< Retour

Dans ce livre issu de son Habilitation à Diriger les Recherches, Anne Gangloff s’interroge sur la construction permanente et évolutive, intervenant au cœur des élites politiques romaines et grecques, de l’image du bonus princeps et de ses avatars (optimus princeps, civilis princeps) aux trois premiers siècles de notre ère. L’auteure – dont le présent livre fait écho à des travaux très récents auxquels elle-même participe activement[1] – rappelle que, les pouvoirs du prince n’étant pas encadrés par le droit, il fallait que ce dernier limite lui-même son pouvoir, par ses pratiques vertueuses. Ces dernières, loin de n’être que des topoi sans signification autre que morale et rhétorique, constituaient les principales limites des pouvoirs du princeps sous le Haut-Empire : « la nécessité première était d’apprendre au princeps à borner ses désirs, à combattre ses passions en cultivant ses vertus » (p. 470). Ces limites étaient auto-imposées par le prince autant que réclamées ou encouragées par des philosophes, rhéteurs, historiens et biographes appartenant, pour leur immense majorité, à la classe sénatoriale et équestre. C’est en effet aux yeux de ces élites, qui étaient les interlocutrices politiques privilégiées des empereurs, que les vertus jouaient un rôle crucial et concret : aussi n’y a-t-il rien de surprenant à ce que ces auteurs tentent de délimiter, d’orienter ou de discuter des pratiques vertueuses du souverain, qui pouvaient également être commentées par une frange plus large de la population, que mettent parfois en scène ces textes (souvent pour appuyer leur propre propos). L’essentiel – mais non l’intégralité – du corpus mobilisé dans cette étude se compose donc de « miroirs aux princes » et de basilikoi logoi qui tracent, parfois avec subtilité, les contours, par touches successives, de la figure du bon empereur au fur et à mesure que le Principat devient monarchique et militaire, ce dernier processus impliquant de sans cesse réorienter l’effort intellectuel face aux potentiels errements des princes.

L’objectif général d’Anne Gangloff est donc d’envisager « l’évolution des vertus du prince, les rapports entre celui-ci et les intellectuels de son entourage, et la communication des vertus philosophiques du pouvoir, d’où émerge une tradition de pensée dont nous avons cherché à dégager, quand cela était possible, l’influence qu’elle exerçait sur les princes » (p. 15). Pour ce faire, l’auteure adopte un plan chronologique, qui est également un plan « par auteur » ou par groupe d’auteurs, chacun de ces groupes suivant peu ou prou la succession des dynasties impériales, et voyant ses membres réfléchir autant sur la dynastie au pouvoir que sur la portée des comparaisons avec les empereurs précédents. Le premier chapitre trace le cadre vertueux qui fut celui d’Auguste et de ses successeurs directs, marqués par les vertus cardinales que célèbre le clipeus virtutis (virtus, clementia, iustitia et pietas), puis par l’importance de la moderatio à partir de l’époque de Tibère, qui devait assumer l’héritage augustéen et donner des gages de sa capacité à exercer le pouvoir de concert avec les sénateurs. Rapidement, le propos en vient au cas de Sénèque, dont le De Clementia, qui avait pour ambition d’attirer Néron sur le chemin de la vertu, permet de saisir les contours que pouvaient prendre ces premiers appels (thématisés comme tels) au prince, destinés à orienter la manière générale de gouverner comme les décisions plus ponctuelles de l’empereur. Le philosophe stoïcien n’hésitait pas à se référer au modèle augustéen (qu’il contribua, par ce biais, à forger) afin de mener à bien son entreprise philosophique. Toutefois le philosophe, à la fois conseiller et ami du prince, devait veiller à positionner sa parole « entre la flatterie qu’il fallait éviter et la liberté de parole susceptible d’être châtiée » (p. 47). L’auteure commente de manière serrée le De Clementia, insistant sur ses domaines d’intervention (judiciaire, militaire, politique) et sur le fait que la clémence devait susciter l’attachement des sujets pour le souverain qui prenait garde de ne pas agir en tyrannus. On le sait bien : le projet de Sénèque échoua, ainsi que le montre l’auteure, en confrontant la théorie du De Clementia à l’évolution des pratiques politiques effectives (p. 87-93).

Si Sénèque est bien connu, le penseur qui occupe le début du chapitre II, le stoïcien Musonius Rufus, apparaît comme un chaînon (souvent ignoré par les historiens) reliant la philosophie de Sénèque à celle d’Épictète dont il fut le maître, puis, par ricochet, à celle de Marc Aurèle. Les deux auteurs – Musonius et Épictète, dont le corpus est très fragmentaire – ont pu observer de près les difficultés d’un régime flavien parfois écartelé entre la volonté affichée de Vespasien et de Titus de se montrer vertueux d’une part, et les nécessités politiques, notamment d’ordre dynastique, de l’autre. Le bon prince est, pour Musonius, un souverain‑philosophe proche du modèle platonicien, auquel nombre d’auteurs ici discutés ne cessent de revenir, de manière plus ou moins explicite. Cette conception du prince-philosophe est globalement délaissée par Épictète, notamment parce que la monarchisation croissante du pouvoir impérial intervenue sous les Flaviens la rendait, selon lui, impossible. Partant de ce principe, Épictète choisit d’éduquer à la vertu les élites politiques plutôt que d’insister sur les qualités du seul prince. On retiendra ici les belles pages qu’Anne Gangloff consacre au cas d’Helvidius Priscus, qui s’opposa à Vespasien et fut présenté par Épictète comme un sage devant défendre sa dignité de sénateur jusqu’à la mort (laquelle intervint, sur ordre du prince, vers 71). L’attitude d’Helvidius est ainsi érigée en exemple de la nécessité pour le philosophe d’encourager la parrhèsia et la résistance au prince quand celles-ci deviennent des impératifs catégoriques :

« Vespasien fit ordonner [à Helvidius Priscus] de ne pas assister à une séance du Sénat. Et lui de répondre : “Il dépend de toi de ne pas me compter parmi les sénateurs, mais tant que je le suis, je dois siéger”. – “Eh bien siège mais ne parle pas”. – “Ne m’interroge pas et je me tairai”. – “Mais je dois t’interroger”. – “Et moi je dois répondre ce qui me paraît juste”. – “Si tu réponds, je te ferai mettre à mort”. – “Quand donc t’ai-je dit que j’étais immortel ? Pour toi, tu rempliras ton rôle et moi le mien. À toi de me mettre à mort. À moi de mourir sans trembler. À toi de m’exiler. À moi de partir sans m’affliger”. […] Un autre, si César en de pareilles circonstances lui eût demandé de s’abstenir d’aller au Sénat, aurait répondu : “je te remercie de m’épargner”. Mais un tel homme, César ne l’aurait même pas empêché de siéger, car il se serait bien rendu compte ou qu’il demeurerait aussi inerte qu’une cruche, ou que, s’il parlait, il le ferait exactement suivant ce qu’il savait être le désir de César et aurait encore renchéri »[2].

C’est véritablement à l’époque des Antonins que se cristallisa la réflexion philosophique sur les vertus de l’optimus princeps. Cette réflexion fut en partie permise par le contexte relativement apaisé des relations entre les élites politiques et Trajan, après le principat de « l’anti-modèle » Domitien. Le règne de Trajan vit ainsi la rédaction de deux textes parmi les plus importants sur le thème du bon prince, que l’auteure connaît de longue date et qui font l’objet de son troisième chapitre : le Panégyrique de Trajan de Pline le Jeune et les écrits contemporains de Dion de Pruse, notamment le Premier discours sur la royauté[3]. Le Panégyrique plinien, rédigé entre 100 et 104 p.C., regorge de réflexions sur ce qui fait le bon empereur, lequel devait incarner la somme totale des vertus républicaines (p. 174‑194) et accepter de toujours gouverner de concert avec les sénateurs. Le texte de Pline témoigne de la vision d’un homme public qui relie le principat de Trajan à des considérations non pas seulement philosophiques, mais avant tout pratiques. De son côté, Dion trace un modèle, cette fois explicitement philosophique, du bon roi, forgeant un modèle hellénisé du bon empereur. Il pense le prince comme un idéal universel et cherche, dans son premier Discours sur la Royauté, moins à convaincre que Trajan est le prince parfait (ce qui est l’objectif de Pline) qu’à décrire le bon empereur en partant des éléments présents au début du règne de Trajan. Cette manière grecque de penser le princeps renoue avec le modèle platonicien du roi-philosophe : le prince (ou son entourage) doit être éduqué, cultivé et faire montre de justice, de philanthropie et de piété. L’auteure discute ensuite de l’influence de ces réflexions à l’époque d’Hadrien, qui entendit capter et faire perdurer l’image d’optimus princeps dont avait joui Trajan.

Le quatrième chapitre du livre gravite autour de Marc Aurèle, figure par excellence du prince-philosophe. Le début des Pensées, que l’auteure dissèque aux p. 258-260, trace un portrait idéalisé d’Antonin le Pieux, modèle de prince pieux et soucieux du bien commun. À partir de ce modèle, le bon prince selon Marc Aurèle, lui-même praticien du pouvoir conscient de son rôle, doit veiller à avoir un corps et un esprit conformes au principe suivant : « Prends garde de te “césariser” (ἀποκαισαρωθῇς) à fond, de t’imprégner de cet esprit, car c’est ce qui a lieu. Conserve toi donc simple, honnête, pur, grave, naturel, ami de la justice, pieux, bienveillant, affectueux, ferme dans l’accomplissement des devoirs. Lutte pour demeurer tel que la philosophie a bien voulu te former »[4]. Cette lutte pour demeurer un philosophe face aux contraintes générées par le rôle d’empereur s’inscrit donc, avec la référence omniprésente à Antonin, dans une logique dynastique qu’il s’agit de célébrer et d’exploiter comme un moteur encourageant en permanence à la vertu.

Le cinquième chapitre plonge les lecteurs et lectrices à l’époque des Sévères et décrit la construction, notamment sous l’impulsion de la cultivée Julia Domna, d’une figure de prince adaptée au contexte troublé de l’époque sévérienne, par exemple chez Cassius Dion ou Philostrate. À partir de la reconstitution de la discussion entre Vespasien, Euphratès, Dion de Pruse et Apollonios après l’incendie du Capitole en 69 p.C. ou bien du fameux débat entre Mécène et Agrippa sur la République et la monarchie en 29 a.C., Philostrate et Cassius Dion dessinent l’image d’un bon prince éduqué, entouré, conseillé, soucieux de mesure, héritier des vertus augustéennes et dont les pouvoirs sont contrebalancés par ceux du Sénat, afin d’éviter l’usage déraisonné et sanglant de la force qui avait caractérisé le principat de Septime, vu par Cassius Dion comme un prince ayant déçu les sénateurs et ouvert la porte au tyran Caracalla, dont les monnaies témoignent de la rupture avec l’iconographie antonine, pour adopter une « physionomie intimidante » (p. 336). L’auteure étudie ensuite les écrits de juristes et propose l’idée selon laquelle l’influence de ces discours diminua au fur et à mesure que le pouvoir impérial assumait de plus en plus nettement son visage monarchique et militaire, et que l’empereur devenait une fonction tout autant, sinon plus, qu’un homme dont on pouvait encadrer le comportement. « On ne peut plus identifier clairement le prince auquel étaient destinés les conseils […], ce qu’il était possible de faire dans les miroirs au prince de Sénèque, Pline et Dion de Pruse. Ainsi s’accentue la distance entre le personnage historique, avec son identité précise, et la persona du prince, c’est-à-dire son rôle et sa figure » (p. 394).

Le livre se referme sur un chapitre qui fait la part belle à l’épidictique, aux éloges rhétoriques comme celui de Julius Pollux (dont l’Onomastikon propose des listes de termes élogieux ou critiques, toujours tranchés, envers le bon ou mauvais souverain : p. 401-409), de Ménandre et du Pseudo-Aelius Aristide. Anne Gangloff observe une harmonisation croissante entre les éloges et les représentations publiques (notamment monétaires) des empereurs. C’est le cas du Pseudo-Aélius Aristide, qui enjoint à Philippe l’Arabe de renouer avec l’idéal antonin du civilis princeps[5]. Ce retour sera pourtant temporaire et « si l’idéal antonin, incarné notamment par Marc Aurèle, est resté très fort chez les élites grecques et romaines dans la première moitié du siècle, le règne de Gallien puis celui de ses successeurs ont imposé la figure de l’empereur-guerrier charismatique » (p. 456).

L’auteure conclut sa réflexion en rappelant l’influence parfois déterminante que ces écrits, dialoguant à travers les siècles, ont pu avoir sur le comportement effectif des empereurs : le discours philosophique consacré à la figure et aux vertus du bon prince fut parfois performatif, notamment lors de moments de crises ou de changements de dynasties, et c’est un des grands mérites de ce livre que de le montrer, à rebours de toute lecture sceptique qui relègue ces réflexions au rang de pensée abstraite ou de discours purement élogieux sans emprise aucune sur la réalité du pouvoir. La conclusion suggère également que l’existence de ces écrits et leur redéfinition au fil des siècles fut un des moyens pour les élites d’appréhender, voire d’accepter, la présence d’un empereur. Puisque la Révolution romaine avait eu lieu et que la République ne devait plus revenir, alors autant que le chef de l’Empire soit le mieux disposé possible à l’égard de son entourage, puis de ses sujets.

Ce beau livre d’Anne Gangloff, outre qu’il fait montre d’une impeccable clarté, démontre la profonde connaissance que l’auteure possède de plusieurs domaines qui ne dialoguent pas toujours aisément entre eux. La rigueur du travail prosopographique (on voit se déployer les multiples individus et réseaux qui composent l’entourage philosophique, à géométrie variable, des empereurs, par exemple p. 94-104 ou 309-316) ne le cède en rien à une connaissance profonde des écrits, concepts et thèmes philosophiques, rhétoriques et politiques propres aux premiers siècles de l’Empire. Il s’agit ici du travail d’une spécialiste de philosophie politique, mais qui ne se limite jamais à arpenter ces seuls sentiers. Ce travail est un bilan précieux de plusieurs années de recherches, où le lecteur/la lectrice est invité(e) à considérer la figure du bon prince sous l’angle des idées politiques, ce qui est déjà en soi une démarche féconde, mais également encouragé(e) à se plonger dans l’économie interne de chaque œuvre disséquée. On saluera également la volonté de l’auteure de ne pas se limiter au discours littéraire (pourtant déjà très riche) sur le sujet et de toujours mobiliser d’autres sources, surtout numismatiques. Armée d’une telle érudition, Anne Gangloff reconstitue l’armature intellectuelle qui guidait ces pratiques politiques, que d’autres savants étudient parfois avec plus de détails, mais sans toujours restituer leurs soubassements philosophiques et discursifs profonds. Le livre d’Anne Gangloff est ainsi à considérer comme une analyse des relations tout à la fois théoriques et effectives qu’entretenaient le prince et les sujets de l’empire. Avec la parution de cet ouvrage, les spécialistes semblent désormais en pleine mesure de faire dialoguer plus fortement encore les pratiques et discours qui délimitent et encadrent la figure du bon prince en proposant « des modèles plutôt qu’une légitimation du prince régnant » (p. 460).

Anne Gangloff insiste également, dès les premières pages puis tout au long de son propos, sur la plasticité des combinaisons vertueuses, dont l’agencement s’adaptait sans cesse au contexte politique : « il y a bien une organisation systématique des vertus, mais il s’agit de systèmes souples, extensibles, et variables dans le temps, dont les vertus cardinales constituent le noyau » (p. 9) ; « la comparaison des textes littéraires avec l’épigraphie et les monnaies remet en question l’existence de règles fixes dans la diffusion des vertus » (p. 458). Si chaque empereur reprit peu ou prou le modèle augustéen articulé autour de la clémence, la piété, la justice et la virtus, ce fut avec la possibilité d’y ajouter des vertus propres à son principat : Tibère célébra la clementia et la moderatio sur des monnaies de 22-23 p.C. afin d’afficher sa conscience d’avoir hérité d’Auguste un pouvoir exceptionnel réclamant de la mesure ; Claude usa du thème de la constantia Augusti (et non pas « Augusta », ce qui était un moyen de distinguer cette vertu des vertus « Augustes » et d’établir un contraste avec l’inconstantia de Caligula). Chez Dion de Pruse et Pline le Jeune, les vertus « personnelles » du prince (moderatio, fides, reverentia, liberalitas, philanthropia, etc.) devinrent encore plus centrales dans la définition de l’optimus princeps ou du bon roi. Hadrien intégra la liberalitas sur des émissions de congiaires et célébra l’hilaritas, la patientia, l’indulgentia, la tranquillitas, la pudicitia ou la disciplina. Enfin, les monnaies de Philippe l’Arabe insistent sur la tranquillitas du prince. Autant de combinaisons qui témoignent des ajustements perpétuels que réclamaient les relations entre les élites de l’empire et leur chef, des ajustements qu’une lecture purement théorique ou, à l’inverse, uniquement empirique, peine souvent à rendre perceptibles. La circulation entre les diverses matières de ce livre foisonnant est facilitée par la présence d’un index onomastique final, auquel on aurait sans doute dû ajouter un index des passages commentés et des matières (« tyrannie », « moderatio », « prince-philosophe », etc.). Un bien faible regret face à un livre solide et clair, qui fait écho aux recherches les plus récentes sur l’empereur romain (qu’il soit bon ou non) et qui constituera, à coup sûr, le point de départ de nouvelles enquêtes.

Pascal Montlahuc,Université de Paris, UMR 8210 – ANHIMA

Publié dans le fascicule 2 tome 123, 2021, p. 712-716

[1]. Voir par exemple La santé du prince. Corps, vertus et politiques dans l’Antiquité romaine, A. Gangloff, Br. Maire dir., Grenoble 2020 ou bien Le costume de Prince. Vivre et se conduire en souverain dans la Rome antique d’Auguste à Constantin, Ph. Le Doze dir., Rome 2021.

[2]. Épict., Entr., 1.2.19-24, cité par A. Gangloff 2018, p. 137.

[3]. Voir la thèse de l’auteure (A. Gangloff, Dion Chrysostome et les mythes : hellénisme, communication et philosophie politique, Grenoble 2006) ou bien « Le sophiste Dion de Pruse, le bon roi et l’empereur », RH 649, 2009, p. 3-38.

[4]. M.-Aur., Pensées, 6.30.1-3. Voir aussi le paragraphe 10.8, cité par l’auteure p. 274.

[5]. Voir déjà Ch. Prickartz, « Philippe l’Arabe (244-249). Civilis Princeps », AC 64, 1995, p. 129‑153.