors de les distinguer des hommes, bien plus représentés, peut-être avance l’auteure, parce que l’inscription de graffitii était surtout une coutume masculine. A défaut de noms, les formes grammaticales peuvent révéler le genre féminin. S’appuyant fortement sur l’anthroponymie, cette étude confirme que les femmes, comme les enfants et les esclaves, restent couramment dans les résidences pompéiennes un groupe plutôt invisible.
Pour Alain Bouet, qui inclut dans son espace d’étude, outre Pompéi et le secteur vésuvien, la Gaule et Délos, le rapport entre l’environnement extérieur et la vie quotidienne joue un rôle central dans un autre domaine, celui les matières reliées à la propreté et de l’hygiène. Il effectue un rappel des différents moyens observés pour recueillir les déjections et excréments dans le monde romain et il présente des structures rencontrées dans l’habitat, à savoir des latrines pourvues de fosses aux volumes et aux formes très variables. Certaines pouvaient accueillir plusieurs utilisateurs à la fois. Pas toujours fermées, sinon par de possibles rideaux, elles étaient bien séparées des autres espaces familiaux. Ces latrines domestiques, rencontrées dans la plupart des domus, semblent avoir été absentes dans certaines d’entre elles : on devait y avoir simplement recours à des récipients. A l’inverse, il note que quelques latrines aménagées dans les espaces privés pourraient avoir été accessibles aux passants (contre paiement ?). Il en a été identifié en Gaule, ouvertes sur les rues, et parfois de grandes dimensions. Il propose en outre de distinguer deux réalités : les maisons urbaines pouvaient se montrer propres sans être hygiéniques. Même luxueuses, elles constituaient les principaux emplacements accumulant l’urine et les excréments.
Les articles dont il sera maintenant rendu compte quittent totalement l’Italie. Mantha Zarmakoupi étudie les limites et les liens existant entre les espaces de réception et ceux réservés aux habitants, dans les maisons de Délos, à la fin de l’époque hellénistique. Pour certaines, les limites entre les deux manquent de netteté, en particulier à proximité des entrées, près des secteurs consacrés à la religion, dont ceux ornés de fresques évoquant les fêtes nommées compitalia, et aussi là où ont été retrouvées des inscriptions telles que des dédicaces, ou même des graffitis. Les présences cultuelles et les restes d’écriture fournissent des axes de regard qui éclairent les visions antérieurement portées sur les intérieurs de ces maisons.
Pour sa part, Jesus Bernero Tirado consacre ses pages à la province d’Hispania Terraconensis, et plus spécialement à la Celtibérie romaine, une région où l’habitat romain avait été jusqu’ici peu analysé. Il expose un examen comparatif des structures familiales indiquées par l’épigraphie et procède à une approche syntaxique destinée à analyser les espaces domestiques. A partir de ces deux regards associés il expose que se définissent dans cette région trois modèles d’habitat distincts, avec chacun sa propre structure familiale : celui qui correspond à l’exercice du pater familias et qui suit étroitement le modèle italien, celui qui s’inspire des traditions locales, et celui qui adapte les traditions locales au schéma romain.
Le dernier article de l’ouvrage, réalisé par Nathalie Baills-Barré et Mélissa Tirel, portant cette fois sur la Gaule romaine, se consacre à une catégorie particulière d’occupation familiale, celle des enfants décédés dans des circonstances périnatales ou très jeunes, une présence qui n’y avait rien d’exceptionnel, et se montrait même assez fréquente. Examinant la totalité de ce territoire, elles y passent en revue des sépultures de ceux-ci, retrouvés dans les espaces domestiques, à proximité des habitats urbains et également ruraux, fournissant ainsi une ressource qui se révèlera hautement utile pour étendre notre réflexion future sur cette forme de cohabitation et sur les pratiques funéraires.
Le livre se termine par deux indices, comme toujours très utiles : le premier concernant les emplacements étudiés ou cités à Pompéi ainsi que dans d’autres villes et lieux de l’empire romain, et le second, consacré aux sources écrites antiques, littéraires et épigraphiques, d’un apport abondant pour l’approche anthropologique.
Cet ouvrage, d’un très haut intérêt, contribue fortement à un renouvellement généralisé des regards et des pistes de recherches, éclairant la progression dans les connaissances et dans la réflexion, ainsi que dans la compréhension des vestiges. Il s’agit d’une méthode applicable à toutes les villes de l’empire romain, même si leurs vestiges s’y montrent souvent bien moins parlants qu’à Pompéi et à Herculanum, ainsi qu’à bien d’autres domaines des réalités antiques. D’autres travaux récents montrent par ailleurs qu’elle est en cours de généralisation dans le domaine de l’archéologie
Les articles exposant les découvertes effectuées sur les sites de Pompéi et d’Herculanum, ainsi que dans des régions différentes démontrent que cette méthode d’étude des sites et des vestiges archéologiques apporte énormément de données importantes, voire essentielles, ignorées jusqu’à son élaboration et sa mise en œuvre, Ce ouvrage, outre les apports que détaillent les contributions, constitue une démonstration convaincante de la forte utilité, et même la nécessité d’appliquer désormais cette méthode très bénéfique à l’ensemble de l’activité archéologique. Ajoutons pour terminer ce compte-rendu que le fait d’étudier de la sorte ces res uetustas réclame une connaissance approfondie des civilisations et des modes de vie ayant existé dans l’empire romain, dans leurs aspects religieux, sociétaux, familiaux et pratiques. Ce regard anthropologique aura d’autre part pour effet d’affiner chez les chercheurs et les chercheuses qui le mettront en œuvre une sensibilité particulière : elle leur créera immanquablement, comme Tite-Live (Hist. Rom., XLIII, 13, 2) écrivait l’avoir ressenti en réalisant son Histoire romaine, un anticus animus, un esprit antique face à la bibliographie existante et aux vestiges archéologiques nouvellement découverts.
Robert Bedon, Université de Limoges
Publié en ligne le 17 décembre 2021