Cet ouvrage, issu d’un colloque organisé à Nanterre en juin 2019, souhaite mettre en évidence quelques-unes des réactions des communautés grecques et de leurs habitants face au pouvoir romain qui leur est imposé entre le IIe s. a.C. et le Ier s. p.C. Publié en 2023 dans les Suppléments des Dialogues d’Histoire ancienne sous la direction de C. Bady, O. Boubounelle et A. Vlamos[1], avec la collaboration de C. Müller, P. Ernst, G. Frija et A. Heller, il est accessible en intégralité sur la plateforme Cairn.info. Chacune des dix contributions est utilement résumée en français, en anglais et en espagnol à la fin de l’ouvrage (p. 311-321), résumés également disponibles en ligne.
L’ouvrage est dédié à la mémoire de J.-L. Ferrary et débute par une transcription de sa conférence inaugurale (p. 13-23). L’historien revient sur le regard porté par les Romains sur les Grecs et offre ainsi un contrepoint au reste de l’ouvrage. On y retrouve les thèmes qui lui étaient chers : la liberté comme motif du discours politique, le rapport des Romains à la culture grecque, l’autonomie des cités grecques comparée à celle des municipes romains ou latins, et la géographie de l’hellénisme. Si les propos ne sont pas neufs, cette transcription est l’occasion de célébrer la mémoire de ce grand savant et de rappeler au lecteur la filiation intellectuelle dans laquelle souhaite s’inscrire le groupe à l’origine de ce colloque. Elle permet aussi aux éditeurs d’établir le cadre idéologique, institutionnel et culturel de cet imperium Romanum auquel réagissent les Grecs. Ils développent ensuite leurs intentions dans l’introduction (p. 25-36). Sans nier l’existence des rejets, révoltes et résistances suscités par la présence romaine, ni celle de la « violence toujours latente » (p. 31) des Romains, les éditeurs souhaitent porter leur regard sur les adaptations, aménagements et stratégies mises en œuvre par des Grecs qui s’accommodaient tant bien que mal du nouvel ordre global imposé par Rome, puissance hégémonique à la fois familière et étrangère. Pour analyser ces mécanismes complexes, les contributeurs étaient invités à utiliser les notions de résilience, de participation et d’adhésion, proposition dont le sous-titre se fait l’écho. Si le résumé du livre met davantage l’accent sur la participation, l’avant-propos et l’introduction insistent sur la résilience. Concept populaire et terme polysémique, la notion de « résilience » est souvent utilisée de manière vague. Les éditeurs la définissent (p. 30-31) comme « la capacité à surmonter un changement violent ou un traumatisme, à s’adapter à une situation nouvelle ». Adaptée au contexte qu’ils soumettent à l’étude, la résilience est « la capacité [des Grecs] à traverser l’expérience brutale de la conquête, mais aussi la manière dont ils réussirent à se (re)construire à partir de la fracture subie ». Elle est donc à la fois une aptitude, un processus et un résultat comme le souligne l’un des éditeurs, C. Bady, dans l’introduction de sa contribution personnelle (p. 225). Si ces pages ne dispensent pas de lectures plus approfondies, elles seront utiles à quiconque voudra s’emparer du concept de résilience et enrichir le champ des resilience studies. Ce courant trahit évidemment les préoccupations des sociétés occidentales face aux crises actuelles[2]. Sa déclinaison dans le champ historique fut longtemps limitée à l’étude des conséquences des grands désastres du XXe siècle. Il gagne désormais l’Histoire ancienne : les études militaires furent pionnières en la matière[3] et cet ouvrage collectif ouvre la voie à son usage dans le domaine de l’histoire sociale et politique des cités grecques.
Les contributions sont regroupées en deux parties qui articulent en réalité trois échelles : celle des États, koina et cités, qui doivent agir et mettre en œuvre des politiques face aux actions du nouveau pouvoir hégémonique, celle des communautés civiques, amenées à se recomposer pour intégrer la présence romaine, et celle des individus contraints de s’accommoder de la nouvelle situation politique. Ainsi rassemblées, les études de cas révèlent un éventail de stratégies d’adaptation aux crises et aux bouleversements induits par la conquête, dont certaines relèvent de la résilience – tous les contributeurs n’emploient pas le terme.
La lecture de la première partie permet de comprendre qu’il n’est possible de parler de résilience que lorsqu’une communauté maintient son intégrité au sens où elle réussit à préserver les éléments qu’elle juge essentiels à son identité malgré les nombreux ajustements auxquels elle doit recourir ; la résilience ne peut donc se mesurer que sur le temps long. Ceux qui étudient des réactions à une crise présente et pressante se gardent à juste titre de l’employer, préférant parler d’adaptation. C’est notamment le cas de D. Weidgenannt, qui traite des conséquences économiques immédiates de la conquête romaine dans le Péloponnèse, et de F. Porte qui étudie le positionnement des cités lors des guerres civiles en 49-48 a.C. Ainsi, lorsque D. Weidgenannt montre que le koinon achaien trouva les ressources nécessaires au maintien de sa politique monétaire en dépit des interférences et des violences romaines, il évoque la capacité d’adaptation du koinon (p. 48). L’étude de F. Porte montre que les cités durent s’adapter à la situation (le poids croissant des imperatores, la violence de la vie politique romaine, la cruelle asymétrie de la relation entre Rome et les cités) dans la précipitation. Il n’est ici question ni de résilience, ni de réelle adhésion puisqu’il met en évidence la forte contrainte qui pesa sur les cités grecques : elles n’eurent d’autres choix que de se soumettre à un camp, devenant traître à l’autre (p. 91 une carte de chaque camp sera utile aux enseignants). La liberté de choisir ne fut dès lors qu’une illusion (p. 95). De même, B. Jordan montre que les cités furent contraintes de s’adapter au nouveau mode de communication imposé par les Romains (p. 73). On relèvera un utile tableau des inscriptions d’Asie Mineure occidentale en l’honneur de magistrats romains entre 133 et 44 a.C. (p. 74-77), ainsi que d’intéressantes remarques sur la monumentalisation des textes administratifs romains et le rôle de l’épigraphie publique dans la légitimation d’un pouvoir, quel qu’il soit (p. 67-72). La mise en scène de ces textes dans l’espace public contribua selon l’auteur à donner une réalité tangible à cet « empire » territorial romain qui n’en était pas encore un sur le plan politique. L’idée selon laquelle les stratégies d’adaptation des Grecs purent contribuer, par ricochet, à la construction idéologique de l’empire se retrouve dans la contribution de C. Weber Pallez. Dès le milieu du IIe s. a.C., Argos mit en exergue deux figures héroïques, Diomède et Danaos (p. 114-120), dont elle entreprit de « rappeler l’origine argienne » (p. 121). Le premier était bien connu des Romains qui lui attribuaient des fondations en Italie, le second était régulièrement mis au service des « aspirations impériales à promouvoir des modèles de moralité » au côté de sa fille Hypermnestre (p. 118). Pour les Argiens, cette politique mémorielle devait leur garantir une place favorable dans le nouvel empire ; pour les Romains, désireux de « constituer pour Rome un passé ancien, vénérable, et surtout méditerranéen » (p. 114), elle contribuait à légitimer l’imperium Romanum en terre grecque. On comprend qu’il n’est plus question ici d’adaptations contraintes en réaction immédiate à une situation de crise, mais de la faculté de certaines communautés grecques d’embrasser le nouveau cadre politique sans renoncer à préserver leur identité, témoignage de leurs « capacités de résilience » (p. 105). Il en va de même dans la contribution de M. Nicolleau. Son étude des choix politiques et des réactions des Grecs confrontés à l’annonce du retour de Néron après 69 p.C. montre aussi bien l’acceptation du pouvoir romain, puisque pour la plupart de ceux qui soutenaient un « faux Néron » il ne s’agissait pas tant de renverser Rome que de lui rendre un empereur perçu comme philhellène, que l’attachement de ces communautés aux traditions grecques : la figure de Néron fut fondue dans les récits prophétiques traditionnels et le soutien à un « faux Néron » philhellène fut aussi l’occasion de réaffirmer une exceptionnalité grecque.
Au sein des communautés civiques, la présence romaine accrue entraîna sans surprise des recompositions sociales dont l’étude ouvre la seconde partie, avec trois contributions consacrées aux élites civiques. Le concept de résilience permet-il de rendre compte de ces recompositions ? O. Boubounelle constate que la conquête romaine et la provincialisation ont entraîné la recomposition des hiérarchies sociales en Macédoine, mais qu’une partie des élites civiques sut tirer profit de l’éviction des familles qui « avaient exercé des fonctions au service du roi » (p. 157). Elle conteste ainsi non seulement l’hypothèse selon laquelle les notables civiques auraient été remplacés par une élite composée de negotiatores romains et de populations pré-macédoniennes (p. 155), mais aussi celle d’une « résilience de l’ancienne élite curiale macédonienne » (p. 165). A. Vlamos, à partir de quelques inscriptions venues des îles égéennes et mentionnant des Rhômaioi, rappelle que ceux-ci furent d’abord intégrés au groupe générique des étrangers, avant de devenir une catégorie à part. Le cas particulier de Cos (p. 191‑198) lui permet de suivre sur plusieurs décennies les recompositions induites par la présence de ces Romains, d’abord organisés en communauté de negotiatores avant d’agir plutôt en tant qu’individus à l’époque augustéenne, certains étant bien intégrés à la société insulaire. Dans ces deux études, la résilience mise en évidence n’est pas celle d’individus ou de groupes, mais celle de la cité qui parvient, en dépit des événements et des violences qui peuvent toucher certaines de ses composantes, à se maintenir. Ce processus aboutit ainsi, à des rythmes divers et selon des modalités variées, à l’apparition d’un groupe de notables composé d’individus qui se distinguent plus par « leur intégration économique et politique aux réseaux romains » (p. 199) que par une quelconque ethnicité, un constat qui n’a rien d’inédit. À partir d’un corpus choisi en Asie Mineure occidentale, M. Chin note que ces élites, grecques ou romaines, devaient toutes se conformer aux mêmes valeurs et en retrace l’évolution entre 85 a.C. et 14 p.C.
L’ouvrage s’achève avec deux contributions dédiées à l’étude de trajectoires individuelles qui sont aussi celles qui tirent le meilleur profit de la notion de résilience – l’adéquation du concept avec leur objet d’étude ne surprendra pas, dans la mesure où la définition mise en avant par les éditeurs est empruntée à la psychologie[4]. Elle est donc particulièrement adaptée à l’étude des « destins des individus, qui parvinrent pour certains à trouver une place dans un nouvel environnement de plus en plus polarisé par Rome, tandis que certains ne réussirent pas à s’y adapter » (p. 34). C. Bady consacre une stimulante étude aux trajectoires de trois hommes de l’entourage d’Antoine (Timagène d’Alexandrie, Alexas de Laodicée et Philostrate l’Égyptien) qui firent le choix de transférer leur allégeance à Octavien/Auguste après Actium, avec plus ou moins de succès. L’étude de leurs stratégies, fondées sur l’activation de liens personnels et la fréquentation d’espaces spécifiques, révèle que « le processus de résilience à l’échelle de l’acteur défie toute linéarité et oscille entre des logiques individuelles et collectives » (p. 246). Elle montre aussi que, loin d’être un miracle qui permet de sortir plus fort de toutes les épreuves, la résilience consiste parfois simplement à trouver les ressources pour survivre, ce que seuls deux des trois hommes accomplirent – Alexas fut exécuté (p. 238-239). La contribution de V. Cinotti montre ensuite toutes les ambiguïtés des discours de Dion Chrysostome, un Grec né après la conquête dans la province romaine de Bithynie, qui accepte la domination romaine et participe à la construction de l’idéologie impériale tout en conservant une forme d’autonomie face à Rome puisqu’il se montre réticent à s’identifier comme un Romain et célèbre la paideia grecque. Le concept de résilience est jugé « assez approprié » (p. 272) pour décrire son positionnement. On retrouve ici le mélange d’acceptation du pouvoir politique et de résistance culturelle qui caractérisait les communautés étudiées par M. Nicolleau et C. Weber Pallez.
Dans le sous-titre de l’ouvrage, la résilience est mise sur le même plan que la participation et l’adhésion, un choix contestable à la lecture de l’ensemble du livre. Pour ces Grecs conquis par les Romains, la résilience apparaît comme un processus complexe qui subsume les divers actes de participation ou de résistance, ainsi que les sentiments parfois mêlés d’adhésion et de rejet, pour permettre à l’État, au groupe ou à l’individu de se maintenir dans une situation qu’il juge acceptable. La rapprocher des seules notions de participation ou d’adhésion ne rend pas entièrement justice au contenu des contributions. On y lit aussi la résistance des Grecs, écartée du sous-titre de l’ouvrage et rapidement mise de côté en introduction. Elle fait pourtant bien partie des modalités de la résilience des Grecs, qu’il s’agisse de continuer à exister ou, sous une forme plus contestataire, de poser des limites à l’adaptation culturelle, voire politique.
Il faut pour finir revenir aux dernières pages de l’introduction (p. 31-36) qui peuvent se lire comme une conclusion, car elles mettent en perspective l’apport de chaque contribution, au regard du thème général. Ces pages donnent une cohérence indéniable à l’ouvrage. On regrettera néanmoins que tous les auteurs ne se soient pas réellement emparés de la notion de résilience, car c’est dans cette proposition initiale que résidait la véritable originalité de ce livre. Or, si chacun a essayé de respecter les questionnements qui lui étaient soumis pour les appliquer à ses propres objets d’étude, ceux-ci ne s’y prêtaient pas toujours.
Julie Bernini, Université de Lille, UMR 8164 – HALMA
Publié dans le fascicule 2 tome 126, 2024, p. 616-620.
[1]. Soulignons au passage que le trio a également signé un manuel de la collection « Clefs‑Concours » des éditions Atlande paru quelques mois après ces actes qui pourra intéresser les lecteurs, en particulier les étudiants : C. Bady, O. Boubounelle, A. Vlamos, L’Orient romain, 66 av. n.è.-235 de n.è., Neuilly 2023.
[2]. La parution en 2024 d’un dossier intitulé « La résilience comme modèle de société » dans la revue Servir, une revue « destinée à éclairer la réflexion des décideurs publics et privés » et alimentée par les anciens élèves de l’ENA et de l’INSP, n’est que l’une des nombreuses preuves de l’actualité de l’application de ce concept aux sociétés et à la politique.
[3]. Les éditeurs renvoient à M. Engerbeaud, « Introduction. Les désastres militaires romains », Pallas 110, 2019, p. 259-266 sur « les resilience studies et leur apport à l’étude des désastres militaires » : on ne manquera pas de s’y référer pour une présentation plus détaillée de l’historiographie de ce courant.
[4]. Ils renvoient au volume de la collection « Que sais-je » rédigé par le psychologue S. Tisseron (La résilience, Paris 2017).