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Le livre que Nicolas Lamare publie sur les fontaines monumentales des villes d’Afrique est issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2014 sous la direction de F. Baratte. Il comporte deux parties : un texte de synthèse et un inventaire de la documentation archéologique et épigraphique qui se rapporte à ces édifices. Le premier occupe 291 pages sur un total de 491 et adopte la forme canonique des trois parties comportant chacune trois sous-parties. La première dresse dans trois chapitres un historique des recherches conduites sur l’eau en Afrique et dans le monde romain, la place que les fontaines y occupent, le vocabulaire latin qui les désigne et les travaux qui ont porté sur elles. N. Lamare y précise les limites de son sujet : il ne prend en compte que les édifices indépendants et exclut les fontaines qui appartiennent à des domus ou à des édifices publics, tels que les thermes ou les théâtres ainsi que les fontaines de petite taille, bien qu’elles se trouvent également au bord de rues et de places publiques. L’architecture de ces fontaines monumentales, leur décor et leur fonctionnement occupent comme il se doit la partie centrale du livre. Elles font l’objet de trois chapitres qui traitent successivement des techniques de construction, des élévations et de la décoration sculptée, de leur alimentation et de leur fonctionnement. Élargissant le propos, la troisième partie intitulée « Les fontaines au quotidien » présente dans deux chapitres les services qu’elles rendent à la population d’une ville (“Fontaines et histoire urbaine”) et la manière dont leur financement traduit le rapport de leurs élites au pouvoir impérial et à la cité. Ces fontaines y sont traitées comme un moyen d’approcher le système social romain à travers les évergètes qui en assurent le financement et manifestent dans leurs choix architecturaux leur adhésion à la romanité (“l’économie des fontaines”). Un troisième chapitre les complète en abordant la fonction religieuse que l’on a attribuée aux fontaines monumentales à cause de leur appellation de “nymphées” et de leur association aux septizonia, pour conclure à l’absence de preuve. La conclusion générale met en avant la notion de topographie hydraulique dont les fontaines monumentales sont un élément.

La seconde partie du livre juxtapose un catalogue archéologique des monuments et un corpus épigraphique. Le catalogue recense 51 fontaines réparties dans 29 agglomérations urbaines dont certaines en comptent plusieurs. Il reprend et complète l’inventaire de P. Aupert qui, en annexe de son étude du nymphée de Tipasa, dénombrait pour l’Afrique une quarantaine de fontaines de ce type réparties entre une trentaine de sites[1]. Le corpus épigraphique réunit 49 textes provenant de 30 sites qui ont en commun de contenir un des mots qui désignent les édifices étudiés : lacus, fons, saliens, exceptorium, nymphaeum, septizonium, mots auxquels on ajoutera munus, qui ne figure pas dans ce corpus, mais qui est le mot utilisé par Frontin pour parler d’une fontaine monumentale richement ornée. L’une des deux planches hors-texte récapitule les plans des principales fontaines étudiées et l’autre celle des monnaies représentant des fontaines monumentales. Le volume est illustré par 175 figures, photos et plans réparties entre la synthèse et les inventaires avec renvoi de l’un à l’autre. N. Lamare a écarté de son étude les Nymphées extra-urbains de Zaghouan et d’Henchir Tamesmida que P. Gros réunissait à la suite des fontaines et nymphées dans un même chapitre. Mais le sanctuaire des eaux de l’Aïn Youdi à Thursicum Numidarum, Khamissa, est bien urbain. S. Gsell y signale la découverte d’un temple à l’est du bassin qui recevait les eaux de la source et, dans sa cella, celle d’une statue colossale de Neptune qu’il date du IIe siècle[2]. Il faut donc ajouter ce site aux attestations du culte de ce dieu que N. Lamare cite p. 268-269. Par ailleurs, il faudrait sortir de l’oubli à Sétif un grand monument que P. Aupert range parmi les nymphées à cour[3].

La matière traitée dans ce livre dépasse le seul cas des fontaines monumentales des villes africaines. N. Lamare a étendu sa réflexion au paysage urbain, aux villes de la Méditerranée et plus généralement à l’histoire et l’archéologie de l’hydraulique romaine. L’analyse morphologique et les typologies qui en découlent sont d’une indéniable utilité pour classer ces édifices, identifier des séries, évaluer la diffusion des différentes formes architecturales et éventuellement les dater, mais comme P. Gros le recommandait et comme R. Julian l’avait fait avant lui pour les fontaines monumentales d’Asie Mineure et du Levant, N. Lamare a pris ses distances par rapport aux typologies et privilégié une approche contextuelle d’édifices qui participent au décor des rues et des places d’une ville et dont l’existence est liée à un réseau hydraulique commandé par un aqueduc. Dans un équipement hydraulique des villes romaines, ces fontaines partagent avec toutes les autres la fonction d’offrir à la population urbaine un accès commode à l’eau. J.-P. Adam relève qu’à Pompéi, les plus pauvres disposaient d’une fontaine publique à moins de 40 m de leur domicile. Mais elles s’en distinguent par une monumentalité dont N. Lamare explique qu’elle les range parmi les « édifices qui déploient leur ornementation figurée le long des rues, au même titre que les arcs, les tétrapyles et les portes ». Rythmant rues et places, ces fontaines monumentales « prennent place le long ou au croisement des voies » afin de donner un recul suffisant pour mettre en valeur leur façade et leur décor sculpté» (p. 227). La mise en scène de l’eau dans les villes à travers les parcours qu’elles jalonnent leur confère dans l’histoire des fontaines et dans celle des villes romaines une position dont Pierre Gros relevait l’originalité dans un chapitre de son Architecture romaine consacré aux monuments publics : « les structures architecturales, quelles qu’en soit la forme, encadrent l’eau et la mettent en valeur à la différence de ce qu’on observe dans les fontaines grecques classiques ou hellénistiques, même si elles revêtent un aspect monumental »[4]. Bien plus qu’une simple composante du paysage urbain, ces fontaines sont les marqueurs d’une mutation urbaine dont on peut résumer l’histoire dans les termes suivants. Alors que J.-P. Adam ne relève aucune fontaine monumentale à Pompéi, une ville figée dans son état du premier siècle par l’éruption du Vésuve, P. Gros fait débuter à la fin du Ier siècle et plutôt au IIe siècle la construction de fontaines monumentales en parallèle avec une évolution de la voie urbaine qui « devient un monument à part entière, avec pour corollaire l’exaltation plastique de ses accessoires ou de ses “stations” obligées ». N. Lamare retrouve cette évolution en Afrique : une récapitulation sommaire des fontaines monumentales qui figurent dans les inventaires pour 35 villes permet de suivre la diffusion de ce modèle. Il en dénombre seulement à Caesarea, à Volubilis et peut-être à Hippone au Ier siècle. Leur nombre augmente ensuite de manière continue : 13 fontaines et 5 inscriptions sont datées du IIe siècle ; pour 3 fontaines et 1 inscription, on hésite entre le IIe et le IIIe siècle Le chiffre passe à 12 fontaines et 6 inscriptions pour le IIIe siècle dont 9 fontaines et 4 inscriptions pour l’époque des Sévères. Il redescend à 4 fontaines et 1 inscription pour le IVe siècle et 2 inscriptions pour le Ve siècle.

La thèse qui est à l’origine de ce livre a été préparée dans le cadre d’un programme ANR sur l’eau en Afrique romaine qui se donnait pour objectif d’en renouveler l’approche[5]. Dans le premier chapitre de son livre, N. Lamare qui en a été une des chevilles ouvrières relève la place que l’hydraulique a eue dans le contexte de la colonisation française en Afrique du Nord. Il reprend l’idée du nécessaire « réexamen des vestiges archéologiques antiques à partir d’une vision décolonisée » que déjà en 1976, M. Bouchenacki recommandait[6]. Il s’appuyait sur la place que l’hydraulique a eue dans les plans de colonisation durant la dernière décennie du XIXe siècle. Postulant que la prospérité de l’Afrique romaine était due à l’utilisation optimale des ressources hydrauliques, l’administration française implanta alors les villages de colonisation dans des secteurs dont la présence de vestiges archéologiques attestait des potentialités agricoles. Les archéologues devaient se mettre à son service et se plier à ses exigences s’ils voulaient avoir les autorisations dont ils avaient besoin. Mais comme M. Bouchenacki l’observait, même « un historien de la colonisation romaine comme J. Toutain ne pouvait éviter de reconnaitre que les anciens habitants du pays, sujets de Carthage ou des rois numides, s’étaient déjà préoccupés de s’approvisionner en eau potable ». Il faut ici faire une distinction entre ce nécessaire travail de révision et son utilisation dans les postcolonial studies. Une géographe américaine, D. Davis, a consacré un livre à un grand récit environnemental décliniste qui a légitimé la colonisation française en lui donnant pour mission de restaurer un « miracle » romain[7]. Elle lui appliquait une grille de lecture empruntée à la théorie de la domination et de l’utilisation des savoirs dans les stratégies de pouvoir, développée par P. Bourdieu et M. Foucault pour relire l’histoire des peuples victimes, exploités économiquement par l’impérialisme européen et le capitalisme à l’époque moderne. Mais cela intéresse la colonisation moderne et ne dit rien de la réalité antique. La bonne démarche est plutôt de faire basculer le regard des rives de la Méditerranée vers le continent africain et de le reconnaître comme une zone d’innovation dans le domaine des techniques hydrauliques. Maintenant que la continuité historique entre les villes numides et romaines est rétablie, il faut s’attacher aux faits archéologiques et s’interroger sur la manière dont elles ont exploité une ressource limitée dans un contexte climatique caractérisé par une diminution de la pluviosité. Ce livre y aura contribué dans le domaine de l’hydraulique urbaine.

 

Philippe Leveau, Université Aix Marseille, Centre Camille Jullian

Publié dans le fascicule 2 tome 123, 2021, p. 748-750.

 

[1]. P. Aupert, Le Nymphée de Tipasa, Paris 1974.

[2]. S. Gsell signale la découverte dans une «Note additionnelle au premier fascicule (Khamissa) (dans S. Gsell, C.-A. Joly, Khamissa, Alger-Paris 1914, p. 133-135). Celle-ci a échappé à F. Rakob.

[3]. S. Gsell, Atlas archéologique de l’Algérie, Alger 1911, fe 16, 364,4. P. Aupert, op. cit., p. 82 et 90.

[4]. P. Gros , L’architecture romaine du début du IIIe siècle av. J.-C. à la fin du Haut-Empire. 1, Les monuments publics, Paris 1996, p. 420.

[5]. Cf. Ph. Leveau, Compte rendu de : V. Brouquier-Reddé, Fr. Hurlet éds., L’eau dans les villes du Maghreb et leur territoire à l’époque romaine, REA 121, 2019, p. 557-561.

[6]. M. Bouchenacki, Préface, dans Ph. Leveau, J.-L. Paillet, L’alimentation en eau de Caesarea de Maurétanie et l’aqueduc de Cherchel, Paris 1976, p. 6.

[7]. D. Davis, Les mythes environnementaux de la colonisation française au Maghreb, Seyssel 2012