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L’ouvrage issu d’un colloque remontant à 2019 aborde une thématique qui n’est ni neuve ni originale, mais qui est assurément centrale et fondamentale pour l’histoire des religions et l’histoire culturelle. Le volume, d’excellente facture, est très bien structuré en trois sections thématiques précédées d’un Avant-propos et d’une introduction et clôturée par des conclusions. Il ne s’agit donc pas d’une collection de contributions disparates, comme c’est parfois le cas pour les actes de colloque, mais d’un ensemble bien pensé qui se lit avec intérêt et profit. Il n’a évidemment aucune ambition d’exhaustivité mais touche à des périodes et espaces variés : Égypte, Afrique du Nord, Palestine, Gaule, Grèce et Rome.

Le copieux Avant-propos rédigé par Pierre Brulé (7-32) commence par une interrogation : « Les dieux disent-ils tout le divin d’une culture polythéiste ? ». En pistant les usages du terme hieros et apparentés, tous genres et nombres confondus, dans un style qui n’appartient qu’à lui et avec une connaissance impressionnante des sources, littéraires comme épigraphiques, P. Brulé montre l’extrême diversité de ce qui relève, aux yeux des Grecs, du champ du « religieux » : lieux, personnes, objets, pratiques. Il éclaire ainsi ce dont est fait le « corps-système polythéiste » et s’arrête sur certaines pratiques, comme le serment, qui mobilise parole, geste et valeurs religieuses. Les hiera sont donc de nature très variée, ils peuvent bouger et se transformer, s’attacher à une terre ou à un être humain au sein d’un espace mental polysémique et « polytrope » qui se déploie horizontalement, jusqu’au moment où la verticalité est venue mettre de l’ordre dans tout cela… De manière très complémentaire, Yves Lafond introduit les thématiques entrelacées dans le volume (33-42) autour du pivot central que sont les pratiques religieuses. Il fait écho aux tendances récentes de la recherche : approche cognitiviste, lived ancient religion, tout en rappelant la dimension profondément collective de la religion, avec ses fonctions politiques et sociales, chères à un courant qu’on désigne parfois sous le label polis religion. Car, en dépit des critiques, la dimension communautaire des pratiques religieuses, qui engagent des statuts, des normes, des valeurs, reste un fondement essentiel qu’il ne faut pas sous‑estimer, même s’il se décline en une myriade de micro-corps-systèmes, conformément aux logiques du polythéisme. À chacun de ces niveaux, le travail de mémoire, l’apport de la mémoire culturelle, son articulation avec la construction et l’expression des identités nourrissent des choix, des normes, des discours textuels ou figuratifs. Chacun sait à quel point la notion d’identité est problématique, mais elle continue néanmoins d’être une catégorie heuristique utile pour explorer le même et le différent, la dialectique entre soi et les autres, les stratégies de self fashioning (pour reprendre la notion avancée par Stephen Greenblatt). L’expérience de l’espace (domestique, public, proche ou lointain, à travers un jeu d’échelles) façonne au jour le jour, par l’ordinaire comme par l’extraordinaire, la mémoire et l’identité des individus et des collectivités. Les rituels fonctionnent alors comme des espaces d’actualisation de la mémoire, de construction et de négociation des identités. C’est sous cet angle que sont abordés onze cas d’étude répartis en trois sections.

La première s’intitule « Oubli, (re)construction, survivances : la malléabilité de la mémoire religieuse ». Jean‑Yves Carrez-Maratray examine le cas d’un lieu de mémoire oublié, l’île Sacrée des Ptolémées. Ce lieu‑dit Hiera Nêsos, situé hors d’Alexandrie, qui a accueilli des festivités importantes, fait donc l’objet d’une enquête approfondie dans diverses sources, d’Homère aux Lagides, puis à travers un processus de « déptolémaïsation » à l’époque romaine ; ce cas illustre parfaitement les malentendus et détours qui peuvent contribuer à transformer la mémoire d’un lieu, fût-il « sacré ». La contribution suivante, due à Silvia Fogliazza et Enea Mazzetti, se concentre sur les sanctuaires naturels de l’Émilie occidentale, une zone frontalière, juste avant la romanisation, au sein de laquelle les mécanismes de définition des identités culturelles acquièrent une importance particulière. Les lieux de culte sont ici envisagés comme des lieux de mémoire à travers les dépôts votifs et les traces de rituels. On peut peut-être se demander si la notion de « sanctuaires naturels » fait sens quand on sait combien est problématique la notion de « nature » et si l’on songe aux processus d’artialisation de la « nature » dans les sanctuaires urbains, mais ceci ne remet nullement en cause la qualité de l’enquête. À travers un examen méticuleux des espaces, objets et inscriptions, les auteurs donnent à voir des profils de cultes et de divinités très variés et prêtent attention au substrat celtique (donc aux processus de continuité) comme aux capacités d’innovation ; elles insistent sur l’importance des voies commerciales pour une appréhension dynamique du paysage religieux de la région envisagée. Raphaël Golosetti prend alors en considération la ou les mémoire(s) d’oppidum en Gaule narbonnaise, en partant d’un fait bien connu : la réoccupation des oppidums par des sanctuaires dans les Gaules romaines. Son corpus, concernant 29 lieux, invite à s’interroger sur les motivations de ce réinvestissement des lieux fortifiés, alors que l’habitat, lui, n’est pas concerné. Son analyse approfondie souligne la grande diversité des espaces concernés (souvent modestes toutefois) et oriente vers une lecture mémorielle de ces lieux chargés d’histoire. La première section se termine par l’étude de « La mémoire magnifiée du culte dans le judaïsme d’après 70 » par Michaël Girardin, qui part d’un passage, tout à fait intéressant du Talmud de Jérusalem évoquant le fait que jusqu’à Jéricho on entendait notamment la voix du grand-prêtre prononcer le tétragramme YHWH lors du Yom Kippour (Jour du Grand Pardon). Par-delà la grande diversité des judaïsmes et les positionnements variés à l’égard des traditions ancestrales à l’époque romaine, les témoignages de Flavius Josèphe, de la Mishna et du Talmud contribuent à mieux cerner les enjeux liés à la mémoire du culte, qui finit par constituer une forme de résistance. Dans le passage du Talmud examiné en ouverture, cette mémoire passe par les sons et les odeurs ; elle est « déterritorialisée », à une époque où le Temple a été détruit (ce qui ne manque pas de rappeler certaines problématiques analogues dans les textes prophétiques de l’Exil). Le mythe de la présence du temple absent joue donc un rôle fondamental dans la magnification de la mémoire rituelle.

« Jeux d’échelles : expression religieuse des identités individuelles et collectives » est le titre de la deuxième section thématique. Valentino Gasparini, qui a été un des piliers du projet Lived Ancient Religion à Erfurt, propose une enquête sur les vestigia, donc les empreintes de pied, dans les provinces romaines d’Afrique du Nord. Ici, c’est le corps qui est en jeu comme véhicule, signe, trace d’une mémoire rituelle. Une exploration systématique de ces empreintes de pied montre qu’elles proviennent toutes (à l’exception du cas de Carthage) de contextes sacrés et fait ressortir des spécificités : pas de lien avec Isis ni avec Caelestis, alors qu’ailleurs Isis est très fréquente dans ce genre d’offrandes. L’auteur s’efforce ensuite de comprendre quel genre de mémoire est ainsi activé et fait appel aux concepts de synesthésie et de multisensorialité, sur lesquels on consultera à présent la monographie d’Adeline Grand‑Clément[1]. « Mémoire royale et identité héroïque dans les épitaphes théréennes aux époques hellénistique et impériale » est le titre de la contribution de Xavier Mabillard qui prend en compte des formules funéraires tout à fait singulières, attestées à Théra et Anaphè, qui signalent l’héroïsation du défunt. Réservé initialement aux élites locales dans les inscriptions honorifiques, le verbe aphèrôizô déborde dans le domaine funéraire, conduisant à un « mélange des genres » : on honore les vivants et les morts en faisant référence aux mêmes valeurs mises au service de la communauté. On y ajoute volontiers une référence à des ancêtres royaux qui contribuent à l’héroïsation des défunts. Laureline Pop s’intéresse à un autre milieu insulaire, celui de Délos. Elle examine les bases de statues et les références à une autre valeur largement partagée, l’eusebeia. Parmi les 350 bases de statues, une vingtaine sont concernées, qui montrent que, dans l’espace public, la « piété » fait consensus comme vertu cardinale des individus, en particulier ceux qui ont exercé une charge publique, prêtrise certes, mais aussi gymnasiarchie ou agoranomie, preuve, s’il en était besoin, que les dieux, la religion irriguent toutes les activités humaines. L’examen de quelques cas précis permet de voir, dans la mention de l’eusebeia, une référence à des réalités matérielles, principalement financières, c’est-à-dire des offrandes évergétiques. C’est donc une vertu en actes que l’on évoque sur les bases de statue, de manière à stimuler l’émulation sociale en faveur des sanctuaires. Gaëlle Perrot vient clôturer la deuxième section avec une étude portant sur les castra de Strasbourg et les pratiques religieuses qu’ils abritent en lien avec des constructions identitaires. Les castra abritaient des communautés militaires, relativement autarciques, mais entourées de civils locaux avec lesquelles elles interagissent dès le début de l’installation des légions au tout début du Ier siècle de n.è. De ce point de vue, il est intéressant de noter l’absence de différence marquée entre les pratiques dévotionnelles des militaires et des civils qui semblent former une « communauté militaire « élargie » ; à partir des IIe-IIIe siècles, les dédicaces montrent une forte dimension topique des dévotions, adressées avant tout aux divinités tutélaires du camp.

La troisième et dernière section s’intitule « Piété civique et stratégies politiques ». Elle comprend trois contributions, dont celle de Romain Roy sur le cas riche et épineux de Damia et Auxésia à Égine « ou l’art de (bien) voler des statues ». L’auteur propose une « anamnèse » comme « déchiffrement de l’invisible ». Au cœur du récit d’Hérodote (V, 79-89, texte grec fourni en annexe, aux p. 260-263), la haine entre Éginètes et Athéniens qui se déploie en une cascade d’épisodes engageant la mémoire d’événements divers, dont le culte éginète voué aux deux déesses, qui sert d’étiologie à l’engagement politique d’Égine en faveur de Thèbes contre Athènes. L’auteur s’emploie à démêler la structure narrative du logos hérodotéen ainsi que les interprétations modernes pour défendre son hypothèse de lecture articulant utilement les différentes temporalités du récit, en particulier sa dimension de remémoration d’un passé mythique qui fait autorité et a valeur de vérité, ainsi que les acteurs visibles et invisibles d’hier et d’aujourd’hui, à travers une « géographie du surnaturel », une expression et une démarche empruntées à J.-P. Vernant. Celle-ci donne à voir un jeu d’échelles entre plusieurs mémoires cultuelles, locale, régionale, panhellénique, qui contribue à la formation et à la mise en récit de diverses mémoires identitaires possiblement conflictuelles. Sylvain Lebreton se concentre ensuite sur l’Athènes classique et hellénistique et traque les épithètes divines susceptibles de véhiculer une charge mémorielle. La base de données du projet MAP, désormais complète pour les épithètes divines attiques (https://base-map-polytheisms.huma-num.fr/) offre un terrain de jeux très propice à ce genre d’enquêtes. L’ancrage des dieux dans l’espace et le temps étant un trait dominant dans les séquences onomastiques divines, leur portée mémorielle et identitaire est évidente dans certains cas, qui ne sont cependant pas légion. L’auteur en examine en particulier trois en prêtant attention aux contextes discursifs qui les mobilisent et aux espaces qui les accueillent : Zeus Éleuthérios que la cité d’Athènes utilise dans sa « politique extérieure » ; le Zeus Épôpétès et d’Épops qui apparaît dans le calendrier sacrificiel du dème d’Erchia et qui relève de la catégorie des Zeus des sommets, dont le rituel, avec des libations sans vin, évoque l’idée de l’ancienneté du culte et le souvenir de l’intervention salutaire d’Épops dans le conflit avec les Paianiens ; enfin Artémis Agrotéra et Zeus Tropaios, honorés par les éphèbes de la basse époque hellénistique (avec le sous-titre digne d’un disciple de Pierre Brulé : « Des énarques à Valmy ? »). Le « maître de la tournure des événements », en particulier sur le champ de bataille, évoque ainsi le succès de Salamine à des fins commémoratives et éducatives, tout comme l’Agrotéra, déesse des abords de l’espace et du temps de la guerre. Ainsi forme-t-on les élites en resémantisant, chemin faisant, les noms divins à valeur patrimoniale. Enfin, à travers les cas d’Acca Larentia et Tarpéia, Ana Mayorgas explore le lien entre rituel et mémoire féminine à Rome. Les deux figures, qui ont en commun d’avoir payé de leur vie leur honneur de femmes, s’avèrent en fait ambivalentes en dépit de leur réel impact dans la mémoire des Romains. Acca Larentia figure au calendrier, avec une fête annuelle (le 23 décembre) célébrée par les Pontifes sur un autel du Vélabre, bien que son statut de femme mortelle soit confirmé par les sources. Nourrice de Romulus et Rémus ou prostituée d’Hercule, femme très riche qui a légué sa fortune à Rome, elle offre un profil ambigu. Tarpéia, quant à elle, figure très populaire du patrimoine romain, est liée à la relation entre Romains et Sabins sous le règne de Romulus et sa mémoire est associée à la célèbre Roche Tarpéienne, sur le Capitole, non loin de sa tombe. L’auteur conclut que ces deux exemples sont révélateurs du fait que le rapport entre mémoire, topographie et rituel à Rome est complexe, problématique et plurivoque, de sorte que la construction identitaire qui en résulte l’est également.

La conclusion (301-310) est prise en charge par Delphine Ackermann et Alexandre Vincent qui ont judicieusement choisi de mettre en avant la fluidité et complexité des interactions entre pratiques religieuses, mémoire et identités. Ce beau et riche volume aurait mérité un index qui aurait aidé le lecteur dans sa consultation. Ceci mis à part, l’ensemble est tout à fait réussi et stimulant. Les problématiques envisagées sont amples et restent évidemment ouvertes à des développements ultérieurs, mais on dispose là d’un ouvrage, dans sa variété et cohérence, très utile pour traiter en finesse l’articulation entre religion, mémoire et identité, au singulier comme au pluriel.

 

Corinne Bonnet, Université Toulouse – Jean Jaurès, PLH-ERASME

Publié dans le fascicule 2 tome 125, 2023, p. 578-582.

 

[1]. Au plaisir des dieux. Expériences du sensible dans les rituels en Grèce ancienne, Toulouse 2023.