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Cette ample monographie de près de 600 pages, issue d’une thèse de doctorat soutenue par l’auteur en 2016, propose une analyse des pratiques politiques impériales pour acquérir et conserver le pouvoir aux trois premiers siècles de l’empire, d’Auguste aux Sévères. C’est donc une histoire vue sous le prisme de l’usurpation, réelle ou supposée, crainte ou évitée, qui nous est donnée à lire, dans un récit stimulant, dense et extrêmement détaillé, qui suit les événements au plus près grâce à des sources minutieusement exploitées, essentiellement littéraires (Tacite, Suétone et Dion Cassius au premier plan, mais aussi Philon d’Alexandrie, Flavius Josèphe ou Philostrate, dont l’A. tire un grand profit), numismatiques et iconographiques. Ces sources se retrouvent dans le cahier central, qui propose une sélection de monnaies, camées et reliefs en couleur, qui complètent les nombreuses reproductions de monnaies en noir et blanc réparties tout au long du texte. Y sont associées trois cartes de l’empire en couleur (en 69, en 97 et en 193), ainsi que les arbres généalogiques des quatre dynasties étudiées en annexe.

L’ouvrage est organisé en trois grandes parties : d’abord Auguste et les Julio-Claudiens (p. 17-220) ; puis la guerre civile et les Flaviens, auxquels Nerva est associé (p. 221-430) ; enfin les Antonins et leur postérité (p. 431-544). Ce récit chronologique et linéaire n’empêche pas l’analyse et la mise au jour de schémas récurrents, de modèles de comportement, qui sont synthétisés dans deux tableaux récapitulatifs (p. 215-220) puis dans la conclusion générale. Le cœur de l’ouvrage est constitué par la guerre civile de 68-70 (p. 226-352), véritable matrice de la réflexion de l’A.

La première période, celle des Julio‑Claudiens, est celle de la mise en place des modèles fondateurs : Auguste n’est-il pas un usurpateur qui a réussi ? L’A. revient bien évidemment sur le règne d’Auguste, érigé en modèle jusqu’à Septime Sévère, mais insiste aussi, à juste titre, sur l’importance du règne de Tibère, qui fournit des modèles de comportement (dissimulatio) et des outils de répression (lex de maiestate) à ses successeurs. Pour cette période, la seule véritable tentative d’usurpation est celle de Scribonien en 42, mais beaucoup d’autres ont été redoutées, supposées ou évitées. Tous ces projets avaient en commun d’associer un membre de la dynastie à un capax (sénateur influent ou gouverneur d’une province dotée de plusieurs légions) et de vouloir mener le prétendant auprès des légions de Germanie – les plus puissantes et qui entretiennent un lien fort avec la famille des Césars. De cette première période émergent trois constats qui se vérifieront jusqu’aux Sévères. D’abord, l’importance des femmes dans la transmission et la légitimation du pouvoir, de Julie jusqu’aux princesses syriennes, en passant bien sûr par Agrippine la Jeune, décrite en véritable « animal politique ». Ensuite, la règle d’avoir toujours deux successeurs en âge de régner, avec au besoin un tuteur si ceux-ci sont trop jeunes. En ayant négligé cette règle, Caligula, Néron, Domitien, Commode ou Caracalla ont fragilisé leur pouvoir. Enfin, une crainte trop forte de l’usurpation peut se révéler comme une prophétie auto-réalisatrice : la répression entraîne un durcissement de l’opposition, auquel répond un répression accrue, qui finit par provoquer ce qui était tant redouté (conjuration ou usurpation).

La deuxième période, qui couvre les années 68-98, est celle de la redéfinition des règles d’accès à l’empire : il n’y a plus besoin de posséder le sang d’Auguste, d’appartenir au patriciat ou d’avoir été reconnu capax pour être proclamé imperator. Les événements des années 68-70 sont donc cruciaux dans l’histoire de l’empire car on assiste à un renouvellement institutionnel via les usurpations. C’est donc une période génératrice de nouveaux modèles de comportements et de nouveaux discours politiques, dont les monnaies assurent une large diffusion. En effet, les différents compétiteurs n’ont pas de modèles, en dehors de celui d’Auguste et de l’usurpation avortée de Scribonien. Ainsi, les aspects républicains de la rhétorique de Vindex et de Galba ne signifient pas forcément un refus du régime impérial, mais bien plutôt l’absence de modèles préexistants de l’usurpation réussie. Cette partie est donc l’occasion d’analyser les ressorts et les motivations des usurpations. L’A. insiste à plusieurs reprises sur la pulsion de survie comme l’un des moteurs principaux des usurpateurs. C’est un facteur clé qui ne doit pas être négligé dans la compréhension des usurpations, et qui explique le ralliment des officiers de légion par exemple. De même, la crainte (metus) et l’appât du gain (cupiditas) apparaissent comme deux fondements du ralliement des légions à une usurpation. Ainsi, l’A. livre un excellent chapitre sur les tenants et aboutissants de l’usurpation de Saturninus, épisode qui demeure par ailleurs mal connu. La fin de la période flavienne voit se rejouer en quelque sorte les événements de 68. Nerva, nouveau Galba, adopte Trajan – comme si Galba avait adopté Vespasien et non Pison. C’est la dernière intervention majeure des légions de Germanie, avant que le centre de gravité de l’empire ne bascule vers les provinces danubiennes, terres d’origine de nombreux empereurs du IIIe siècle.

La troisième et dernière partie est consacrée aux Antonins et leurs successeurs, de Trajan à Sévère Alexandre. L’originalité de cette période est de n’avoir connu aucune usurpation entre 98 et 175 : cette situation est due pour une grande part au règlement successoral imposé par Hadrien entre 136 et 138. C’est justement la rupture de cet équilibre et l’inquiétude autour de la succession de Marc Aurèle qui expliquent en grande partie l’usurpation d’Avidius Cassius – que l’implication de Faustine la Jeune dans celle-ci soit réelle ou non. L’examen du règne de Commode est l’occasion de revenir sur le portrait des « mauvais empereurs » et les nombreux lieux communs qui leur sont attachés. Au-delà de ces topoi, l’A. met en évidence la fragilité d’un pouvoir hérité et la volonté de ces jeunes empereurs de renforcer leur légitimité. Caligula, Néron, Domitien et Commode : tous sont des héritiers dynastiques qui n’ont pas pu faire preuve de leur uirtus avant d’accéder au pouvoir et qui tous ont connu la même mécanique de dissolution du consensus à leur égard, finissant par provoquer la sédition qu’ils redoutaient. La légitimité impériale reposant en grande partie sur la uirtus et la felicitas, le pouvoir de ces empereurs « héritiers » est paradoxalement plus fragile que celui de leurs prédécesseurs qui l’ont acquis au prix d’une usurpation.

Cette étude de l’usurpation, réelle ou fantasmée, comme rouage essentiel des pratiques politiques impériales est sans aucun doute appelée à devenir un ouvrage de référence, en raison de la finesse des analyses de l’A. et de la richesse de son propos. L’A. met en évidence, à juste titre, le fait que le gouvernement de l’empire est le fruit d’une praxis reposant sur les exempla du passé, la transmission de modèles de comportement, qui nourrissent les arcana imperii. De ce fait, loin de constituer un interdit politique, l’usurpation doit au contraire être considérée comme une modalité parmi d’autres de désignation à l’empire – une manière finalement « démocratique » d’en appeler aux citoyens pour choisir le plus digne de commander (p. 199). L’usurpation apparaît en définitive comme un outil de régulation politique, mais aussi comme un outil d’innovation majeur, permettant de tester et d’élaborer des solutions de gouvernement et des discours qui serviront ensuite de modèles ou de repoussoirs. Dès lors se distinguent trois usurpations majeures dans l’histoire impériale : celle fondatrice d’Auguste ; celle de Vespasien (associée à celles de ses compétiteurs de 68-69) ; celle de Septime Sévère, qui servira de nouvelle norme et de nouveau modèle de référence au IIIe siècle.

 

Caroline Blonce, Université de Caen Normandie, EA 7455 HisTeMé

Publié dans le fascicule 2 tome 123, 2021, p. 709-711