Depuis une trentaine d’années les monographies et les ouvrages collectifs sur les rois, la cour et l’idéologie royale dans le monde hellénistique pullulent, en particulier chez les auteurs allemands et anglo-saxons. R. Étienne, dont l’intérêt pour les rois hellénistiques remonte au temps de son diplôme d’études supérieures sur Les palais grecs aux époques classique et hellénistique (1966-1967), comme rappelé dans la note liminaire (p. 7), a lui-même contribué grandement à l’essor des travaux concernant les royautés grecques en France, avec de nombreux articles et textes de synthèse, parmi lesquels se détachent l’article « La politique culturelle des Attalides »[1] et les sept chapitres qui composent la section « La Grèce des rois » dans l’excellent manuel d’archéologie historique co-écrit avec Fr. Prost et Chr. Müller[2]. Son attention s’est portée principalement sur la manière dont les codes de la royauté hellénistique se sont exprimés dans l’architecture et le décor des palais et dans des moments-clés de la vie sociale des rois en temps de paix : la chasse, le banquet, la danse. La Macédoine de Philippe II tient une place de choix dans sa recherche, les grandes découvertes de Vergina l’ayant mené à questionner et finalement nier toute influence « orientale », i.e. achéménide, sur la royauté macédonienne, qui demeure fondamentalement le modèle de toute royauté hellénistique – avis que nous partageons avec d’autres spécialistes[3]. Son nouvel ouvrage redéploie en six courts chapitres (non numérotés) la matière de plusieurs contributions parues dans la période 1998-2015. Dans le premier chapitre (« Le roi en son palais »), É. complète le corpus des palais royaux rédigé par I. Nielsen[4] et expose sa thèse : les basileia, qui se distinguent des demeures privées, même les plus vastes, par leurs dimensions, ne sont pas des bâtiments uniques mais des « complexes palatiaux », ensembles d’espaces articulés autour de grandes cours (37) ; la façade en fronton, dérivée de l’architecture sacrée, est sans doute l’aspect le plus tangible de l’idéologie royale à l’œuvre dans l’architecture palatiale ; des dispositifs comme les loggias et vérandas permettaient au roi de se montrer au public dans certaines occasions solennelles. Dans le chapitre suivant (« Luxe royal »), le décor floral à la « déesse aux rinceaux » du palais de Vergina (mosaïque de la salle E), qu’É. rapproche de certains objets de la tombe de Philippe II (diadème féminin en or, tissu d’or et de pourpre) et des descriptions de jonchées de fleurs qui embellissaient le sol de la tente des invités aux Ptolémaia à Alexandrie et la salle des banquets offerts par Démétrios de Phalère (Athen. V, 196, D-E et XII, 542 C-D), est mis en relation avec la dimension sacrée de la royauté macédonienne, et en particulier de la reine : « Lorsque la reine portait en même temps que ce châle de pourpre le diadème retrouvé dans le même coffret, elle devait ressembler à un véritable bouquet de fleurs printanier » (63). Le chapitre « Le roi mange » est une version remaniée d’un l’article paru en 2015[5]. Les données – dimensions des salles, nombre des convives, ostentation de richesse, abondance des nourritures – sont, de manière persuasive, comparées à celles sur les banquets publics dans les cités grecques, à l’occasion des cérémonies religieuses. La différence n’est pas de degré (89) : les banquets royaux se distinguent par l’organisation hiérarchique des convives et par le dionysisme marqué du décor et du souverain. Le chapitre « Le roi chasse », qui reprend des articles parus en 2000 et 2002, analyse la place de la chasse à l’ours dans l’iconographie royale macédonienne (frise de la tombe de Philippe II) et montre que le motif, présent au IVe s. a.C. dans le décor du sarcophage de Straton à Sidon et dans plusieurs monuments funéraires lyciens, est attesté dans la Thrace toute proche. Néanmoins, Achille, le héros modèle d’Alexandre, est censé chasser l’ours sauvage, le lion et le sanglier en Thessalie (Stace, Achilléide II, 121-125). In fine, une lecture homérique de la frise serait à privilégier, en parallèle à celle donnée par M. Andronicos des rituels funéraires macédoniens, puisque des figures d’ours, de lions et de sangliers étaient gravées sur le ceinturon d’or d’Héraclès (Odyssée XI, 609‑612). Le chapitre « Le roi danse » analyse les passages bien connus de Polybe (XXVI, 1-4), Diodore (XXXI, 16) et Tite Live (XLI, 20), dont les textes sont partiellement reproduits avec traduction française (118‑120), qui décrivent la conduite extravagante du roi séleucide Antiochos IV, se donnant en spectacle en toute occasion, et notamment lors des banquets, allant jusqu’à danser tout nu et mimer la renaissance de Dionysos (« La danse du roi : Le roi bacchant », 122-123). É. souligne les aspects dionysiaques de la mise en scène et conclut que le roi, dont l’épithète Épiphanès est tournée par dérision en Épimanès, se montrait en effet « possédé » par la mania divine. Les extraits de Polybe et de Diodore sont tirés d’Athénée et le lecteur se reportera à l’étude approfondie d’A. Heller[6] qui précise les relations entre ces textes et les replace dans leur contexte historiographique. À noter que dans les passages parallèles de Polybe XXVI, 4 et Diod. XXIX, 32 (Antiochos παρῆν ἐπικωμάζων μετὰ κερατίου καὶ συμφωνίας) le mot rare κεράτιον indique plus probablement une corne à boire qu’une flûte (Heller 200, n. 20) et que le sens de συμφωνία doit rester indéterminé (ensemble de musiciens) même si la présence de joueurs de cymbales, envisagée par É., est possible. Un bref chapitre sur les rituels royaux (127-137) réunit des réflexions autour de l’ « investiture royale » et des insignes du pouvoir (excursus sur le cheval cornu, à identifier selon É. avec Bucéphale, qui figure sur des séries monétaires de Séleucos Ier et Antiochos Ier) en temps de paix et en temps de guerre. Dans la conclusion (139‑143) É. met en garde contre la stigmatisation des rois hellénistiques dans leur totalité, rappelle que Polybe a laissé quelques portraits de « bons rois », attribue la fréquence des crimes dynastiques à l’absence de règles de succession et réitère sa conviction que les rois grecs ont puisé dans « le “grand livre” homérique » (141) les codes de leur idéologie et de leurs modes de conduite.
Ce petit livre, écrit d’une plume alerte et agrémenté d’illustrations en noir et blanc, est un essai très personnel sur le phénomène de la royauté hellénistique, qui séduit pour la méthode et pour l’effort de faire comprendre et donner à voir ce qui faisait « royal » dans les actes et les productions matérielles des successeurs d’Alexandre. En quelque 150 pages il était naturellement impossible de prendre en compte tous les rois hellénistiques et d’intégrer en profondeur aux travaux de l’auteur, datant pour la plupart des années 2000, les résultats des recherches les plus récentes. Par exemple, celles sur les échanges écrits entre les rois et les cités, l’essor des cultes civiques et dynastiques, l’évolution des élites et des institutions civiques permettent aujourd’hui d’enrichir et de nuancer la représentation des rois, « more than men, less than gods », comme le synthétise bien le titre d’un ouvrage collectif[7].
Malgré les limites revendiquées de la perspective adoptée par É., on éprouve un grand intérêt à la lecture de cet essai qui parvient en toute simplicité, sans escamoter les difficultés d’appréhender un sujet complexe et souvent insaisissable, à nous rapprocher sensiblement du monde perdu des rois hellénistiques.
Ivana Savalli-Lestrade, UMR 8210 – ANHIMA
Publié dans le fascicule 2 tome 124, 2022, p. 634-636.
[1]. R. Étienne dans Fr. Prost dir., L’Orient méditerranéen de la mort d’Alexandre aux campagnes de Pompée, Rennes 2003, p. 357-377.
[2]. R. Étienne dans R. Étienne, Chr. Müller, Fr. Prost éds., Archéologie historique de la Grèce antique, Paris 2000, p. 221-305.
[3]. Cf. F. Muccioli, Storia dell’Ellenismo, Bologne 2019, p. 175-196.
[4]. Hellenistic Palaces, Aarhus 1999.
[5]. « La table du roi » dans A. Esposito dir., Autour du banquet. Modèles de consommation et usages sociaux, Dijon 2015, p. 365-383.
[6]. « Antiochos IV au banquet : la construction historiographique d’un contre-modèle » dans C. Grandjean et al. dir., À la table des rois. Luxe et pouvoir dans l’œuvre d’Athénée, Rennes 2013, p. 197‑227.
[7]. A. S. Chankowski, P. Iossif, C. Lorber, dir., More than Men, less than Gods. Studies on Royal Cult and Imperial Worship, Louvain 2011.