Ce « petit » livre (159 pages) devrait devenir un compagnon de travail de tout épigraphiste, historien et historien des religions car c’est un précieux outil pour la recherche, entre un catalogue savamment commenté qui constitue le cœur de l’ouvrage (8 chapitres) et la bibliographie et les indices qui occupent le tiers final des pages. Le nom même de son auteur, Mika Kajava [désormais MK], promettait une telle maîtrise du fait de son expertise en épigraphie (latine et grecque), en onomastique et en documents religieux[1]. Ce livre est à la fois une commande et une gageure. – Une commande, car il est le résultat exhaustif d’une recherche réalisée pour un colloque « My name is Your name : Anthroponyms as Divine attributes in the Greco-Roman world »[2]. MK y a traité des attributs onomastiques divins[3] forgés à partir de noms romains de personnes dans la documentation latinophone. Pour des raisons de place, la publication des actes du colloque ne contiendra qu’un résumé de l’étude complète fournie dans cette monographie. – Une gageure car les cas ne sont pas fréquents (« a marginal phenomenon », p. 103 ; cette pratique de dénomination divine n’existe pas en zone hellénophone, voir les contributions de F. Camia et N. Belayche dans la publication des actes du colloque de Madrid) : une centaine de cas dont 40% (dûment estampillés par MK) sont douteux ou à rejeter carrément (par ex. Silvanus Valentius n° 95 qui est un Valentius [= Jupiter] Silvanus). Grâce à son enquête minutieuse, MK propose pour une trentaine d’inscriptions (liste p. 106-107) des relectures d’épithètes et de nouvelles interprétations (par ex. Isis Geminiana n° 38 et Mefitis Utiana n° 42). L’étude pointe vers un horizon épistémologique profondément renouvelé depuis une génération, celui des dénominations divines comme porte d’accès au polythéisme, à sa fabrique et à son fonctionnement (p. 5 : « such names can illuminate the ancient people’s perception and experience of the deities they worshipped »[4]).
MK a procédé à une analyse
onomastique et typologique de théonymes accompagnés par la forme adjectivée d’un anthroponyme (au nominatif pour l’essentiel) – de type Apollo Susianus ou Diana Planciana. Dans l’Introduction (ch. 1), il expose l’objectif de l’étude (« to identify onomastic patterns in the naming of gods », p. 3) et sa méthode de sélection (avec les réserves, notamment chronologiques et fictionnelles, sur les épithètes littéraires, par ex. Isis Athenodoria n° 94 ; un document numismatique n° 73). Le classement du catalogue (numéroté en continu) suit une typologie morphologique qui distingue théonyme + nomen (ch. 2 à 4) et + cognomen (ch. 5 à 7 ; suffixation en -ianus/a, -illa ou ius/-ia), mais les deux formations fonctionnent de façon similaire. En réalité, les 10 cas de théonyme + nomen du ch. 2 sont presque tous douteux, dont des Lares Hostilii (n° 5) où il faut reconnaître hostiae et hostes dans l’adjectif, et un Genius Ulpius qui est en réalité Ulpio(rum) (n° 8). Cela empêche donc de s’en servir comme preuves pour des cultes gentilices ; au contraire, un ancien attribut divin a pu servir pour nommer une famille. La forme du nom adjectivé en -ianus/a (ch. 3) est de loin la plus fréquente (une quarantaine de cas), généralement en lien avec un lieu de culte et dénotant une divinité gardienne. Elle s’inspire du nom du constructeur du lieu de culte ou de celui de la famille propriétaire des lieux, et elle est concentrée surtout à Rome et en Italie à partir de la fin de la République (plus fréquente à partir du IIe siècle de notre ère). Les dieux Hercule et Silvanus sont plus spécialement présents du fait de leur place dans les dévotions « rurales » comme puissances protectrices. La forme en ian-ensis (ch. 4, type Taurianensis) est peu représentée (7 cas) mais exprime plus directement le lien entre un lieu de culte et une famille. Le ch. 8 interrompt le catalogue pour montrer que la formule théonyme + élément (nom/surnom ou forme adjectivée) au génitif, qui est rare (on la trouve pour Fortuna ou les Lares), est une variation grammaticale, « with no religious significance » (p. 91‑92). Le ch. 9 (avec 3 cas inscrits dans le catalogue) s’interroge sur les phénomènes de dérivation ou d’association d’un nom divin (et pas d’influence anthroponymique) qui peuvent expliquer le choix du deuxième élément de la formule théonymique (voir notamment Iuppiter Optimus Maximus Purpurio n° 99). Géographiquement, la concentration à Rome et en Italie centrale est remarquable, sachant que bien des cas africains et celto‑germains sont douteux. Mais MK ne risque pas d’hypothèse explicative, sans doute parce que la pratique est trop marginale pour être systématisée.
Cet ouvrage confirme, en le démontrant et en prenant plusieurs fois le contre-pied de traditions reçues, que l’onomastique humaine a très peu servi à créer des épiclèses de divinités, sinon pour signaler un fondateur de lieu de culte (avec des parallèles en zone hellénophone mais au génitif, type Mên Artémidorou, voir dans la publication des actes du colloque de Madrid les contributions de J.M. Carbon et A. Chaniotis, et de B. Paneda-Murcia) ou plutôt le propriétaire du bien (fundus) sur lequel se trouvait le lieu de culte, et exprimer une protection particulière. L’individualisation par son nom d’une puissance divine en polythéisme continue d’être commandée pour l’essentiel par des facteurs topographiques (épichoriques), fonctionnels (champs et moyens d’action selon la terminologie dumézilienne) et qualitatifs (qu’exprime parfaitement par ex. un Iupiter optimus maximus Capitolinus), qui se sont complexifiés quand la globalisation d’Alexandre d’abord puis de l’imperium romain et la multiplication des transferts culturels ont obligé aux interprétations.
Nicole Belayche, EPHE, PSL – AnHiMA – UMR 8210
Publié dans le fascicule 2 tome 125, 2023, p. 583-585.
[1]. Voir le classique J. Bodel, M. Kajava éds., Dediche sacre nel mondo greco-romano. Diffusione, funzioni, tipologie/Religious Dedications in the Greco-Roman World. Distribution, Typology, Use, Rome 2009.
[2]. Madrid, 2-3 juin 2021 (et non « 2020 » comme l’écrit la Préface), Online workshop ; J. Alvar, C. Bonnet, V. Gasparini éds, sous presse à Princeton University Press.
[3]. I.e. épithètes / épiclèses ; pour l’expression voir C. Bonnet et al., « “Les dénominations des dieux nous offrent comme autant d’images dessinées” [Julien, Lettres 89b, 291 b]. Repenser le binôme théonyme-épithète », Studi e materiali di storia delle religioni 84, 2018, p. 3-27.
[4]. Voir par ex. N. Belayche, P. Brulé et al., Nommer les dieux, Strasbourg-Rennes 2005, et dernièrement l’ERC Mapping Ancient Polytheisms [2018-2023] dans lequel s’inscrivait le colloque de Madrid.