Cet ouvrage, issu d’un mémoire d’HDR, vient opportunément combler un manque. Il existe en effet des travaux plus ou moins récents, mais certains de qualité, sur trois des quatre mesures dont s’est doté l’État romain, sous la République, pour ramener l’ordre public et éliminer ceux qui étaient désignés comme troublant celui-ci : le senatus consultum ultimum (SCV), la lex de maiestate populi Romani, la proscription. En revanche, il n’existait pas jusqu’à présent de travail d’ensemble, spécifique, sur le quatrième moyen mis en Tmuvre, celui qu’on appelle un peu improprement (le latin utilise le verbe iudicare) la « déclaration » d’hostis. Cette forme d’exclusion de la cité a fonctionné de manière de plus en plus récurrente de 88 à 40. En tant que telle, elle n’existait pas auparavant et, sous l’Empire, elle ne fait que quelques réapparitions sporadiques. C’est donc bien une procédure républicaine et même limitée au I er siècle av. J.-C., créée dans le contexte des troubles du dernier siècle de la République et, comme la plupart des autres mesures d’exception, destinée à faire face à ces troubles.
L’ouvrage s’articule en quatre parties. Les trois premières sont chronologiques : première guerre civile ; conjuration de Catilina (+ Milon en 48) ; les années 49-31. La quatrième examine les conséquences de la déclaration d’hostis « du côté des hostes ». Ce corps de l’ouvrage s’étend sur 156 pages en petits caractères, selon l’usage de la collection. Suivent 74 pages de notes, et surtout un précieux et précis catalogue prosopographique des hostes sur 23 pages, lui-même accompagné de 13 pages de notes : Annie allély (aa) classe ces hostes par déclaration, par ordre chronologique donc, et non alphabétique ; elle en compte, assurés et supposés, 57 en tout, en faisant une place à part au « cas Sertorius » et en excluant les exécutés du 5 décembre 63. Viennent ensuite : une chronologie (de 88 à 31), une bibliographie riche (plus de 500 titres), bien ciblée et à jour 1, et quatre indices (des sources, des noms, géographique et topographique, thématique). Cet appareil rend la consultation de l’ouvrage aisée. Celui-ci est écrit dans une langue fluide et claire et édité avec soin. Peu de coquilles à signaler 2.
Voilà pour le cadre général. Venons-en maintenant à l’examen détaillé de l’ouvrage.
L’introduction souligne l’intérêt de cette recherche et définit la méthode utilisée. À juste titre, AA exprime sa méfiance à l’égard de ce qu’elle appelle « les sources primaires » en raison de leur partialité ; l’expression est bizarre, qui désigne en fait les sources littéraires contemporaines ; on y trouve, par exemple, Salluste. Quant à la partialité, les sources dites « secondaires » – en réalité, simplement plus tardives – n’y échappent pas, qui se fondent elles-mêmes souvent sur des sources contemporaines perdues, mais tout aussi partiales, en raison de l’usage des historiens anciens de suivre pour la narration des événements une source privilégiée au lieu de les croiser systématiquement comme dans la méthode historique moderne. AA le sait bien d’ailleurs et, intelligemment, elle ne se départit pas, dans le cours de l’ouvrage, d’une salutaire prudence à l’égard des sources. Et elle fait justement remarquer que, pour une notable partie de la période 90-30, les plus détaillées dont nous disposons sont des sources tardives et grecques – avec donc le risque d’incompréhension ou d’approximation linguistique de certaines réalités romaines.
I.1. Le 1er chapitre de la 1ère partie s’interroge sur les antécédents possibles de la déclaration d’hostis. À vrai dire, les modèles proposés émanant du monde grec ne m’ont pas convaincu, non plus que la supposée déclaration d’hostis qui aurait existé dans le monde gaulois. La procédure semble spécifiquement romaine : le précédent de Capoue m’a paru, lui, légitime, tout comme le lien entre les notions proches, mais distinctes, d’hostis et de perduellis. C’est en effet de ce côté qu’il faut chercher et l’on est un peu surpris que AA, qui montre bien comment les adversaires de Cicéron l’assimilèrent à un adfectator regni et qui, à plusieurs reprises, exprime l’opinion juste que, dans cette période, on s’est souvent inspiré de réalités ou de traditions archaïques pour des créations juridiques (dès la p. 22), n’ait pas fouillé plus avant dans cette direction. Mais ce point n’est pas essentiel et je préfère saluer la justesse de l’appréciation du lien, réel, mais plus lâche qu’on ne le pense communément, entre le SCV et la déclaration d’hostis.
I.2. La 1ère déclaration d’hostis eut lieu en 88, contre Marius et ses partisans. AA s’interroge sur les raisons et les conditions qui poussèrent Sylla à inventer cette procédure nouvelle. Comme contre une adfectatio regni, il s’agissait de « délivrer Rome de ses tyrans » 3 , mais le contexte était militaire, non intérieur, et cela seul suffirait à expliquer que l’adversaire politique ait été considéré comme hostis et, par suite, déclaré tel. Nous sommes, mutatis mutandis, dans un contexte assez proche de l’action militaire menée jadis par la jeune République contre l’armée de Tarquin le Superbe exilé, lui aussi vu comme un hostis. Peut-être est-ce dans cette direction qu’il faudrait chercher le « précédent » qui aurait inspiré Sylla. Au demeurant, ce chapitre est exemplaire dans la reconstitution des différentes phases de la procédure : AA a raison, selon moi, de voir dans la déclaration d’hostis de 88 une mesure indépendante du SCV, mais qui apparaît comme une amplification de celui-ci. Et la reconstitution du décret passé alors est tout à fait plausible.
I.3. Cinna fut-il l’objet d’un SCV en 87 ? Fut-il déclaré hostis ? Les sources ne permettent pas de trancher et la position de AA – il a été chassé « de la propre autorité » par son collègue Octavius et démis de la ciuitas par le sénat sans être déclaré hostis – me semble un peu aventureuse. En revanche, l’exposé des mesures prises entre 87 et 82, jusqu’à la proscription, ne souffre aucune réticence.
I.4. Il en est de même du chapitre sur les déclarations d’hostis qui, au lendemain de la 1 ère guerre civile, frappèrent Lépide, puis L. Magius et L. Fannius. AA démontre avec clarté ce qu’elle avait annoncé en introduction : le caractère très souple de la procédure de déclaration d’hostis et la « non-automaticité » d’un recours parallèle, au SCV. Elle élucide avec netteté le cas de Sertorius, considéré comme / passé pour hostis, mais non déclaré juridiquement tel, et les raisons de ce traitement particulier appliqué à son cas.
II.1-2. Y avait-il encore quelque chose de nouveau à dire sur la répression de la conjuration de Catilina ? La réponse est oui, parce que le chapitre que lui consacre AA est une mise au point de l’aspect juridique du problème. Reprenant en détail le dossier, elle montre que la déclaration d’hostis n’a touché que Catilina et Manlius, ainsi que les insurgés en armes, à l’exception des autres conjurés, et notamment de ceux qui furent arrêtés avant tout commencement d’exécution et mis à mort le 5 décembre 63, au mépris du ius prouocationis. Il ressort de son analyse qu’à vouloir trop se couvrir, le consul Cicéron ne fit en réalité que s’exposer et qu’en droit strict, seule la proposition de César était légale : dès lors que les conjurés appréhendés ne tombaient pas sous le coup de la déclaration d’hostis, toutes les arguties rhétoriques de Cicéron ne changent rien au fait qu’ils n’auraient pas dû être exécutés sans jugement, et encore moins le préteur Lentulus, dont rien n’indique qu’il ait été préalablement destitué de sa charge. Là encore, on ressuscita, pour légitimer l’exécution, une antique procédure utilisée, d’après la tradition, en 500. Je ferai remarquer que, de nouveau, on se tournait vers les procédures archaïques (le procès de Rabirius en perduellio en est un autre exemple) pour résoudre des crises contemporaines.
II.3. La répression de la conjuration valut aux consuls de 63 l’honneur de supplications. Cicéron reçut-il en plus le titre de Pater Patriae ? AA le pense et il est certain que Caton le salua de ce titre dans une contio. Mais force est de constater que l’affirmation que ce titre lui ait été officiellement attribué ne se trouve que chez Cicéron, de manière d’ailleurs ambiguë. Dans l’exposé, très détaillé, des pressions qui forcèrent Cicéron à s’exiler et des mesures prises contre lui par ses adversaires, j’ai été particulièrement sensible à la manière dont AA montre en quoi celles-ci renvoyaient ostensiblement aux premiers siècles de la République : dénonciation du regnum cicéronien, comparable à celui des patriciens d’antan, mise en Tmuvre contre lui de procédures qui rappellent le châtiment des adfectatores regni. Vingt ans après, le souvenir du 5 décembre alimente les attaques d’Antoine et de ses partisans contre Cicéron.
II.4. L’analyse de la déclaration d’hostis de Milon en 48 est une légère entorse chronologique. Elle se situe dans le cadre de la seditio de Caelius, qui fit l’objet d’un SCV. Y eut-il en outre une déclaration d’hostis lancée contre Milon ? Seul Dion Cassius l’atteste, mais je serais assez enclin, comme AA, à le penser, non seulement parce que la procédure est attendue contre un ennemi en armes, mais aussi parce que la volonté de César de minimiser l’affaire, dans le BC, a dû le conduire à taire cette réalité.
III.1 La banalisation de la déclaration d’hostis caractérise la période postérieure aux Ides de mars 44. Auparavant, AA revient longuement sur la déclaration d’hostis contre César en 49, en détaillant minutieusement la séquence des événements entre le 1 er et le 7 janvier ; elle pense qu’il y a bien eu déclaration d’hostis. Mais quand ? À la suite du SCV, estime AA. Pour ma part, je pense, à la lecture du texte de César 4 et en le confrontant avec Dion Cassius 5 , que la déclaration d’hostis a eu lieu avant, le 1 er ou le 2 janvier, qu’elle se heurta au veto tribunicien et que, de ce fait, elle ne fut « activée » qu’à partir du 7, grâce au SCV, qui annulait le veto. L’insistance de César à se présenter en défenseur des droits bafoués des tribuns de la plèbe, son obstination à n’utiliser pour ses adversaires que le terme d’inimici 6 pourraient confirmer mon interprétation. Quant à la procédure qui permit à César de régulariser sa situation à l’automne 49, je pense qu’une dictature comitiorum habendum causa suffisait, dès lors que les comices l’élisaient consul désigné. Enfin, de l’analyse par AA du sort fait par César aux Pompéiens vaincus, il ressort clairement que ceux-ci ne furent jamais déclarés hostes ; sans doute, peut-on ajouter, César jugeait-il illégale la procédure dont il avait été frappé et qui avait été surtout utilisée par les ennemis politiques des populares, et répugnait-il de ce fait à l’appliquer à ses adversaires en bloc, préférant traiter chaque cas individuellement.
III.2. Le chapitre commence par le rappel d’un événement passé presque inaperçu : la tentative avortée d’Antoine de faire déclarer Octave hostis fin 44. Puis AA examine les déclarations d’hostis de l’année 43, contre Dolabella, contre Antoine, contre Lépide, jusqu’au rapprochement entre Octavien, Antoine et Lépide qui aboutit au triumvirat et à la seconde proscription. Cela amène AA à suivre minutieusement le fil des événements de cette période, particulièrement entortillé, qu’elle dénoue avec patience jusqu’à les rendre parfaitement clairs. Ces pages sont excellentes et je ne me séparerai d’AA que sur un point, au demeurant mineur : je pense que la proposition « dure » de Cicéron contre Dolabella 7 ne fut pas suivie et que le SC laissait, selon une pratique commune, un délai aux compagnons de Dolabella pour abandonner celui-ci.
III.3. Les déclarations d’hostis sous le triumvirat – que AA s’obstine à appeler second, tout en sachant bien qu’il n’y en eut qu’un d’officiel – soulèvent plusieurs problèmes, dus à l’insuffisance des sources. Ainsi des déclarations d’hostis contre Octavien, puis contre L. Antonius. AA en tient pour un vote du sénat dans les deux cas ; mais il faudrait alors s’interroger sur la versatilité d’un même corps qui, à quelques mois d’intervalle, aurait émis deux votes contradictoires ; la chose, au demeurant, n’est pas impossible. Pour Sex. Pompée, je tombe d’accord avec AA qu’il ne fut pas déclaré hostis ; mais la raison – qu’elle ne dit pas – est qu’il fut sans doute considéré comme menant une guerre servile 8 et donc comme s’étant retranché lui-même de sa ciuitas. Sans doute en fut-il de même pour Antoine, considéré comme ayant abandonné sa citoyenneté en se mettant au service d’une reine étrangère. Dans les deux cas, il n’était pas nécessaire de les déclarer hostes, puisque leurs actes attestaient qu’ils n’étaient plus Romains.
IV.1. Une 4ème partie, originale, s’interroge sur le sort des déclarés hostes. AA détaille d’abord les conséquences redoutables de cette déclaration pour les intéressés : peine de mort, perte de la ciuitas, et donc des magistratures, des commandements, des honneurs, des sacerdoces et du ius prouocationis, confiscation des biens. Mais, d’une part, par rapport à la proscription, ces mesures étaient moins dévastatrices – les enfants, notamment, n’étaient pas directement frappés – d’autres part elles ne furent pas toujours systématiquement appliquées, notamment la confiscation des biens, et la recherche du coupable pour l’exécuter se fit sans acharnement.
IV.2. Face à ces mesures, la réaction des déclarés hostes fut, en fonction des circonstances, variable. Le caractère lacunaire de la documentation a conduit sagement AA à ne traiter que des cas où des certitudes pouvaient être dégagées : Sylla, Marius, Catilina, Dolabella, Antoine, L. Antonius, Milon et Octavien. Un point a retenu mon attention : celui de la participation des esclaves. Si l’accusation de les utiliser resta constante, la réalité de leur participation semble avoir décliné dès la conjuration de Catilina, bien que AA ne le note pas ; la raison pourrait bien en être que le cauchemar de Spartacus (73-71) 9 semble avoir dissuadé durablement les hostes de prendre le risque de les utiliser.
IV.3. Le problème de l’existence d’une procédure de réintégration des hostes se pose pour Sylla et pour César : au rebours d’AA, je ne pense pas que ni l’un ni l’autre aient pris la peine de lancer pour eux-mêmes une telle procédure, qui serait revenue à admettre la légalité de la mesure qui les avait frappés. Quant à l’attitude de Marius, rappelant celle des accusés, elle n’implique pas non plus, à mon avis, qu’il ait demandé à bénéficier d’une telle procédure ; ce faisant, il voulait sans doute simplement susciter la pitié pour lui et l’indignation contre ses ennemis. Dans les trois cas, le silence des sources est total. Le cas des partisans de Lépide dans les années 70 est encore différent : ils n’avaient pas été déclarés hostes et leur réintégration pouvait donc se faire sans difficulté par la lex Plautia. En revanche, il y eut bien une procédure de réintégration, pour Dolabella à titre posthume, et pour Antoine et Lépide dans le cadre de la constitution du triumvirat.
La conclusion, au moyen de trois tableaux récapitulatifs, apporte la confirmation de l’extrême souplesse et fluidité de la procédure de déclaration d’hostis, tant dans son calendrier (avant, pendant ou après les hostilités) que dans ses modalités (assortie de délais ou non ; englobant les partisans, ou l’armée, ou non ; avec ou sans confiscation des biens…) et dans ses rapports avec le SCV (les deux ensemble ou l’un des deux seul, sans qu’une règle générale se dessine).
Il est temps à mon tour de conclure. Le dessein avéré de ce livre était de combler une lacune sur l’une des quatre procédures mises en oeuvre au Ier siècle av. J.-C. dans les troubles de la République. Il m’est agréable de dire que le « contrat » a été entièrement rempli. Par sa saine prudence, par sa sagacité à interroger les textes, par sa rigueur méthodologique et par son honnêteté intellectuelle, qui la conduit à ne jamais proposer une conclusion sans avoir préalablement rappelé les avis de ses prédécesseurs, AA se recommande aux lecteurs de son livre. Les quelques points où j’ai marqué une réticence ou un désaccord avec elle ne sauraient oblitérer, comme l’arbre qui cacherait la forêt, le fait que mon jugement sur ce travail est tout à fait positif. On voudra bien n’y voir que la marque de l’intérêt qu’il a suscité chez moi. Voilà un livre que non seulement les historiens classiques, mais aussi les historiens du droit et les littéraires spécialistes des textes historiographiques devront avoir dans leur bibliothèque ou – au moins – dans leurs fichiers bibliographiques.
Paul M. Martin