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Ce livre (en libre accès, lien ci-dessous) est à la fois le compte rendu et le commentaire d’une exposition Sendas epigráficas (Sentiers épigraphiques) tenue à la Casa Velázquez de Madrid en 2019 et consacrée à la présentation d’objets épigraphiques tardo-antiques, mais aussi à leur mise en scène et à leur recréation par des artistes plasticiens et musiciens. Il s’agissait en effet de faire travailler ensemble scientifiques et artistes pour mêler discours scientifique et création artistique et donner à voir d’autres aspects de l’épigraphie. Le résultat est parfois déroutant, mais ouvre aussi des perspectives nouvelles.

En guise d’introduction, se succèdent plusieurs textes qui présentent les buts de cette exposition :

Sendas epigráficas. L’épigraphie à l’épreuve du sensible : Fabienne Aguado et Laurent Callegrain replacent cette initiative dans la tradition de la Casa de Velázquez.

Una novedosa y fecunda colaboración : Isabel Velázquez insiste sur le caractère novateur de l’exposition et des discussions qui l’ont précédées.

Viennent ensuite les Remerciements usuels, présentés par Morgane Uberti.

Dans un Préambule, les deux commissaires de l’exposition, Vincent Debiais et Morgane Uberti reviennent sur la démarche qui a présidé à l’exposition, mais aussi à la publication qu’on a sous les yeux : faire d’un objet a priori statique un processus dynamique qui transforme, par la réflexion scientifique et par la création artistique, un objet qui pourrait paraître figé.

Vincent Debiais présente ensuite la Collection épigraphique qui a servi de support à l’exposition.

Le verbe émancipé : Pierre-Olivier Dittmar évoque l’infinité des formes que peut prendre l’épigraphie et la façon dont une inscription peut prendre possession d’un lieu.

Répartie ensuite en trois parties, la suite de l’ouvrage alterne de courtes évocations des œuvres présentées dans l’exposition et des articles un peu plus longs, et plus théoriques, consacrés à des objets épigraphiques plus précis.

La première partie, Matière, regroupe cinq articles :

Marie Bonnin, Pruebas : l’artiste est partie des images photographiques des inscriptions pour recréer leur matérialité grâce aux transformations permises par les techniques d’impression modernes.

Elisabetta Neri, Iconicité et perception des Tituli : matérialité et signification de l’écriture dans les mosaïques pariétales des églises (ve-ixe siècle) : l’autrice expose ici en détail le processus de fabrication des inscriptions sur mosaïque, dont certains éléments diffèrent sensiblement des inscriptions sur d’autres supports. Elle analyse ensuite les éléments destinés à mettre en valeur ces inscriptions à côté des images : encadrements, utilisation des couleurs et de la dorure, forme des lettres, etc, tous éléments destinés à faire impression sur le spectateur et à l’inviter à contempler le mystère divin. Elle termine en examinant le rapport entre le contenu lexical des inscriptions et le contenu et la forme des images : elle montre qu’il peut y avoir là des correspondances importantes. Là encore l’association du texte et des images permet, même à un non-lecteur, de pénétrer le message divin.

Ambre Vilain, L’écriture sigillaire au Moyen-Âge : l’autrice analyse ici un autre cas d’association étroite entre l’écriture et l’image, puisque le sceau, destiné à authentifier un document, comporte à la fois une image (représentant de façon réaliste ou symbolique le propriétaire du sceau) et un texte (généralement le nom et le titre de ce même propriétaire). Les rapports entre ces deux éléments sont évidemment divers, tant dans leur signification que dans leur emplacement. Au cours du temps ces différents éléments se transforment et se compliquent, donnant l’occasion à leurs auteurs de montrer leur virtuosité.

Sylvain Konyali, Paul Vergonjeanne, Impressions de matière de pierre : la contribution de ces deux artistes, respectivement artiste-graveur et tailleur de pierre, consiste à mettre en action l’altération de la matière par le travail des artisans.

Francesca Cozzolino, Formes sensibles anhistoriques, ou comment faire œuvre à partir de sources épigraphiques : l’autrice, anthropologue, commente ici l’exposition dans ses dimensions prégnantes. Reprenant chacune des sections, elle montre comment, à partir du fait « inscription », chaque artiste peut créer de nouvelles formes, qui utilisent l’écriture pour en faire la matière d’une œuvre d’art.

La deuxième partie, Signe, regroupe cinq articles :

Morgane Uberti, Naomi Melville, Relire-relier : il s’agit là encore de commenter une des sections de l’exposition. L’ouvre de Naomi Melville est une grande poutre de bois sur laquelle sont inscrits deux textes, l’un sur la tranche, l’autre sur les faces du bois, qui finissent ainsi par se croiser. Le premier est un fragment d’un texte descriptif du xiie s., l’autre un fragment de manuscrit hébreu du xve s. L’installation met en valeur la force du langage et son incarnation matérielle.

Coline Ruiz Darasse, Sens dessus-dessous : l’autrice analyse principalement des inscriptions paléohispaniques, qui utilisent des systèmes graphiques originaux notant des langues peu comprises à l’heure actuelle. Ces inscriptions nous apparaissent donc comme de simples successions de signes décoratifs et donnent à l’autrice d’évoquer d’autres exemples de pseudo-inscriptions ou de pseudo-écritures, que l’on peut trouver dans différentes civilisations, et d’en interroger la fonction.

Brigitte Miriam Bedos-Rezak, La possibilité d’une « iconisation » de l’écriture au Moyen-Âge  : selon l’autrice, même s’il faut admettre que toute lettre est d’abord un signe graphique, donc une image, il faut admettre que les manuscrits du Moyen-Âge fournissent bien des exemples de transformations de lettres en images  : lettre-image, où le dessin de la lettre se prête à la figuration d’une scène, lettrine, jeu sur différents styles de lettres ou encore utilisation des lettres dans un espace délimité. Toutes ces modalités d’utilisation de la lettre permettent des variations infinies dans le corps d’un texte donné.

Morgane Uberti, Naomi Melville, Renommer : il s’agit ici de commenter une autre œuvre de l’artiste plasticienne présente dans l’exposition. Il s’agit cette fois d’une installation constituée de banderoles qui reproduisent les phylactères de tableaux d’un artiste espagnol du xvie s. représentant les prophètes de l’Ancien Testament. L’installation fait également allusion à la coutume imposée par l’Inquisition aux Juifs convertis de prendre des noms catholiques. D’où le titre de l’installation.

Jaime Siles, El signo como trazo, el trazo como signo : l’auteur commente ici diverses installations de l’exposition en soulignant dans chacune d’elles sa contribution au projet initial, montrer, à l’intérieur de l’épigraphie, la dimension artistique qui s’ajoute à la dimension sémantique de l’inscription.

La troisième partie, Temps, regroupe sept articles.

Morgane Uberti, Sylvain Konyali, Auto-poème : le travail de S. Konyali consiste en des gravures présentées à différents stades de leur élaboration, et montre ainsi comment toute inscription se développe dans le temps nécessaire à sa réalisation concrète.

Christian Witschel, When did “Late Antique Epigraphy” come to an End ?: ce gros article aborde une question souvent débattue par les historiens ou les autres spécialistes de l’Antiquité tardive, celle des limites, ici plutôt celle de la limite supérieure, de cette période. Á partir d’exemples précis, analysés de façon rigoureuse, l’auteur définit d’abord les caractéristiques de l’inscription tardo-antique par rapport à celles l’inscription antique, puis établit les habitudes épigraphiques de l’Occident entre le iiie et le ve s., puis du ve et du vie s., pour aboutir à la conclusion que l’épigraphie tardo-antique subsiste jusqu’à la fin du vie s.

Daniel Rico, Musa architectonica. La Reinvención de la epigrafía monumental en verso entre los siglos iv y xii : l’auteur attire notre attention sur la quantité d’inscriptions monumentales en vers produites ente le ive et le xiie s. Pratique sans doute encouragée par les papes dans la continuité de l’action de Constantin, et qui visait à affirmer la puissance de l’Église et de ses dirigeants.

Morgane Uberti, Giovanni Bertelli, Carlos de Castellarnau, Epifonías : il s’agit ici de ce qui est peut-être l’installation la plus originale, du moins à mon sens, de l’exposition. Epifonías   donne à entendre la dimension sonore des inscriptions, dont le texte pouvait être lu. L’installation présente donc des enregistrements de lecture (d’inscriptions, mais aussi d’autres textes) et des sons divers en rapport avec l’épigraphie, comme les échos des outils du graveur.

Clovis Maillet, La recherche comme idéal de l’art et inversement : l’auteur replace l’expérience développée par l’exposition dans un courant actuel qui cherche à mettre en lien l’expérience créatrice de l’artiste et le travail du chercheur.

Morgane Uberti, Andres Padilla Domene, Morgane Uberti, Inscriptions sauvages, domestication graphique : présentation d’un film consacré à des inscriptions gravées aux alentours de la petite ville de Marin (Galice) sur toutes sortes de supports et toujours de manière anonyme, et sans indice chronologique.

Vincent Debiais, Morgane Uberti, Expérience intranquille : création contemporaine et pratiques historiennes : cet article revient sur le film cité ci-dessus, cette fois-ci pour interroger sa signification profonde et sa place dans l’exposition. Comment à partir d’un objet singulier (aux différents sens du mot), peut-on mettre en lumière un processus de création qui relie différents aspects de l’œuvre d’art, tant dans sa dimension artistique que dans sa dimension intellectuelle ?

Les quatre fiches, deux écrites par Vincent Debiais (Ordre et Ambigüité) et deux par Morgane Uberti (Survivances et Engagement), soulignent à leur tour certains éléments du parcours auquel nous invite l’exposition, tout en s’inscrivant pleinement dans ce projet novateur et perturbant de l’exposition, qui consiste à mêler des méthodes généralement totalement séparées, mais dont l’alliance permet de voir autrement des objets qui pourraient paraître banals et trop connus.

Ce livre, magnifiquement illustré, en particulier dans les articles qui présentent les sections de l’exposition, fait regretter de ne pas avoir pu voir l’exposition Sendas epigráficas. Le propos de cette exposition, comme celui du livre qui en rend compte donne la vision d’un travail foisonnant et déstabilisant qui rend difficile d’en faire une recension aussi claire qu’on le voudrait. J’espère que mes propos resteront malgré tout suffisamment cohérents pour rendre la justice qu’il mérite à ce travail de réflexion et de création mêlées.

Mais l’ouvrage ne limite pas à cette présentation de l’exposition et des recherches qui l’ont accompagnée : le livre imprimé n’est qu’un état d’une édition numérique qui conduit à lire les textes dans des ordres différents suggérés par d’autres regroupements des textes.

La section Ouverture présente l’article Préambule du livre imprimé et donne un mode d’emploi de l’édition numérique.

La section Témoignages reprend les textes présents dans l’Introduction du livre imprimé.

Dans la section Pratiques, les textes sont groupés en trois parties en fonction de leur sujet principal : Sciences regroupe les articles qui explorent un thème scientifique précis ; Art les articles qui présentent les sections de l’exposition  ; et Critique ceux qui cherchent à analyser et à contextualiser les innovations apportées par l’exposition.

Dans la section Exposition, les textes sont donnés dans l’ordre du livre imprimé, regroupés dans les trois parties déjà indiquées.

Dans la section Traverses, outre l’article Expérience intranquille, les articles sont regroupés selon les définitions commentées dans les quatre fiches, soit Ordre, Survivances, Ambigüité et Engagement.

Enfin une section intitulée Atlas permet de retrouver les textes épigraphiques utilisés dans l’exposition et dans les diverses expériences que celle-ci a engendrées et le catalogues des œuvres présentées.

Le lecteur a ainsi l’occasion de revenir sur un des articles, de le relier à un autre en fonction de ses intérêts du moment, dévoilant ainsi des passages inattendus entre l’un et l’autre, exerçant, de fait, une lecture « transversale » de l’exposition et de l’ouvrage qui s’y rapporte. Il partage ainsi pleinement l’esprit de cette exposition et de ces recherches qui voulaient passer des ponts entre des éléments qu’on regarde peut-être trop souvent comme bien séparés.

 

Marion Muller, Halma (UMR 8164 CNRS-Univ-Lille-MCC)

Traversées.Limites, cheminementset créations en épigraphie #1