Le sanctuaire de Pietrabbondante compte parmi les sites archéologiques les plus célèbres du Samnium. La région fit l’objet de fouilles dès la fin du XIXe siècle mais les nombreuses campagnes menées depuis 1959 sur le complexe religieux ont marqué une intensification des recherches, livrant un vaste ensemble de données dont certaines sont demeurées jusqu’à présent disséminées dans la bibliographie. Dans Pietrabbondante. I rinvenimenti numismatici dalle campagne di scavo 1959-2019, Simone Boccardi propose la première grande synthèse des découvertes numismatiques du sanctuaire. En établissant un catalogue exhaustif et en proposant une analyse numismatique du site, l’auteur poursuit un travail déjà initié par ses pairs mais étendu, désormais, à l’intégralité du site archéologique et à ses multiples phases d’occupation.
Pour Adriano La Regina, qui signe la préface, l’intérêt de croiser l’étude du lieu et de sa documentation numismatique est multiple. Il s’agit de mieux préciser les évolutions connues par le sanctuaire et les différentes phases d’occupation à la faveur des termini ante quem et post quem fournis par les monnaies. Le volume des trouvailles peut également indiquer l’intensité de la fréquentation d’une zone. Enfin, c’est l’économie et les pratiques monétaires du Samnium que la documentation numismatique du sanctuaire aide à saisir, même si la circulation et les usages monétaires propres aux espaces cultuels ne sont pas nécessairement généralisables à d’autres types de contextes à l’échelle régionale.
Les fouilles archéologiques ont permis de dater du Ve siècle a.C. la première phase d’occupation du site et le début des activités religieuses. Cette première période d’occupation s’interrompt brutalement lorsque le site est détruit durant la deuxième guerre punique (en 217 selon l’auteur). Des reconstructions sont attestées dès la fin du IIIe siècle a.C. mais c’est surtout au siècle suivant que de vastes travaux de monumentalisation sont réalisés en lien avec les fonctions politiques et religieuses du sanctuaire, qui accueille les réunions du Sénat samnite. La guerre sociale marque un changement brutal dans sa fréquentation. Le Samnium perd son autonomie politique et territoriale au profit de Rome, ce qui a des répercussions sur le site. Le passage de la République au Principat est un autre tournant majeur de l’histoire du site marqué par le transfert de Pietrabbondante à la gens Socellia et par la transformation de cet espace en fundus privé. Le sanctuaire demeure utilisé et la fréquentation semble même augmenter. Aux siècles suivants, la fréquentation est fluctuante mais le sanctuaire demeure actif. Un séisme, survenu en 346, aurait provoqué l’effondrement d’une grande partie des structures, qui ne sont pas reconstruites. Le site est abandonné à la suite de l’interdiction progressive des cultes païens à partir de la fin du IVe siècle p.C.
Au total, Pietrabbondante a livré 1920 monnaies, émises entre la fin du Ve siècle a.C. et le Ve siècle p.C., ce qui révèle l’importance du lieu comme sanctuaire samnite et comme résidence privée. Parmi ces monnaies, on dénombre :
216 monnaies grecques / italiennes
625 monnaies romaines républicaines
982 monnaies impériales romaines (+ 5 exemplaires incertains)
8 monnaies d’époques moderne et contemporaine (+ 1 exemplaire incertain)
2 médaillons de dévotion
41 monnaies illisibles
Les 91 premières pages du livre sont consacrées à l’analyse de la documentation numismatique. L’auteur fait le choix de diviser son ouvrage selon les différents secteurs du site, en commençant par la partie occidentale. Le premier chapitre (p. 1-12) est consacré au complexe théâtre‑temple, qui constitue le véritable cœur du sanctuaire. Cette partie, endommagée par la deuxième guerre punique, a fait l’objet d’importants travaux de rénovation et de monumentalisation au IIe siècle a.C. C’est un lieu particulièrement dynamique jusqu’à la guerre sociale. Deux dépôts, aux contextes d’enfouissement bien différents, attirent plus particulièrement l’attention. Le premier serait un piaculum, composé de 13 monnaies républicaines, servant de rite expiatoire pour corriger la profanation du lieu par Hannibal pendant la deuxième guerre punique. Le deuxième dépôt est composé de 40 monnaies, principalement des deniers légionnaires de Marc Antoine. Si les dépôts clos par ce monnayage sont nombreux en Italie comme ailleurs, l’originalité de celui-ci réside dans sa composition : des monnaies de bronze sont associées aux dénominations en argent. C’est vraisemblablement un vétéran, revenu des guerres civiles, qui enfouit ce dépôt après la victoire d’Auguste et le transfert du site à la gens Socellia.
Le chapitre suivant (p. 13-20) se concentre sur les édifices à l’est du complexe théâtre-temple. Les découvertes numismatiques démontrent une hétérogénéité des phases d’occupation selon les secteurs. Dans l’ensemble, cette partie du sanctuaire est occupée sous la République et continue de l’être à l’époque impériale malgré une baisse de l’activité. Il est également question, dans ce chapitre, du temple A et de la zone au nord-est de ce dernier. Le temple A, qui fait partie des premiers édifices construits après les destructions d’Hannibal, a fourni un dépôt monétaire désormais au Musée national de Naples et dont un aperçu de la composition est livré par Michael Crawford dans le Roman Republican Coin Hoards[1]. Outre ce dépôt précieux mais insuffisamment connu, le temple A et la zone du nord-est contiennent une documentation rare mais continue jusqu’au IVe siècle, l’interruption coïncidant avec le tremblement de terre de 346.
La terrasse méridionale fait l’objet du chapitre III (p. 21-42). C’est une zone servant de lieu de réunion aux dignitaires samnites. Cette partie du complexe est issue des travaux de monumentalisation réalisés au IIe siècle a.C. Elle est divisée en trois ensembles : la zone de chantier, la piazza et la domus publica. Un phénomène intéressant est illustré par cet ensemble : pour la zone de chantier, le bronze est principalement représenté par des as. À l’inverse, ce sont surtout des fractions de l’as qui ont été mises au jour dans la domus et la piazza.
Deux tendances peuvent être observées en ce qui concerne la piazza : l’époque julio‑claudienne est représentée essentiellement par les dénominations de cuivre, à l’inverse, la période antonine est dominée par le laiton.
Les monnaies en argent du IIIe siècle p.C. présentent des taux variables d’argent selon les séries et les règnes. Les monnaies retrouvées illustrent principalement les frappes dévaluées. Les séries restaurées, plus précieuses, pénètrent moins le sanctuaire.
La domus publica est une partie fortement fréquentée du sanctuaire de Pietrabbondante. Dans la salle 7, un petit dépôt de bronze et d’argent, notamment des antoniniens de Gallien et Claude II, est identifié. L’argent est dévalué à cette période et il n’est donc pas étonnant de le retrouver associé à du bronze. C’est un dépôt classique pour la période considérée et qui met en lumière des tendances déjà soulignées dans d’autres parties du sanctuaire. En outre, au IVe siècle, les salles 9, 10 et 17 de la structure sont activement fréquentées, en lien avec l’installation d’un culte à mystères, possiblement celui de Sabazius. Cette activité religieuse se traduit par une forte présence de numéraire sur place.
Le chapitre IV (p. 43-65) cible la partie orientale du sanctuaire, qui livre des vestiges d’un intérêt spécifique pour les années de la deuxième guerre punique. Cette zone ne connaît pas la monumentalité d’autres parties du sanctuaire, les bâtiments étant souvent construits en argile pour réparer rapidement les dommages liés à la guerre. Dans cette zone, le temple L a livré un grand nombre de monnaies (342 pièces identifiées), ce qui explique qu’il ait été identifié comme un aerarium dans la bibliographie. Deux dépôts sont relevés. Le premier dépôt est interprété par l’auteur comme étant un autre piaculum consécutif à la profanation du lieu sacré par Hannibal. Il permet de dater le début des travaux de reconstruction en 215-212. Le deuxième dépôt, à caractère votif, est composé de 342 monnaies dont 60 sont issues de Grande Grèce et d’Italie et 276 sont romaines (162 AE, 114 Ag). Il constitue un document important pour dater plus précisément l’introduction du denier à l’intérieur de la deuxième guerre punique. Depuis les fouilles de Morgantina (Sicile), deux hypothèses principales ont été proposées : 215-214 ou bien 212-211. L’absence de quadrigats apuliens émis en 211 dans le dépôt de Pietrabbondante suggère que les travaux du sanctuaire ont été achevés vers 211 ou peu avant. Il est plus vraisemblable que les deniers romains contenus dans le dépôt aient commencé à être produits trois ou quatre années auparavant plutôt qu’en 212-211, ce qui selon l’auteur conduit à privilégier une introduction du denier vers 215-214. L’argumentation est intéressante, mais d’autres variables doivent être prises en compte. D’une part, l’absence d’une série au sein d’un dépôt ne signifie pas nécessairement que son enfouissement est antérieur à l’émission de cette série, à plus forte raison si le dépôt en question ne s’inscrit pas dans l’aire de circulation préférentielle de ce monnayage (dans le cas présent, l’Apulie). D’autre part, peut-on affirmer qu’une situation régionale est représentative d’une tendance générale ? Dans un contexte militaire comme celui de la deuxième guerre punique, il n’est pas assuré que la réforme monétaire introduisant le denier ait été centralisée. On observe au contraire diverses expérimentations, cantonnées parfois à des théâtres d’opérations, selon des modalités et des rythmes variables, avec une introduction différenciée des nouvelles dénominations. Ce dépôt n’en reste pas moins important, car il permet d’étudier une autre situation que celle de Morgantina et de son contexte sicilien particulier.
Au nord-est de l’aerarium, une autre structure livre une documentation numismatique intéressante. Ce lieu suit la même chronologie que le bâtiment précédemment étudié. En revanche, cette partie du sanctuaire est occupée très longtemps et de nombreuses monnaies du IVe et Ve siècles sont découvertes, attestant d’une occupation tardive du lieu. Au témoignage de la documentation, la fréquentation de l’édifice diminue à la suite de l’édit supprimant les cultes païens mais ne s’interrompt pas pour autant. C’est dans cette zone que l’on retrouve l’exemplaire le plus tardif du site, une monnaie de Zénon (474-491).
Le chapitre V est bref (p. 67) et concerne un secteur fouillé en 2021-2022 contenant des monnaies républicaines. Ces fouilles n’ont pas conduit à réviser les conclusions précédemment établies pour d’autres secteurs du sanctuaire.
Le chapitre VI (p. 69-91) fait office de conclusion et analyse les grandes tendances numismatiques du sanctuaire. Les premières monnaies qui y sont trouvées sont datées du Ve siècle a.C. Il s’agit de monnaies d’argent principalement issues de deux grands ateliers monétaires : Neapolis et Tarente. À partir du IVe siècle, les provenances sont plus variées : des monnaies de Velia, Fistelia, Allifae et Peripoloi Pitanatai et les premiers bronzes arrivent dans le sanctuaire. La monnaie pénètre véritablement la région à partir de la fin du IVe siècle ou du début du IIIe siècle car c’est le moment où le sanctuaire livre une documentation se diversifiant considérablement, aussi bien du point de vue de l’origine des monnaies que des dénominations concernées. Au IIIe siècle, le bronze remplace progressivement l’argent, et émane d’un nombre encore croissant d’ateliers différents (Cales, Suessa Aurunca, Nola, Paestum, Arpi, etc.). La monnaie romaine de bronze arrive progressivement dans le sanctuaire. Le numéraire devient de plus en plus abondant à l’approche du conflit contre Hannibal, démontrant ainsi l’importance de la région dans la guerre. En revanche, une comparaison avec d’autres sanctuaires de la région révèle une pénétration différenciée du numéraire romain dans le Samnium. Le IIe siècle est dynamique comme le montrent les multiples monnaies républicaines romaines retrouvées pour cette période, en lien avec les travaux de monumentalisation du complexe. La guerre sociale, à l’inverse, interrompt l’activité du lieu. La même tendance est constatée dans les autres sanctuaires du Samnium.
Dans le sanctuaire, l’essentiel des monnaies date de l’époque impériale, qui connaît peu de dépôts. Sous les Julio-Claudiens, les trouvailles isolées sont nombreuses et témoignent de l’intense fréquentation du site. Si les espèces de cuivre sont majoritaires pour les trouvailles datées des périodes augustéenne et tibérienne, la part prise par les dénominations de laiton croît à partir des décennies centrales du Ier siècle p.C. L’époque flavienne est moins bien représentée, en raison de la baisse de fréquentation du site. Les activités reprennent avec les Antonins. À partir de cette période, les séries d’argent retrouvées dans le sanctuaire sont principalement dévaluées. Les séries restaurées pénètrent moins bien l’économie quotidienne. Plus on progresse dans le temps, plus le laiton est représenté, au détriment du cuivre. C’est une tendance généralisable à l’Empire. Pendant le IIIe siècle, les attestations sont plus rares, même si certains règnes sont mieux représentés que d’autres. Les monnaies issues de la réforme monétaire de Dioclétien arrivent également dans le sanctuaire. La fréquentation décline réellement à partir de la deuxième moitié du IVe siècle.
Le catalogue des trouvailles occupe la deuxième partie du livre (p. 93-246). Il est précédé d’un court préambule pour présenter et justifier les références scientifiques mobilisées pour le classement des monnaies, certaines datations ne faisant pas consensus. Le catalogue est facile d’usage. Il est divisé par région du sanctuaire et par édifice. Les monnaies sont ensuite recensées par strates et numérotées en suivant l’ordre chronologique de production. Pour chaque monnaie, Simone Boccardi présente toutes les informations utiles pour exploiter pleinement la documentation. À la suite du catalogue, toutes les monnaies sont illustrées par des photographies en noir et blanc, respectant les échelles. Enfin viennent appendices et index (p. 247-296) rendant particulièrement aisée la consultation de la documentation et l’identification de séries précises. Des plans et photographies du sanctuaire sont également fournis.
L’ouvrage se recommande par la rigueur de la présentation, mettant en valeur une documentation numismatique exceptionnelle. Le grand format, la qualité du catalogue et des photographies en font un outil pratique pour les recherches des spécialistes. L’ouvrage parvient avec brio à simplifier des sources abondantes et diversifiées pour faire ressortir les grandes tendances numismatiques du sanctuaire. En revanche, la quantité de matériel étudié, allant du Ve siècle a.C. au Ve siècle p.C., ne permet pas un approfondissement de toutes les tendances identifiées. Il reviendra aux spécialistes de chaque corpus monétaire d’explorer les nombreuses pistes ouvertes par cette monographie d’une grande qualité consacrée à l’un des sites les plus emblématiques du Samnium antique.
Thomas Pinoteau, Université d’Orléans, IRAMAT – Centre Ernest Babelon
Publié dans le fascicule 2 tome 127, 2025, p. 631-635
[1]. RRCH 24 – Pietrabbondante.
