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Dans cet essai riche et ambitieux, Catherine Darbo-Peschanski (CDP) offre la synthèse et la mise en ordre de plus de vingt années de recherches consacrées à l’historiographie grecque (rappelons son livre important sur Hérodote : Le discours du particulier. Essai sur l’enquête hérodotéenne, Paris, Seuil, 1987). L’auteur se fixe pour objet de reconstituer ce que fut l’activité intellectuelle nommée historia par les Grecs. Mais, alors que, d’ordinaire, cette voie conduit presque immanquablement à faire de l’historiographie grecque l’ancêtre tutélaire de ce qui culmine avec l’histoire conçue comme science, discipline et profession, dans les universités européennes du XIXe siècle, la méthode consiste plutôt à refuser, au moins dans une première phase, toute perspective de nature analogique entre l’historia des Anciens et l’histoire des Modernes. Car dans ses commencements, l’historia n’a, ou n’aurait, rien à voir avec l’histoire. La confusion viendrait de ce qu’auraient été confondus trois « objets » : l’historia comme mode de connaissance empirique, depuis les premiers auteurs en prose du VIe siècle av. J.-C. jusqu’à Galien ; ensuite, les différentes conceptions du devenir, ou « historicités », qui ont changé en fonction des grands contextes et des mutations ayant affecté la Méditerranée, depuis les cités de l’époque archaïque jusqu’à l’unification de l’Empire romain du IIe siècle ; enfin, l’historia comme genre historique, conçu comme « une forme de composition discursive ». Le projet du livre est d’étudier ces trois registres, en replaçant chacun d’eux dans sa temporalité et dans son contexte, mais sans jamais perdre de vue qu’en différents moments ils ont pu interférer, se recouper. Toutefois, la tâche qui tend à redonner à l’historia des Grecs toute son « originalité culturelle » (p. 34) est ardue en ce qu’elle repose sur un paradoxe : ce que nous nommons « histoire », en nous rattachant peu ou prou aux Grecs, « s’est construit, non seulement en l’absence, mais aussi, à proprement parler, sur – ou grâce à – l’absence de théorie unifiée de l’historia comme étude des événements, ou encore comme art (technè), comme science (epistèmè) » (p. 23).
Pour mettre ainsi au jour l’originalité de l’historia en ses débuts, CDP se doit d’explorer, au fil des quatre parties du livre, un champ bien plus vaste que celui de l’histoire conçue comme le récit des « événements qui sont advenus du fait des hommes », selon le programme du prooimion de l’Enquête d’Hérodote. Ce dernier invitait déjà à une grande largeur de vue, en concevant l’historia comme le cheminement même de l’enquête, et non comme le seul « résultat » ou « exposé » (apodexis) des faits. Au total, « qu’est-ce donc que l’historia, dès lors qu’on ne l’interroge pas d’emblée depuis l’histoire » et que l’on s’efforce d’en prendre en compte toutes les formes et variations, tous les usages anciens ? Pourquoi et comment les Grecs ont-ils constitué à partir de Thucydide une tradition et un corpus d’historiai, alors même que l’auteur de La guerre du Péloponnèse ne situe pas son activité dans ce champ de recherche ?
La première partie analyse notamment les deux occurrences du terme histôr, duquel dérive historia, dans l’Iliade (XVIII, 497-508 ; XXIII, 486). Il ressort de l’étude attentive des deux scènes, qu’en dépit de l’étymologie qui relie histôr et historia à la racine *wid, et donc aux verbes « savoir » (eidenai) et « voir » (oida), l’histôr n’est pas « celui qui sait pour avoir vu », il n’est ni un « témoin », ni un « voyeur », selon les conclusions d’Émile Benveniste, mais il est en posture de juge, faisant valoir une autorité de type judiciaire pour garantir un autre jugement. Chez Hérodote (au centre de la deuxième partie), l’histôr a disparu, remplacé dès les premiers mots par l’historia. Celle-ci a toujours rapport à la justice, dans un procès en deux temps, dont elle occupe le premier : d’une part un jugement attestant la vérité d’un fait, la réalité d’un personnage, d’un animal ; d’autre part, un jugement de seconde instance demandé à l’auditeur ou au lecteur de l’oeuvre, stipulant qu’il situe l’exposé de l’historia du côté de la vérité ou non. Pour que le lecteur soit à même de trancher, l’enquêteur se doit d’avoir accordé une même attention équitable à tous les faits, qu’ils proviennent de Grecs ou de Barbares (prooimion), ou qu’il s’agisse « des petites et grandes cités des hommes » parcourues « pareillement » (ou « à égalité » : homoiôs, I, 5) par Hérodote prenant la parole à la première personne, de manière « à faire mémoire des unes et des autres pareillement (homoiôs) » (I, 5). On voit par là que l’historia va bien au-delà de la simple restitution des faits et ne peut être « cantonnée au domaine de l’événementialité historique » (p. 231). L’analyse glisse donc, dans la troisième partie, vers la question des différentes formes d’historicité mises en oeuvre par les Grecs. Dans l’Enquête d’Hérodote la justice (dikè) paraît être le moteur de l’histoire. La dikè garantit et rétablit sans cesse un équilibre – selon un principe de compensation qui va de l’offense à la réparation – entre le lot (moira, aisa) qui échoit à chaque chose et à chaque être, et les atteintes (adikiai, adikèmata, hubrismata…) qui l’affectent dans les sphères cosmiques, géographiques, politiques, sociales, religieuses. À partir de la fin du Ve siècle, lui succède comme second « principe dynamique […] en oeuvre dans l’histoire » (p. 286) la « nature humaine » (anthrôpeia phusis). Thucydide en expose le mécanisme à nu dans l’« Archéologie », en fait le principe (to anthrôpinon) qui sous-tend la validité du ktèma es aiei (I, 22, 4), et le montre à l’oeuvre dans l’histoire, à Corcyre, à Mélos, à Mitylène, aussi bien dans le récit que dans des discours prêtés aux protagonistes. Mais la diversité des formes et des accidents que prend de plus en plus la « nature humaine » – en témoigne Xénophon rapportant, dans les Helléniques, la multiplicité des conflits qui opposent les cités – impose de penser un principe qui rende compte, au niveau macroscopique, de la convergence des événements. C’est l’action de Rome, telle que l’analyse Polybe, qui impose de penser un principe unitaire. Le destin permet alors de « donner à l’histoire un cours visible et repérable » (p. 301), comme le sont l’action et la puissance de Rome. Qu’on l’appelle « cause », « vérité », « nécessité », chez les stoïciens, « Fortune » (Tukhè) avec Polybe, ou encore providence (pronoia), chez Diodore, cette force permet à l’historien, qui se fixe pour mission d’en dégager la logique organisatrice, de rendre compte de « l’économie générale et totale des faits survenus » (Polybe, I, 4, 4). Le recours à la Fortune confondue avec le Destin, permet ainsi, au temps de la conquête romaine, sous la République, « de penser comme un tout cohérent les effets démultipliés de la nature humaine dans le cours du devenir », sans effacer la part d’aléatoire due à l’action des hommes. Aux Ier et IIe siècles de notre ère, la stabilité présente de l’Empire semble délimiter un espace clos, qui permet à la fois de remonter en toute tranquillité dans le temps, chez Pausanias, ou de proposer des rapprochements, à travers les parallélismes de Plutarque : temps et espace échangent leurs caractères ; l’un et l’autre sont à la fois pleins et infinis, comme l’Empire, et l’historien invente des formes capables de rendre compte de cette nouvelle forme d’historicité. La quatrième et dernière partie étudie comment, à partir de la conception hérodotéenne de l’historia et en dépit des ruptures qui affectent les différentes formes d’historicité, a pu se constituer un corpus unifié d’oeuvres appelées historiai, en somme comment s’est élaborée l’historia comme genre. Une des explications réside dans « le mécanisme de la suite » mis en place par Thucydide et consistant à commencer une oeuvre là précisément où un devancier s’est arrêté. Dès lors, l’ensemble des oeuvres qui obéissent à ce principe font du temps – et de lui seul ?, ajouterions-nous – une succession ordonnée qui subsume les différences de conception concernant l’historicité. L’histoire, devenue historiographie, apparaît comme un tout cohérent ; la continuité du temps se confond avec celle du récit, et la diversité des formes d’historia – qu’il s’agisse de la recherche elle-même ou de l’exposé de cette recherche – se dissout à l’intérieur de la tradition comme genre.
Redisons-le sans hésiter : ce livre suscite la réflexion à chaque page. Le projet de cerner la notion d’historia dans ses tours et détours grecs, depuis la figure de l’histôr homérique jusqu’au IIe siècle est sans cesse mis en oeuvre. Certes le bilan de Lucien, dans Comment il faut écrire l’histoire, seul traité théorique qui nous soit parvenu des Anciens, aurait pu être davantage soumis à la question, de même que le corpus de Galien. De même, le dossier de l’écriture, bien que faisant l’objet d’une annexe (p. 445-449) et de plusieurs analyses, n’est pas pris en compte dans toutes ses dimensions. Il est pourtant fondamental, car l’affirmation « j’écris », à la première personne, ou, à la troisième personne avec le « Thucydide d’Athènes a mis par écrit (xunegrapse) la guerre des Péloponnésiens et des Athéniens…» vaut pour une signature commune à tous les historiens. Jusqu’à Lucien, et de façon constante, les verbes ou les noms de la famille de graphein forgent l’identité de l’historien et constituent la marque la plus reconnaissable de son activité. Dès lors le dossier de l’écriture comporte trois aspects qui auraient pu être explorés différemment : 1. l’historia apparaît d’abord comme une forme d’écriture en prose, commune à tous les « physiologues » et « philosophes » dans le contexte du VIe siècle, d’Anaximandre à Hécatée. Ce phénomène historique correspond à une rupture, une nouveauté liée aux capacités heuristiques de cet outil et au contenu, neuf, qu’il véhicule ; 2. l’écriture apparaît comme un choix, une affirmation, liés à un individu – Hécatée dans le prologue de ses Généalogies ; Hérodote I, 95 ; Thucydide, I, 1, 1), qui se reconnaît dans le recours à cet instrument, et qui se situe dans la lignée des prosateurs, pour constituer, précisément, l’historiographie ; 3. enfin, écriture signifie mise en ordre du récit des événements, selon la ligne du temps qui, en passant dans l’écrit, devient temps de la narration. L’histoire des rapports entre historia et écriture ne commence pas avec les théoriciens du IVe siècle, Isocrate et Aristote. Les ressources neuves de la prose écrite ont leur place, essentielle, dans les premiers « commencements grecs » de l’historia.
Le livre de CDP offre encore au lecteur onze annexes, sous la forme de dossiers documentaires faisant le point, de manière non exhaustive toutefois, sur des sujets tels que « justice et historicité », « Aition, aitia », « Historia, grammaire et rhétorique ». Ces mises au point sont utiles, en dépit du ton vif adopté le plus souvent à l’encontre des études qui défendent des points de vue différents, et de la manière parfois très partielle, dont sont rapportés certains travaux. Une riche bibliographie (p. 479‑507), un bref glossaire, deux indices (des sources et des notions) contribuent à faire de ce livre dense et constamment stimulant un instrument de travail et une référence désormais obligée pour qui étudie l’historiographie ancienne, grecque en particulier.

Pascal Payen