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P. Judet de la Combe est largement reconnu, à la fois comme philologue rigoureux, issu de l’« École de Lille», autour de Jean Bollack, d’autre part médiateur, par ses traductions (Homère, Eschyle, Euripide, Aristophane), souvent liées à des mises en scène (Médée par Jacques Lasalle ou les Sept par Nathalie Garraud), ses podcasts radiophoniques sur la mythologie (Quand les Dieux rôdaient sur la Terre, France Inter), ou ses essais sur l’avenir des humanités classiques et des langues anciennes ou sur la notion même de tragédie. CesSept contre Thèbes d’Eschyle sont le fruit d’un travail très savant, à la fois critique et engagé.

Dans une collection de poche (Griffe Famagouste) des dynamiques éditions Anacharsis, ce volume succède à celui sur les Perses, réalisé avec Myrto Gondicas, et prépare les Suppliantes. Ces trois pièces seraient des Pièces de guerre, à lire ensemble, car elles « explorent avec méthode, sur des modes théâtraux étonnamment différents, les cheminements complexes de la guerre dans les sociétés, les corps et les langages » (p. 6). Elles sont ainsi constituées en triptyque, par une thématique guerrière commune, que signale déjà Aristophane dans les Grenouilles. Ce rapprochement pourrait paraître artificiel, du fait qu’on a conservé bien peu des œuvres d’Eschyle : des similarités ou différences de chacune de ces trois pièces ne manquent pas d’intérêt non plus avec l’une ou l’autre des trois composantes de l’Orestie ou avec le Prométhée enchaîné, qu’il s’agisse de dramaturgie, de figuration de la violence, entre humains et avec les dieux, de jeux rythmiques et métaphoriques typiques d’Eschyle, du rapport entre théâtre tragique et politique, etc. Ce choix éditorial restreint, qui a le mérite d’être explicite, témoigne du moins d’une certaine modestie à l’égard d’une œuvre complexe et polymorphe, dont on a choisi de se concentrer sur un aspect.

L’introduction (p. 7-70) voit « la puissance politique du langage » et des signes comme l’enjeu principal de la pièce, associé à la dialectique entre chœur (ou messager) et personnages individuels, surtout Étéocle, donc entre modalités dites lyriques, chantées et dansées, et monologues et dialogues parlés. Un autre point crucial est la confrontation des humains avec l’inéluctable disparition de la famille d’Œdipe, décidée par les dieux : d’où l’intérêt de la fin apocryphe de la pièce, qui renvoie à l’Antigone de Sophocle, et la discussion de son (in)authenticité et de ses effets sur l’économie générale de la pièce. Tout en présentant l’œuvre, et sa tétralogie d’appartenance, dans le contexte des Grandes Dionysies de 467, où Eschyle fut couronné, cette ouverture très documentée est une synthèse sur la tragédie eschyléenne en général : à partir des Sept contre Thèbes, sont exposées des idées applicables à d’autres pièces, sur des notions aussi discutées que le rapport entre tragique et politique, mythe (et matériau mythique, surtout thébain) et drame, rite et spectacle, actions et normes. Ce faisant on réfute ici toute « position philosophique a priori » (surtout issue de l’idéalisme dit allemand), mais aussi l’idée, plutôt soutenue par J.‑P. Vernant et critiquée à raison par N. Loraux, que la mimêsis théâtrale serait une représentation du politique. Cependant, le propos ne se confronte qu’indirectement à tout un ensemble d’études sur Eschyle, disqualifiées, sans autre précision, dans la note 34, p. 51, à propos d’une réduction l’une à l’autre de la politique et de l’expérience religieuse, « réduction à laquelle ont procédé des lectures récentes de la tragédie, quand elles se sont faites unilatéralement politiques ou ritualistes ». L’introduction, qui ne s’en achève pas moins sur « l’espace-temps scénique », promeut une posture médiane, alors qu’elle repose d’abord sur une herméneutique essentiellement textuelle, d’ailleurs passionnante, certes complétée d’observations d’ordre scénique ou métrique, par exemple.

La traduction (p. 71-116) pourrait pâtir de l’absence du texte grec, surtout quand les commentaires et notes en discutent l’établissement, et que des choix philologiques découlent, dit-on, d’une « discussion continue avec Stefano Novelli de l’université de Cagliari » (p. 69), dont une édition critique, suivie d’une traduction et d’un commentaire détaillé, est à paraître. Mais on peut apprécier de lire la traduction en elle-même, de manière fluide, comme un texte de théâtre à apprécier en tant que tel, si l’on accepte du moins cet anachronisme non raisonné, et propice à diverses mises en scène. De façon générale, cette traduction est aussi fidèle que possible au grec d’Eschyle, non seulement à sa langue mais aussi à sa poésie, ne serait-ce que par le choix de vers irréguliers en français et de registres adaptés aux diverses instances d’énonciation, chœur ou personnages. Mais elle est aussi, dans sa « langue-cible », à la fois claire et sensible pour l’essentiel, tout en préservant le caractère énigmatique d’expressions qui l’étaient déjà souvent pour les Grecs. À titre d’exemple, comparons la version des vers 702-708, avec le travail plus prosaïque de P. Mazon, dans la C.U.F. :

P. Judet de La Combe :

Étéocle : Mais il semble déjà que nous n’intéressons pas les dieux. / La grâce que nous leur faisons de mourir est ce qu’ils admirent. / Pourquoi chercher encore les caresses d’un destin qui tue ?

Le chœur : Mais maintenant il est à ta portée, et le démon, / en renverse tardive de sa volonté, pourrait / changer et venir dans un souffle / florissant. Pour le moment, il bout.

P. Mazon:

Étéocle : Les dieux ! ils n’ont désormais plus souci de moi. L’offrande de ma mort, seule, a du prix pour eux. Ai-je encore une raison de flatter un trépas qui me fait disparaître ?

Le Chœur : Oui, aujourd’hui au moins, tandis qu’il est tout proche. Aussi bien, avec le temps, le Destin peut-il changer de dessein et venir sur toi d’un souffle plus clément. Aujourd’hui il fait rage.

Chaque proposition a son intérêt et ses limites. Judet de La Combe rend mieux le flux de parole eschyléen, quand le chœur chante (v. 702-704, en trois vers de 15, puis deux fois 16 syllabes, et v. 704-707 rendus par deux vers de 14, puis deux de 9 syllabes, avec le contre-rejet du v. 704 et le rejet du v. 707) ; il propose partout un jeu des sonorités plus expressif que Mazon, quant à lui plus argumentatif, et respecte, pour Étéocle, la deuxième personne du pluriel. Mazon rend bien la place initiale de θεοῖς (v. 702), mais ses tendances archaïsantes (v. 704, « trépas »), peut-être conformes au style d’Eschyle, sont paradoxalement mêlées à une syntaxe et à une sémantique assez triviales, dans leur anachronique clarté. Enfin, l’un et l’autre respectent peu les catégories grecques « indigènes », en termes anthropologiques : δαίμων est rendu par « Destin », avec une majuscule anachronique, d’un côté ; de l’autre, on a une simple transposition « démon », aux connotations aussi trop modernes, en partie corrigées par le commentaire du passage (p. 232). Ici on comprendrait plutôt « dieu » (avec une minuscule …) ou « divinité ». Mais on aura noté le caractère subjectif, discutable, de ce type d’observations.

Le commentaire (p. 117-288) associe des synthèses problématisées pour chaque grande composante de la pièce, un apport d’informations historiques, littéraires, culturelles, etc, et des argumentations fines, d’ordre d’abord textuel. En mettant en valeur les chemins multiples par lesquels le texte est construit, et continue de l’être, ces états de l’art ponctuels, sur un mot ou une formule, ou développés, sur un personnage, un épisode ou un chant choral, sont autant de mises en perspective du travail philologique et interprétatif. On a ainsi apprécié le commentaire sur la parodos du chœur de jeunes femmes (v. 78‑180) ; l’introduction à la longue « scène des blasons » (p. 167‑195), même si le fait d’y voir surtout « une réflexion politique sur la relation entre singularité et norme » (p. 194) atténue trop l’intérêt poétique et anthropologique, sensible et spectaculaire, de cette succession d’ekphraseis ; la synthèse sur « la fin (tardive) de la pièce (v. 1005-1078) ».

L’Annexe 1 présente les fragments des autres pièces de la tétralogie, Laïos, Œdipe, La Sphinge ; la seconde analyse d’autres récits sur les fils d’Œdipe, chez Stésichore, Phérycide ou Pausanias. Enfin, l’ouvrage se conclut par une bibliographie copieuse (p. 311-318). On y regrette l’absence de références à des travaux décisifs comme ceux de Cl. Calame ou de F. Dupont (ou W. Marx), sur la tragédie, ne serait‑ce que pour une contre-argumentation, qu’on imagine très autorisée. D’une part, l’affirmation selon laquelle, dans cette pièce, « le langage se substitue totalement à la vision » (p. 66, opposition qu’on avoue ne pas bien comprendre), rappelle l’exclusion de l’ὄψις dans la Poétique d’Aristote et peut contredire d’autres observations sur la danse, le rythme ou la description. D’autre part, une récente analyse (Paul Demont, Aïas / Ajax de Pindare à Sophocle, ou la mise en scène d’un héros « tragique », REG 136 (2023/1), p. 53-72) associe justement P. Judet de La Combe, F. Dupont, W. Marx, ainsi que G. Most, pour argumenter contre l’idée que la notion de « tragique » est une construction moderne, d’inspiration à la fois idéaliste et romantique. Cette analyse, qui se fonde beaucoup sur Platon, n’est pas nécessairement convaincante, mais il y a là un écheveau historique et critique qu’on aurait apprécié de voir démêler plus explicitement dans cette introduction et ce commentaire.

Ces dernières remarques n’invalident pas les qualités remarquables de cette traduction et l’intérêt du commentaire, pour les spécialistes comme pour un public curieux et lettré plus large, qui risque cependant de croire que c’est là la seule perspective possible. Même si l’anthropologie culturelle, les arts de la performance ou la pragmatique pourraient mieux y être mis à contribution, cette publication montre bien que la philologie, centrée sur l’interprétation des textes, est une pratique vivante et utile. On attend avec intérêt le volume sur les Suppliantes d’Eschyle.

 

Michel Briand, Université de Poitiers

Publié dans le fascicule 2 tome 125, 2023, p. 586-589.