Depuis cette IXe journée d’études, le monde universitaire a perdu quatre éminents historiens de la romanité : Jean-Louis Ferrary ainsi que trois grands spécialistes de l’Afrique, Jehan Desanges, Christine Hamdoune et René Rebuffat. Sans eux, ce colloque n’aurait pas connu la même dimension. Nous leur rendons un hommage attristé.
La IXe journée d’études du 6 avril 2018 organisée par l’AIBL et la SEMPAM, sous la présidence de J. Scheid, a permis d’écouter six communications apportant un éclairage original sur les sociétés tribales d’Afrique du Nord, avec leurs dynamiques internes et le rôle des élites tribales dans leurs rapports avec les pouvoirs dominants, depuis la conquête romaine jusqu’à celle des Musulmans. Lors de son allocution d’accueil (p. 7-9), le Secrétaire perpétuel Michel Zink constate que les efforts pour rallier les tribus n’aboutirent jamais à une véritable assimilation : les révoltes de la fin du IVe siècle l’attestent. C’est en s’accommodant de la civilisation romaine que les sociétés tribales ont perduré.
Jehan Desanges, dans son introduction (p. 11-13) souligne que la prise en considération du monde tribal et de sa permanence permet de faire le lien entre les périodes préislamique et islamique.
Lotfi Naddari, dans « Les Musunii Regiani en Proconsulaire : de la natio à la respublica », (p.15-44) étudie la tribu des Musunii Regiani et sa poliadisation entre Cillium au nord-est et Thelepte au sud-est. S’appuyant sur trois dédicaces épigraphiques et sur neuf bornes territoriales, elle fait le constat d’une évolution interne qui n’aliène pas leur identité mais qui témoigne d’un mimétisme adaptatif. Les bornes démontrent l’existence d’une politique de délimitation entre propriétés privées et terres publiques attribuées aux Musunii pour contrôler leurs déplacements. De la sorte, le nomadisme saisonnier traditionnel des populations est respecté et permis tout en étant régulé au nom d’intérêts économiques réciproques. Les sites de sédentarisation reflètent une certaine urbanisation avec l’édification de monuments ou sanctuaires, financés par des évergètes locaux, selon le modèle romain. L’auteur souligne que l’équipe de B. Hitchner, de Virginie aux USA, a relevé des traces d’une aristocratie foncière d’origine tribale. Malgré la conservation de son statut de gens, la tribu, avec un niveau élevé d’assimilation des traditions romaines, reste sous le droit coutumier reconnu par Rome.
Michel Christol observe les rapports entre « Les Tribus de Maurétanie césarienne et le pouvoir romain » (p. 45-57). La Césarienne est connue pour sa forte résistance aux tentatives d’assimilation ou de conciliations de Rome. Deux inscriptions du IIIe siècle peuvent être interprétées comme traduisant l’intérêt porté au contrôle militaire des tribus. Elles évoquent la procuratelle ad curam gentium (ou gentium) qui, placée sous l’autorité du procurateur-gouverneur, s’inspire de la préfecture de tribu avec de plus larges responsabilités qu’exprime le terme cura. Depuis l’espace circonscrit et limité d’une tribu, les responsabilités, cura, s’étendent à l’ensemble de la province. Cela constitue un changement d’échelle. Un système défensif fut mis en place sous le règne de Sévère (193-211) sous forme de camps militaires reliés entre eux par une voie appelée nova praententura. Au-delà des camps et de la voie qui les relie, d’autres gentes, plus instables, échappent à l’autorité du procurateur.
Christine Hamdoune étudie « Les élites tribales dans l’espace provincial de la Césarienne au IVe siècle de notre ère » (p.58-80 et deux figures). Le récit d’Ammien Marcellin sur la guerre de Firmus et les sources archéologiques et épigraphiques, nous renseignent sur les élites maures de Césarienne au IVe siècle dans trois régions : la vallée du Cheliff, la Kabylie, et le territoire entre Tiaret et Columnata sur la rocade méridionale. S’appuyant sur trois dédicaces épigraphiques et sur neuf bornes territoriales, l’auteur fait le constat d’une évolution interne qui n’aliène pas leur identité mais qui témoigne d’un mimétisme adaptatif. Elle rappelle « la reproduction des codes sociaux romains », notamment à Banasa, où le célèbre Zegrensis Aurelius Julianus fait graver une table immortalisant l’accession à la citoyenneté de sa famille. Des notables maures affichent leur rang selon des critères romains. Le frère de Firmus, Sammac, met l’accent sur sa romanité. Ces notables, grands propriétaires, construisent des centres domaniaux fortifiés sur le modèle romain. Ces élites, souvent christianisées, incitent les populations rurales à se convertir puisque des évêchés existent dans la région. Ils continuent à jouer un rôle militaire, comme Gildon, autre frère de Firmus, qui fut Comte d’Afrique, ou Nubel, son père, qui a un rôle d’intermédiaire entre le monde tribal et les Romains. Il est clair que la révolte de Firmus rompt un équilibre fragile dans la province et les Maures s’imposent alors comme les représentants du pouvoir. La romanisation des élites n’empêche pas la permanence des coutumes tribales.
Konrad Vössing s’intéresse à « La Gens Vandalorum et aux (les) gentes Mauricae en Afrique du Nord – identités ethniques et identités changeantes vues par les auteurs antiques » (p. 81-97). Il traite des tribus maures à l’époque vandale. Le corpus textuel sur lequel il peut s’appuyer est, par obligation, celui des auteurs romains ou grecs. De ce fait, le point de vue est biaisé, parfois écrit quelques années après les faits décrits. Parmi les auteurs sources, deux sont à mettre au premier plan, Procope et Corippe. L’objectif de K. Vössing est de tenter de déterminer si la domination vandale sur les gentes Mauricae ou gentes Maurorum changea la perception de ces auteurs sur les sociétés tribales. Procope fut le secrétaire du général Bélisaire qui dirigea l’armée chargée par l’empereur Justinien de conquérir le royaume vandale établi en Afrique du Nord. Procope décrit l’apparence, les institutions, la religion et la langue des tribus gothiques, leur attribuant une ethnogenèse commune. Démographiquement, la gens des Vandales assimila ou inclut d’autres gentes barbares, qui gardèrent leurs identités. La description qu’il fait des Vandales superficiellement romanisées, s’oppose à celle des Maures non sédentarisés. Procope parle d’eux comme d’une entité homogène, une seule gens. Corippe, dernier auteur latin d’Afrique du Nord, cite une quinzaine de tribus, chefs, lieux. Ces deux auteurs ne présentent pas les différences entre les tribus maures. Pour expliquer leur manque d’intérêt pour l’ethnographie des tribus maures, l’auteur évoque leur instabilité et l’absence d’histoire commune des gentes. L’ethnique générique de Mauri disparaît après la conquête arabe, remplacé par Berbères. Le point commun entre Procope et Corippe est la présentation de populations maure et vandale dont l’absence de romanisation est un danger.
René Rebuffat étudie « La Tripolitaine romaine et les peuples indigènes » (p. 99-129 et huit figures). La Tripolitaine ne devient une province romaine qu’après Dioclétien, s’étendant des parages de l’île de Djerba jusqu’aux autels des Philènes. Deux peuples furent confrontés à la Tripolitaine, devenue romaine après le règne de Dioclétien : les Maces et les Garamantes.
Ces peuples ont deux traits communs : d’immenses territoires et une très longue histoire bien antérieure à Rome. La différence entre eux vient du fait que les Romains se sont insérés dans le territoire mace alors que les Garamantes restent indépendants. Les Maces honorent les dieux libyques, même si le christianisme sous sa forme donatiste se développe aussi. Avant l’arrivée des Vandales en 429, la paix de la Tripolitaine n’est troublée que par des conflits marginaux. Quant aux Garamantes, leur civilisation existe depuis le début du premier millénaire av. notre ère. Les conflits avec les Romains se limitent au 1er siècle. Ils constituent un Etat-nation avec un roi. Vers 568-569, la fides christiana apparaît dans les traités, mais ils adorent toujours Ammon.
La conquête arabe trouve partout des communautés vivantes.
Ahmed M’Charek, observe la « Continuité de l’ethnonymie au Maghreb, de l’Antiquité au Moyen Âge : le cas des Gétules Misiciri dans le Livre des Exemples d’Ibn Khaldun » (p. 131-155 et sept figures).
Dans cette étude onomastique, il observe une proximité linguistique et géographique des toponymes et ethnonymes d’époques diverses chez les deux populations qu’il prend comme exemples, les Misiciri et les Nefzi (ou Nefzu). Bien que fondant parfois des cités romanisées, ces tribus conservent leur organisation traditionnelle et leur rôle de tribus guerrières, alliées ou ennemies de Rome. Il s’appuie sur des inscriptions romaines et sur deux auteurs arabes du Moyen Âge. La phonétique (articulation ou permutation des consonnes dans les dialectes berbères) lui permet de remonter à un éponyme commun présent dans les toponymes de la région d’origine. Cette étude lui permet d’affirmer l’origine gétule de l’ethnonyme arabe Nefza et de sa variante Nefzāwa (antiques Nefzii ou Nefzenses). Il retrouve alors une continuité des ethnonymes, toponymes et patronymes à travers tout le Maghreb, en suivant les anciennes routes caravanières, dans ces tribus libyco-berbères, nomades ou sédentarisées. Cette continuité de l’ethnonymie résiste et s’adapte aux dominations des différents envahisseurs.
Agnès Groslambert, Université Jean Moulin à Lyon
Publié en ligne le 17 décembre 2021.