L’ouvrage se compose de trois grandes parties : I/ Les œuvres (Iliade, Odyssée, Hymnes homériques et « Divertissements homériques », courtes pièces héroï-comiques, la plupart conservées de manière très fragmentaire) [1016 p.] ; II/ Fragments et légendes du cycle troyen [114 p.] ; III/ Les Vies d’Homère [43 p.]. S’y ajoutent près de 100 pages d’annexes. Le lectorat visé est celui du grand public cultivé, déjà lecteur, au moins en partie et en traduction, de l’Iliade et/ou de l’Odyssée, désireux d’en savoir plus (p. 10). C’est de ce point de vue que nous apprécierons le volume.
Œuvres complètes, l’ouvrage comporte aussi une dimension encyclopédique, comme le laisse entendre son titre, qui fait penser aux dictionnaires thématiques publiés chez Bouquins (Tout Mozart) ou Larousse (Tout Racine). Il est au final assez proche du travail des rhapsodes (rapprochement fait par H. Monsacré et S. Milanezi, p. 1026), à la fois récitants et exégètes des poèmes, ou des éditeurs/commentateurs antiques. On y trouve les mêmes diversité d’approches, épaisseur chronologique, liberté d’appropriation (qu’il s’agisse du choix des leçons des textes ou des passages sélectionnés dans les œuvres posthomériques citées), mélange de citations et de commentaires, portant sur les œuvres et sur le personnage « Homère ». Si le choix du titre Tout Homère sonne aussi comme une plaisanterie, les éléments mis en avant sur le bandeau de couverture « avec les textes inédits de la légende de Troie » et « Nouvelle traduction » suscitent plus de curiosité et nécessitent quelques précisions. Aucun texte n’est « inédit » au sens strict, mais certains étaient auparavant dépourvus de traduction française. La « nouvelle traduction » ne concerne qu’une partie de l’ensemble. Il paraît important d’y voir plus clair en établissant la liste des différents matériaux, repris ou inédits, qui constituent ces près de 1300 pages.
Le recueil comprend un certain nombre de textes déjà publiés, jusqu’à près d’un siècle avant sa parution :
– traduction de l’Odyssée de Victor Bérard (Les Belles Lettres, CUF, 1924), heureusement expurgée de ses didascalies et déplacements de séquences entières. Les notes de Silvia Milanezi sont reprises (dans une version allégée) à la traduction parue dans la collection Classiques en poche des Belles Lettres en 2001 ;
– traduction des Hymnes homériques de Jean Humbert (Les Belles Lettres, CUF, 1936) ;
– traduction de la Chrestomathie de Proclos d’Albert Severyns (Les Belles Lettres, Bibliothèque de la Faculté de Philosophie et Lettres de l’Université de Liège, 1963) ;
– introduction à l’Odyssée, adaptée de l’ouvrage d’Eva Cantarella, Ithaque. De la vengeance d’Ulysse à la naissance du droit, trad. P.-E. Dauzat, Paris, Albin Michel, 2003 ;
– introduction et traduction des Vies d’Homère de Gérard Lambin (Le Roman d’Homère. Comment naît un poète, Rennes, PUR, 2011[1]).
Voici à présent les éléments nouveaux :
– introduction et traduction de l’Iliade par Pierre Judet de la Combe ;
– introduction des Hymnes homériques par Christine Hunzinger ;
– présentations et traductions des courtes pièces attribuées à Homère : Margitès (P. Judet de la Combe), Cercopes, Grives (X. Gheerbrant), Combat des rats et des grenouilles (A. Faure) ou d’une œuvre similaire, la Bataille de la belette et des souris (X. Gheerbrant), toutes d’après le texte de M. L. West dans la Loeb Classical Library (Homeric Hymns, Homeric Apocrypha, Lives of Homer, Cambridge Mass.‑Londres 2003) ;
– introduction (E. Cantarella), présentation (S. Milanezi et H. Monsacré) et traduction (Chr. Hunzinger) des fragments des poèmes du Cycle troyen, présentation et traduction des fragments de la Thébaïde et de la Prise d’Œchalie (X. Gheerbrant), toutes d’après le texte de M. L. West dans la Loeb Classical Library (Greek Epic Fragments, Cambridge Mass.-Londres 2003) ;
– présentation et traduction d’une sélection de scholies et d’un extrait du commentaire d’Eustathe à l’Iliade par Michel Casevitz.
Quelques outils complémentaires (neufs ou pas) seront appréciés des lecteurs non spécialistes :
– narration des épisodes postérieurs à l’Iliade et à l’Odyssée, dans une section appelée Posthomerica (G. Guidorizzi), qui cite abondamment la littérature ancienne. On y trouve notamment de longs passages de la Suite d’Homère de Quintus de Smyrne, mais aussi des extraits de l’Enfer de Dante, de l’Histoire de la destruction de Troie attribuée à Darès le Phrygien, d’Hécube d’Euripide ou encore de l’Énéide de Virgile (liste non exhaustive) ;
– lexique des personnages et lieux principaux de l’Iliade et de l’Odyssée (M. Brouillet) ;
– index des noms propres dans l’Iliade (repris de l’éd. de Paul Mazon dans la CUF), l’Odyssée et les Hymnes homériques.
À la fois « œuvres complètes », anthologie complémentaire et ouvrage de vulgarisation de qualité dans les textes introductifs et les notes, le volume initie, touche par touche, le lecteur non spécialiste au contexte de production et de circulation des poèmes oraux et à l’histoire de la tradition écrite, tout en posant des jalons d’interprétation d’ensemble des grands et petits poèmes. On est frappé, tout au long de l’ouvrage, d’un trait commun aux co-auteurs : le plaisir de raconter, de commenter, d’éclairer les textes transmis pour aider le lecteur à les apprécier différemment, à la manière des publics divers qui les ont fréquentés (auditeurs et lettrés antiques, mais aussi philosophe contemporain, avec la postface d’Heinz Wismann). Ce plaisir se transmet au lecteur, qui passe du plaisir de (re)lire l’Iliade et l’Odyssée à celui d’en savoir plus sur la légende et ses personnages. Entre les fragments du cycle troyen, les résumés de Proclos et l’anthologie des Posthomerica, même si les redondances sont nombreuses[2], on voit peu à peu les récits mythologiques s’étoffer, acquérir de la profondeur grâce aux nombreux extraits littéraires cités et à la mise en perspective offerte par Giulio Guidorizzi.
Dans les grandes réussites de l’ouvrage, il faut mentionner, pour commencer, le tour de force que constitue la nouvelle traduction de l’Iliade par Pierre Judet de la Combe. « [L]a traduction s’est faite beaucoup avec l’oreille » (p. 45), écrit-il, sans « principe pour traduire » (p. 43), mais avec la volonté de respecter au maximum l’unité formée par l’hexamètre dactylique et de rendre les sonorités, effets rythmiques et choix syntaxiques. La traduction est, de fait, très agréable à lire à haute voix ou à faire résonner dans sa tête. Tout en étant très poétique et en rendant les archaïsmes du poème, elle est accessible au plus grand nombre : le pari est réussi. Les notes explicatives, mais aussi interprétatives, aideront le lecteur à découvrir les concepts essentiels dans l’œuvre, comme celui de la « colère », mènis mais aussi khôlos (p. ex. n. 2 p. 56 ; n. 3 p. 63). Les notes justifiant les choix de traduction sont très rares.
Que l’helléniste s’autorise ici un aparté : si la traduction est dans l’ensemble de haute tenue, plus complexe est la question de savoir quel texte traduit P. Judet de la Combe. L’introduction mentionne plusieurs éditions différentes qui ont nourri la réflexion, les choix qui ont été faits au sein des diverses leçons conservées (p. 41) ou la décision de conserver tous les vers jugés interpolés par les éditeurs anciens et modernes (p. 42) : il apparaît au fil de ces lignes que l’auteur a constitué son propre texte de l’Iliade, qu’il n’était bien sûr pas possible de joindre au volume, déjà monumental. L’helléniste restera donc frustré de ne pas avoir le texte grec en regard de la traduction et de devoir reconstituer lui-même, à partir du français, l’original grec traduit quand il s’interroge sur certaines formulations. La disposition en vers rend néanmoins assez aisée les va-et-vient entre la traduction et les différentes éditions du grec que l’on souhaitera consulter.
On soulignera aussi la grande qualité de l’introduction aux Hymnes homériques de Christine Hunzinger, qui arrive à présenter avec limpidité ces textes et les questionnements qu’ils suscitent. Revenant à la fois sur l’histoire de leur transmission, la composition du recueil, la structure des hymnes, leurs contextes probables de production, leurs fonctions, elle n’oublie pas de faire des liens réguliers avec l’Iliade et l’Odyssée, ce qui permettra au lecteur découvrant le corpus de mieux comprendre ce que signifie l’adjectif « homérique » appliqué à ces hymnes. On regrette, après une telle introduction, que la traduction de Jean Humbert ait été laissée dans l’ordre choisi par ce dernier et que l’éditrice du volume n’ait pas pris le parti, comme pour la traduction de Victor Bérard, de s’affranchir des torsions que l’ancien éditeur de la CUF avait fait subir à l’original grec. Les notes de Silvia Milanezi accompagnent de manière très efficace la lecture des Hymnes en élucidant l’essentiel des points qui pourraient être obscurs à un lecteur moderne.
Les éclairages portés sur les différents « Divertissements homériques » (dus à P. Judet de la Combe, X. Gheerbrant et A. Faure), sont aussi extrêmement appréciables. Non seulement le lecteur trouvera des traductions nouvelles de textes peu accessibles, mais il sera à même d’apprécier l’enjeu de leur attribution à Homère pour la construction d’une figure fondatrice de tout type de poésie, héroïque comme comique, et, s’il suit les conseils donnés dans l’introduction générale, de butiner le volume en lisant l’Iliade et l’Odyssée par bribes, il pourra faire des allers et retours savoureux entre le Margitès ou La Bataille de la belette et des souris et le chant II de l’Iliade ou entre les Cercopes et les chants XIII-XIV de l’Odyssée (mettant en scène un Ulysse imposteur, le pseudo-Crétois, avec le plus grand potentiel comique). Dans ce dernier cas, l’invitation aux allers et retours est formulée par le traducteur lui-même, puisque Xavier Gheerbrant reprend à dessein les traductions de l’hypotexte iliadique données par Pierre Judet de la Combe. Comme toujours, c’est lorsque l’ouvrage collectif est aussi collaboratif que le lecteur en retire le plus. C’est bel et bien toute une histoire de la littérature grecque et de son rapport à la figure tutélaire d’Homère qui se profile de texte en texte.
L’ensemble est toutefois inégal, et le contraste est particulièrement frappant entre le traitement de l’Iliade et celui de l’Odyssée : alors que la première est dotée d’une traduction nouvelle assortie d’une introduction à la fois brillante et très accessible, on doit se contenter pour la seconde de la réimpression d’une traduction presque centenaire (certes « nettoyée » de ses coups de force inacceptables liés à l’approche analyste de V. Bérard), précédée d’un bref texte issu d’extraits d’un ouvrage antérieur réemployés en guise d’introduction à l’Odyssée. Or, le poème y sert plutôt de prétexte à effleurer de manière disparate différents sujets (la fin d’Ulysse, la gestation de la polis, l’émergence du droit, le statut de la femme…). La parution de l’ouvrage voulue pour les cent ans de la maison d’édition des Belles Lettres a imposé un calendrier qui n’a pas permis d’accorder à l’Odyssée le traitement qu’elle méritait[3].
L’ouvrage est précieux pour les traductions françaises des fragments et témoignages concernant les poèmes du Cycle épique qu’il comprend (p. 1019-1063). Mais l’introduction, lapidaire, ne rend compte que très imparfaitement du statut de ces textes dans l’Antiquité et de la relation entre leur contenu et ceux de l’Iliade et de l’Odyssée. On regrette que n’apparaisse nulle part de référence aux théories de la néo-analyse, qui font de l’Iliade et de l’Odyssée des œuvres secondes par rapport à la tradition aédique dont elles s’inspirent mais qu’elles renouvellent abondamment, alors que les poèmes du Cycle seraient plus proches des productions orales antérieures[4].
La traduction, reprise d’A. Severyns, de la Vie d’Homère[5] et des résumés des poèmes cycliques attribués à Proclos sont, eux, totalement dépourvus de présentation. Ce « mauvais traitement » explique les références approximatives à l’œuvre et à l’auteur qui parsèment l’ouvrage (l’auteur de la Chrestomathie est même présenté comme un « érudit byzantin du Ve siècle », p. 14 !)[6]. Il était essentiel de faire état, au moins, des interrogations concernant la fiabilité des résumés des poèmes du Cycle : on a pourtant insisté, ces dernières années, sur la mise en ordre qu’ils présentent, gommant la plupart des redites ou distorsions chronologiques d’un poème à l’autre et en donnant ainsi une image bien différente des versions archaïques[7].
Nous avons été particulièrement sensible à l’intégration dans le volume d’un aperçu des scholies et du commentaire d’Eustathe à l’Iliade (M. Casevitz, p. 967-984), même si la place donnée à cet aperçu dans l’organisation de l’ensemble (entre les Hymnes et les « Divertissements homériques ») est étrange. Dans l’ensemble, l’appendice hésite entre une rédaction destinée uniquement aux hellénistes aguerris et un effort de vulgarisation. La présentation initiale est claire mais trop succincte. L’absence de commentaire qui expliciterait la nature des différentes remarques contenues dans les scholies (médicale, morale, narratologique, anecdotique, etc., et pas seulement étymologique ou sémantique) et en soulignerait la portée (dimension didactique, opposition entre une lecture non allégorique et une lecture allégorique chez Eustathe p. ex.) fait manquer à cet appendice son but principal (« donn[er] un bon aperçu de la manière dont l’Iliade était lue et interprétée » p. 969), ce qui est regrettable.
Bien sûr, un ouvrage destiné au grand public ne peut être exempt de simplifications que d’aucuns jugeront excessives, telle la distinction posée entre « scholie » et « commentaire » p. 14, d’autant plus ennuyeuse qu’elle entre en contradiction partielle avec d’autres définitions au sein du même ouvrage (p. 41 ; p. 969 ; p. 976). Notons aussi quelques erreurs : on nous parle des « cinquante servantes infidèles » (p. 569), alors qu’il n’y a que douze « infidèles » parmi les cinquante servantes que possède Ulysse au total (XXII, 421-424) – tout le sens du chant XXII est justement de faire le tri entre les fidèles et les infidèles – ; la Nékuia de l’Odyssée est confondue avec une catabase (p. 1057). Darès le Phrygien, personnage de la légende de Troie, dont un récit de la guerre en latin (De excidio Troiæ), rédigé sans doute au Ve s. ap. J.-C. et adoptant le point de vue troyen, prétendait traduire l’œuvre[8], est donné comme « un érudit tardif » (p. 1085) ! Le texte n’est pas exempt non plus de fautes de français ou de négligences typographiques.
Ces quelques réserves ne remettent pas en cause le vif intérêt que présente cette somme, qui met commodément et agréablement à disposition de tout lecteur, outre une nouvelle traduction de l’Iliade qui fera date, la traduction de nombreux textes essentiels non seulement pour replacer l’Iliade et l’Odyssée dans leur contexte de circulation, mais aussi pour prendre conscience de l’originalité irréductible de ces œuvres au sein de la production archaïque.
Flore Kimmel-Clauzet, C.R.I.S.E.S. (EA 4424) Université Paul-Valéry
Publié dans le fascicule 2 tome 123, 2021, p. 751-755.
[1]. L’auteur traduit le texte de Martin L. West dans la Loeb Classical Library (Homeric Hymns, Homeric Apocrypha, Lives of Homer, Cambridge Mass.-Londres 2003), tout en s’autorisant des écarts lorsque cela lui semblait souhaitable ; il présente ses choix quant aux éditions utilisées dans son introduction originelle, § 90 de la version accessible en ligne : https://books.openedition.org/pur/32920#bodyftn4.
[2]. Les répétitions s’expliquent par le fait que chaque chapitre doit pouvoir être lu indépendamment des autres, selon le principe de la lecture discontinue promu dans l’introduction générale, p. 13 et p. 15.
[3]. C’est d’autant plus regrettable que la traduction de l’Odyssée est, ces dernières années, au cœur de réflexions intenses et a donné lieu à de nouvelles expérimentations, en anglais (avec celle d’Emily Wilson, parue chez Norton, New York‑Londres 2018) comme en français (avec la traduction d’Emmanuel Lascoux, parue en 2021 chez P.O.L.).
[4]. Sur ce point, voir en particulier J. S. Burgess, The Tradition of the Trojan War in Homer and the Epic Cycle, Baltimore-Londres 2001.
[5]. Notons au passage que la Vie d’Homère de Proclos qu’on trouve, dans la traduction d’A. Severyns, aux p. 1067-1068, réapparaît dans la traduction de G. Lambin aux p. 1172-1175.
[6]. L’identité de cet auteur fait débat : une partie de la critique l’identifie avec le philosophe néo-platonicien, pour lequel on use ordinairement du nom latinisé, Proclus, tandis qu’une autre refuse cette identification et attribue l’œuvre à un grammairien ayant vécu entre le IIe et le Ve ap. J.‑C. Voir M. Hillgruber, « Zur Zeitbestimmung der Chrestomathie des Proklos », Rheinisches Museum 133, 1990, p. 397-404 ; A. Longo, « Sull’attribuzione della Crestomazia a Proclo neoplatonico », Studi italiani di filologia classica 13, 1995, p. 109-124 ; M. L. West, The Greek Epic Cycle. A Commentary on the Lost Troy Epics, Oxford 2013, p. 7-11. Ces hésitations se retrouvent dans les divers qualificatifs dont est affublé Proclos dans l’ouvrage, sans qu’elles soient jamais explicitées.
[7]. Le débat porte sur la question de savoir si c’est là l’œuvre de Proclos lui-même (p. ex. M. L. West, Greek Epic Fragments, Cambridge Mass 2003, p. 12-13) ou si cela représente l’état de la tradition au moment où il s’en empare (G. Scafoglio, « La questione ciclica », Revue de Philologie, de littérature et d’histoire anciennes 78, 2004, p. 289‑310).
[8]. Voir sur ce texte G. Fry, Récits inédits sur la guerre de Troie, Paris 1998 ; L. Faivre d’Arcier, La circulation des manuscrits du De Excidio Troiae de Darès le Phrygien, thèse de doctorat soutenue à l’École des Chartes, 2000, résumé accessible en ligne : http://www.chartes.psl.eu/fr/positions-these/circulation-manuscrits-du-excidio-troiae-dares-phrygien.