< Retour

Les hommes font-ils l’histoire ou serait-ce plutôt l’histoire qui façonne les hommes ? Largement labouré depuis Hegel et Marx, on sait bien que ce questionnement philosophique ne peut appeler que des réponses complexes et nuancées, parmi lesquelles chacun aura tendance à privilégier l’un ou l’autre des termes de la réflexion. Dans son livre substantiel sur la genèse et l’affirmation de l’impérialisme romain à l’époque médio-républicaine, Manfredi Zanin privilégie la première proposition. Sa contribution vient ainsi offrir un contrepoint immédiat à l’ouvrage tout récent de Pierre‑Luc Brisson sur le même sujet et la même période, dont nous avons rendu compte également dans ces pages[1].

Si, dans la droite ligne de la voie explorée précédemment par Arthur Eckstein, le second veut démontrer que le développement inexorable de la puissance romaine au sein du monde méditerranéen hellénistique, au IIe siècle avant notre ère, doit se comprendre comme le produit d’un système et d’un mécanisme stratégiques modélisés par les théories contemporaines de l’école « néo-réaliste » des relations internationales, en le présentant comme une réaction typique à un environnement géopolitique perçu comme menaçant, et au dilemme de sécurité auquel Rome se trouvait confrontée, l’analyse de M. Zanin, au contraire, replace au cœur du processus l’action singulière des acteurs politiques romains, c’est-à-dire des personnalités et des grandes familles de l’aristocratie sénatoriale en lui attribuant le rôle moteur et décisif de l’enchaînement des événements.

Après s’être évidemment livré, au préalable, à un tour d’horizon historiographique de l’état de la question dans un premier chapitre introductif, M. Zanin consacre tout d’abord une première partie à une approche générale (L’egemonia mediterranea tra Senato e senatori. Profili politici, istituzionali e culturali). Les incohérences de la politique extérieure romaine (chap. 2) ne révèlent pas, selon lui, un désintérêt de la curie pour les affaires orientales, contrairement à ce qu’a soutenu, il y a quarante ans maintenant, Erich Gruen[2] : elles correspondraient plutôt à la « fragmentation » politique du Sénat, que l’auteur illustre par plusieurs exemples de rivalités ayant conduit à des choix politiques très variés, et à une véritable « volatilité décisionnelle ». En se fondant sur les grilles de lecture sociologiques de l’école historique allemande, le chapitre suivant met en évidence combien la participation à la politique extérieure romaine constituait un élément majeur du Prominenzrollen qui nourrissait le système de domination et de légitimation socio‑politique de l’aristocratie romaine sur la cité[3]. L’implication des représentants de l’aristocratie romaine prenait toutefois deux formes distinctes : tandis qu’en Orient hellénistique et en Afrique du moins, elle se manifestait essentiellement à travers des missions et des légations diplomatiques, accompagnées du tissage de liens d’amicitia, d’hospitalité et de patronage, la puissance romaine se déployait de manière plus directe en Italie du Nord et surtout en Hispanie, à travers l’exercice de commandements militaires qui montraient encore plus visiblement le caractère personnel et familial du système politique romain, ainsi qu’en témoigne notamment avec éloquence la multiplication des fondations de sites urbains souvent dotés des noms des magistrats ou promagistrats qui les avaient établis. Le chapitre 4 prolonge la réflexion en soulignant l’importance des traditions et des orientations familiales en matière de politique étrangère, qui étaient non seulement parties prenantes de la mémoire et de l’auto-représentation de nombreuses maisons de la nobilitas, mais qui conféraient aussi à celles-ci une « expertise » reconnue dans le traitement de certaines affaires et dans les relations avec certains interlocuteurs étrangers. L’auteur renoue ainsi, à nouveaux frais, avec les analyses formulées par le passé notamment par Fr. Münzer, F. Càssola ou G. Clemente.

La seconde partie (Ritornare al particolare. Tra personalismo aristocratico e storie familiari), qui constitue le coeur de l’ouvrage, est dédiée à une suite d’études de cas familiaux ou individuels formant autant de chapitres consacrés successivement aux Valerii Laevini (chap. 5), à M. Aemilius Lepidus (chap. 6), à Q. Marcius Philippus (chap. 7), aux Caecilii Metelli (chap. 8), aux Claudii Pulchri (chap. 9), aux Claudii Nerones (chap. 10), à la famille plus modeste des Decimii (chap. 11), aux Domitii Ahenobarbi (chap. 12), aux Postumii Albini (chap. 13), tandis que la personnalité de Scipion Émilien (chap. 14) ferme la marche. Dans cette galerie, sans doute que certaines autres personnalités de grande envergure de l’action diplomatique et « impérialiste » de Rome au IIe siècle av. J.-C. auraient mérité de trouver leur place, dans la mesure où leurs exemples auraient pu alimenter de manière significative la démonstration de l’auteur : M. Claudius Marcellus (cos. 166 ; 155  152), et davantage encore Ti. Sempronius Gracchus (cos. 177 ; 163), le père des Gracques, qui illustra sa carrière aussi bien dans la péninsule ibérique qu’à travers de grandes missions diplomatiques conduites auprès des princes et États hellénistiques en Méditerranée orientale.

Dans le large débat sur la nature et les ressorts de l’impérialisme romain naissant, cette série d’analyses conduit en tout cas M. Zanin à se ranger clairement du côté de la thèse d’inspiration « schumpétérienne » de W.V. Harris[4] et de son explication romanocentrique, selon laquelle la recherche du profit, à la fois économique, politique, symbolique ou culturel, a nourri l’inclination de l’aristocratie sénatoriale pour la conquête, ce que veut confirmer la multitude de cas précis examinés au fil de ces pages. Mais ce rôle décisif du certamen gloriat, de la compétition et de la concurrence systématiques au sein de l’élite dirigeante romaine, à travers l’exercice de la politique étrangère et des grands commandements militaires, est ici expliqué « par le bas », en quelque sorte, ou plutôt par le détail des acteurs eux-mêmes, en montrant, exemple par exemple, combien le besoin « vital » de légitimation politique, de victoires, de butin et de triomphes des diverses maisons familiales de l’aristocratie a concouru à nourrir la politique impérialiste de Rome. De ce point de vue, « l’atomisation » du paysage politique sénatorial, à travers les rivalités multiples et incessantes au sein de la curie, explique à la fois les éléments « d’incohérence » dans la conduite de certains choix stratégiques, mais aussi la permanence et donc la cohérence de cette tendance vers un « bellicisme routinier » (expression empruntée à Paul Veyne).

Dans sa teneur générale, l’analyse n’est donc pas nouvelle. À bien des égards, M. Zanin rejoint notamment ce qu’avait déjà mis en lumière Bruno Bleckmann, il y a une vingtaine d’années, en soulignant combien la première guerre punique, du côté romain, avait été en grande partie conditionnée par le processus de vive concurrence interne qui animait les membres de l’aristocratie sénatoriale[5]. De ce point de vue, en effet, on observe une véritable continuité, du IIIe au IIe s. av. J.-C., dans les mécanismes et la dynamique d’émulation interne qui portent l’élite dirigeante romaine et ses représentants, qu’ils soient d’ailleurs illustres ou plus modestes, à chercher avec constance à saisir les opportunités que leur offrait la conduite de la politique extérieure de Rome, aussi bien dans ses volets diplomatique que militaire, comme un moyen d’affirmation et de promotion de leur position politique au sein de la cité. Il s’agit là d’une interprétation à laquelle on peut assez largement souscrire, mais sans toutefois non plus nécessairement la considérer comme exclusive. Dans un bel exemple de débat dialectique, la confrontation de positions très tranchées sur la question de la genèse et de la nature de l’impérialisme romain a le mérite d’avoir enrichi les réflexions et la compréhension de ce processus historique aux ressorts complexes. Une meilleure compréhension qui gagne aussi à prendre en compte, voire à concilier, les diverses clés d’explication proposées, qui ne sont pas forcément contradictoires. En d’autres termes, les lectures récentes de l’affirmation décisive de la puissance et de l’hégémonie romaines en Méditerranée, au IIe siècle av. J.-C., développées respectivement par P.-L. Brisson et M. Zanin, pour relever de deux approches et de deux points de vue très différents, peuvent l’une et l’autre être reçues comme des outils d’explication très pertinents et très éclairants.

On l’aura compris, l’ouvrage de M. Zanin est un travail important, qui se signale par son sérieux et son érudition, et qui offre une vision documentée et renouvelée de la politique étrangère de Rome et de ses principaux acteurs dans cette période décisive de l’époque médio‑républicaine. Dans le détail, bien entendu, certaines analyses peuvent appeler nuances ou objections, et l’on trouvera matière à discussions sur bien des études de cas particuliers, ce qui est le propre de toute contribution savante. Sur la forme, on pourra seulement regretter que la lecture de ce livre très riche soit parfois rendue difficile par une rédaction peut-être un peu dilatée et par moments répétitive. Mais c’est sans doute la contrepartie du souci compréhensible d’étayer et d’épuiser la démonstration. Une démonstration bien servie par l’architecture claire et structurée de l’ensemble, facilitant ainsi la consultation d’un ouvrage qui bénéficie en outre de la grande qualité éditoriale habituelle de la collection.

 

Henri Etcheto, Université Bordeaux Montaigne

Publié dans le fascicule 1 tome 127, 2025, p. 303-306.

 

[1]. P.-L. Brisson, Le moment unipolaire. Rome et la Méditerranée hellénistique (188-146 a.C.), Québec 2023.

[2]. E. S. Gruen, The Hellenistic World and the Coming of Rome, Berkeley 1984.

[3]. Cf. notamment les nombreux travaux de K.‑J. Hölkeskamp, H. Beck et d’autres.

[4]. W. V. Harris, War and Imperialism in Republican Rome, 327-70 B. C., Oxford 1979.

[5]. B. Bleckmann, Die römische Nobilität im Ersten Punischen Krieg. Untersuchungen zur aristokratischen Konkurrenz in der Republik, Berlin 2002.