L’entreprise conduite par John Marincola pour offrir une synthèse du vaste champ d’étude que constitue l’historiographie grecque et romaine était devenue une nécessité, tant les recherches ont été intenses et se sont renouvelées, depuis le début des années 1970 notamment. Que le résultat offert par ces deux imposants volumes soit placé sous le triple patronage d’Eduard Schwartz, de Felix Jacoby et d’Arnaldo Momigliano indique clairement quelle est la ligne de force de l’ensemble : le lien entre l’historiographie des Anciens, envisagée ici, de la façon la plus classique et la plus restrictive qui soit, depuis Hérodote jusqu’à Ammien Marcellin, et l’histoire écrite par les Modernes est avant tout celui d’une continuité. J. Marincola glose à leur égard le mot célèbre que, selon Jean de Salisbury, nous devons à Bernard de Chartre : « Nous sommes comme des nains assis sur des épaules de géants » (p. XXI : « three great scholars […] on whose shoulders all who work in this field stand »). De fait, pour Felix Jacoby, dans son grand article de 1913 consacré à Hérodote et paru dans la RE, l’oeuvre de l’enquêteur d’Halicarnasse illustre la genèse du genre historique ; d’abord ethnographe des Barbares, dans les livres I à IV, c’est en abordant le récit des guerres Médiques qu’Hérodote devient historien. Les coutumes des Barbares laissent place au récit des victoires grecques et à l’histoire des cités. Cette maturation en forme de progrès, interne aux Histoires, est le reflet condensé et comme l’anticipation de toute l’histoire du genre historique. Dans un sens proche, pour Momigliano, Hérodote et Thucydide ont façonné d’emblée et illustrent à la perfection les grandes orientations entre lesquelles se partage l’historiographie occidentale : Hérodote est le modèle de toute histoire de la civilisation, Thucydide le paradigme de toute histoire politique et militaire, Tite-Live enrichissant plus tard ces deux modèles avec l’histoire nationale et patriotique, pour ne pas dire nationaliste. Une telle perspective va de pair, dans le propos introductif du maître d’oeuvre, avec l’idée que la ligne de force qui donne sa cohérence à toutes les contributions, ou du moins qui impose un effet d’unité à la lecture de l’ensemble, est celle de l’histoire conçue comme « maîtresse de vie » (magistra vitae), selon le mot célèbre de Cicéron dans le De Oratore (II, 36). Les Grecs et les Romains appartenaient à des sociétés traditionnelles qui regardaient vers le passé pour comprendre leur présent et pour y puiser des modèles d’action et des références morales. De même continuons-nous de regarder vers la Grèce et Rome pour écrire l’histoire. Les Anciens n’en sont certes pas restés à Hérodote et Thucydide ; ils ont considérablement enrichi et diversifié les voies de l’historiographie, mais sans toutefois dépasser ni même fondamentalement renouveler l’écriture du genre, ses grands principes épistémologiques et la place qu’il occupait dans la société.
Ce cadre d’analyse constitue le triple contexte – d’écriture, de genre et socio-historique – à l’intérieur duquel sont réparties, en quatre ensemble, les cinquante-six contributions des deux volumes (une cinquième partie comporte seulement une « transition » concernant l’historiographie de l’Antiquité tardive [250‑650 ap. J.-C.]). La première partie étudie les différents contextes à prendre en compte pour définir l’unité du genre. Il s’agit d’autant de synthèses sur des thèmes déjà explorés, mais toutes passionnantes, portant sur l’origine de l’historiographie grecque (C. Darbo-Peschanski) ou la préhistoire de l’historiographie romaine (T. P. Wiseman), sur les rapports entre mythe et historiographie (S. Saïd), sur les fondements de l’« histoire » des anciens : quel est le sens de la notion d’historia ; quels rôles y jouent les documents (P. J. Rhodes), les grandes figures, les « caractères » (L. V. Pitcher), les discours (J. Marincola) ; comment se construit le sens chez Hérodote, Thucydide et Xénophon (C. Dewald). Un deuxième ensemble d’études présente les grands « genres » de l’historiographie ancienne : la monographie sur la guerre, écrite « à l’ombre de l’Iliade » (T. Rood), les histoires générales telles que les Hellenica (Chr. Tuplin), l’histoire locale et l’Atthidographie (Ph. Harding), l’histoire universelle, d’Ephore à Diodore (J. Marincola), les rapports entre Mémoires et autobiographie dans la Rome républicaine -, histoire que Cicéron aurait souhaité écrire et qu’illustre César (A. M. Riggsby), les abréviateurs de l’époque tardive, Eutrope, Aurelius Victor (Th. M. Branchich). On constate qu’il s’agit, plutôt que de « genres » au sens propre, de modes discursifs dont l’unité tient tantôt à un thème (la guerre), tantôt à un découpage géographique ou chronologique, ou bien encore, de manière plus complexe, à une situation d’énonciation : les historiens d’Alexandre (A. Z Zambrini), les historiens grecs de Rome (Chr. Pelling), l’historiographie juive d’inspiration hellénistique, entre le IIIe siècle av. J.‑C. et le IIe siècle ap. J.-C. (G. E. Sterling). Ce choix d’appréhender l’historiographie ancienne sous l’angle de la diversité et même de l’absence d’unité, se retrouve dans la troisième section, la plus copieuse (n° 26 à 49). Celle-ci, en réduisant la focale, repose sur l’intention, plus originale, de privilégier l’analyse d’un épisode singulier en montrant que son traitement chez l’historien ancien est un raccourci de sa manière d’écrire, dans son ensemble. Néanmoins, ces trop brèves études, de quelques pages, sans notes, sans assise théorique, et presque sans bibliographie, restent seulement des esquisses prometteuses, et ne sauraient dépasser la bibliographie considérable consacrée à chaque épisode, à chaque cas. La quatrième partie (« Neighbors ») étudie, de manière synthétique, des dossiers aussi classiques qu’indispensables concernant, pour la plupart, le voisinage entre l’historiographie et des genres admis, pour l’essentiel et parfois avec des noms différents, dans la poétique narrative des Anciens : l’ethnographie (E. Dench), la tragédie (R. Rutherford), la biographie (Phi. Stadter), la géographie (J. Engels), l’épopée à Rome (M. Leigh), l’antiquariat (B. Bravo), le roman (J. R. Morgan). On retrouve, derrière ces problèmes, bien des dossiers pour lesquels Momigliano avait déjà dégagé les lignes essentielles et qu’il avait réunis dans ses Contributi.
Il manque à ce livre de synthèse un chapitre important, qui aurait pu en être la clef de voûte. Une confrontation des théoriciens anciens de l’histoire, Aristote, Denys d’Halicarnasse, Cicéron, Lucien et d’autres, avec les réalisations effectives des Grecs et des Romains, d’une part, avec les tentatives des Modernes pour classer, ordonner l’historiographie ancienne, d’autre part, aurait sans doute permis de mieux comprendre la nature de l’apport ou de l’incidence d’Hérodote, de Thucydide et des autres. Ainsi est-il bien connu que Thucydide fut considéré, dans l’université prussienne rénovée, après 1810, et dans tout le XIXe siècle européen, comme le maître de l’histoire savante, tendu vers « la recherche de la vérité » (I, 20, 3), épris d’« exactitude » (I, 22, 1-2) et d’impartialité. Or quelle signification recèle ce paradoxe à la fois pour la science historique et pour la « science de l’Antiquité » (Altertumswissenschaft) ? Le Thucydide que lisent, par exemple, Wilhelm Roscher – auteur d’un livre capital : Leben, Werk und Zeitalter des Thukydides (Göttingen, 1842) – et Eduard Meyer, dans le contexte de la première guerre mondiale (voir plusieurs études réunies dans ses Kleine Schriften, Halle, 1929, notamment le discours du 15 octobre 1919 : « Preussen und Athen ») est-il un historien ancien ou un de leurs contemporains, un de leurs « collègues » ? Comprendre l’historiographie des Anciens ne saurait faire l’économie de ses rapports avec l’usage que font consciemment les Modernes de cet héritage, à la fois pour analyser le présent et pour écrire l’histoire. C’est aussi pourquoi l’on s’étonnera que ce livre ne fasse pas place à l’historiographie allemande contemporaine en ce domaine.
Une bibliographie abondante (p. 582-641) rendra service au spécialiste, mais le fait qu’elle ne soit ni sélective ni exhaustive déroutera le public non-spécialiste auquel cet ouvrage semble destiné en priorité. Une section sur les principales éditions et traductions aurait été par ailleurs bienvenue. L’index locorum et l’index général seront, eux, fort utiles.
Pascal Payen