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De sa thèse soutenue en 2006, Virginie Bridoux (VB) a tiré la présente monographie, relativement courte mais très dense, dans laquelle elle entreprend de retracer les grandes lignes de l’émergence puis de la consolidation des royaumes d’Afrique du Nord jusqu’à leur intégration dans le monde romain. Les grandes lignes seulement, tant il demeure difficile d’établir des certitudes et d’éclairer certains pans de l’histoire de ces royaumes, en raison de la nature fragmentaire et parcellaire des sources. De ce fait, il faut reconnaître le grand mérite de VB d’arriver à tirer le meilleur parti de sources littéraires souvent allusives, parfois contradictoires. Surtout, VB démontre sa parfaite maîtrise des sources numismatiques et archéologiques, en particulier céramologiques – des dossiers très complexes, dont la connaissance directe est renforcée par sa qualité de co-responsable de la mission archéologique de Kouass au Maroc. Ainsi, VB allie érudition et terrain, ce qui fait d’elle assurément l’une des meilleures spécialistes actuelles de l’Afrique pré-romaine.

L’ouvrage est organisé en trois grandes parties chrono-thématiques : d’abord l’essor des royaumes, marqués par les rivalités et les conquêtes territoriales (p. 7-85) ; puis l’organisation politique et administrative de ces royaumes (p. 87-150) ; enfin leur intégration croissante dans l’orbite de Rome (p. 151-212). Une bibliographie fournie (p. 235-267), des annexes (4 tableaux synthétiques de la circulation monétaire dans et hors des royaumes africains) et deux indices (des noms de personnes et de lieux) viennent compléter la démonstration, ainsi que 23 figures (dont 17 consacrées aux monnaies) et 20 planches en couleur (dont 16 cartes originales élaborées par VB) placées à la fin de l’ouvrage.

La première partie est donc consacrée à l’émergence des royaumes africains numides (massyles et masaesyles) et maures. S’ils apparaissent dans les sources à la fin du IIIe siècle, il semble assuré qu’ils existent depuis plus longtemps (IVe siècle ?), sans qu’il soit possible d’aller plus loin. Cette recherche des origines conduit VB à reconsidérer les zones d’implantation originelles de ces peuples. Elle propose ainsi, de manière tout à fait convaincante, de situer le « berceau » des Massyles dans le bassin moyen de la Medjerda et celui des Masaesyles dans l’aire du détroit de Gibraltar, le royaume maure devant quant à lui être établi le long du rivage atlantique. La reconstitution de la généalogie des dynasties numides et maures s’avère également complexe et la chronologie des règnes reste très incertaine. Il en va de même pour l’établissement des frontières de ces royaumes, extrêmement mouvantes, et dont le tracé demeure hypothétique en l’état actuel de nos connaissances. De ce point de vue, le chapitre consacré à la fossa regia (p. 65-71) reflète bien la rigueur et la prudence de VB dans le traitement des sources, souvent d’époque impériale.

La deuxième partie se propose d’étudier l’organisation politique et administrative des royaumes. Il en ressort que ceux-ci sont constitués d’une juxtaposition de communautés tribales et urbaines dirigées par des personnages de haut rang. Il est probable qu’existent ainsi des rois vassaux à l’intérieur des royaumes (ce serait le cas de Massinissa II et de son fils Arabion en Numidie par exemple). D’autre part, un certain nombre de cités demeurent autonomes et frappent monnaie. En Maurétanie, le renforcement du pouvoir royal, à partir de Bocchus I, passe par l’établissement de résidences royales (Siga et Gilda pour Bocchus I, Iol pour Bocchus II) et d’ateliers monétaires qui diffusent l’image du roi. Les mêmes caractéristiques se retrouvent dans le royaume numide (résidence royale et atelier monétaire à Cirta). VB consacre un long chapitre (p. 105-118) à la question des institutions des cités numides. Au terme d’une démonstration complexe, elle entend réfuter l’existence d’institutions puniques dans ces cités (les fameux sufètes), qui auraient en réalité conservé des institutions d’origine libyque. Le terme sufète employé dans les inscriptions ne désignerait pas la magistrature punique véritable, mais serait utilisé comme une traduction, un équivalent à cette magistrature libyque. Ce n’est pas le seul dossier compliqué auquel VB s’attaque. Elle propose en effet une explication aux toponymes en Regius, –ia : il s’agirait de cités autour desquelles Massinissa aurait créé des domaines royaux (comme les carrières de marbre de Chemtou à proximité de Bulla Regia). Enfin, VB reprend le difficile dossier des mausolées dits « royaux », dont la datation et l’attribution demeurent très hypothétiques. Elle propose d’attribuer le mausolée du Medracen à Massinissa, celui de la Chrétienne à Micipsa et celui du Khroub à Gulussa ou Mastanabal. Seul celui de Beni Rhénane serait attribuable à la dynastie masaesyle (tombeau de Syphax ?). VB constate que les rois numides et maures se sont efforcés de consolider leur autorité sur leur territoire grâce au modèle hellénistique (visible dans le monnayage, la titulature royale, l’architecture) – moins marqué et plus tardif toutefois chez les Maures – et de plus en plus grâce aux liens d’amicitia avec les Romains. Mais ils ne réussirent pas à transformer leurs royaumes en de véritables États.

Enfin, la troisième et dernière partie est consacrée au processus d’insertion des royaumes numides et maures dans la sphère romaine. Les événements sont mieux connus mais gardent néanmoins une part d’ombre. Les rois numides sont amis et alliés du peuple romain dès la fin du IIIe siècle et restent globalement dans l’orbite de la nobilitas puis des optimates jusqu’à la mort de Juba Ier en 46 a. C. Les rois maures n’acquièrent ce statut qu’à la fin du IIe siècle et sont eux aussi, à l’origine, dans la clientèle des optimates (Sylla puis Pompée), jusqu’à ce qu’ils optent pour le camp césarien. Les revirements d’alliances pendant les guerres civiles sont révélateurs des rivalités locales, dont les Romains ont su tirer profit. L’ingérence croissante de Rome dans les affaires de ces royaumes – surtout la Numidie, considérée par les populares comme propriété du peule romain – a contribué à donner l’image de rois soumis et dépendants de Rome. Mais les sources montrent, parallèlement, un renforcement du pouvoir royal pendant cette période, confirmant le statut ambigu de ces rois dits « clients ». Deux chapitres thématiques terminent cette partie, l’un sur les échanges économiques, l’autre sur les traditions culturelles. Concernant l’économie, on constate que l’ouverture aux échanges commerciaux coïncide avec les alliances des rois avec Rome : si la Maurétanie occidentale ne s’ouvre au monde romain qu’à la fin du IIe siècle, la Numidie reçoit dès la fin du IIIe siècle des productions italiennes (vaisselle campanienne et amphores à vin). Le chapitre sur les traditions culturelles fait ressortir la prépondérance de l’influence punique en Maurétanie comme en Numidie, qu’il s’agisse de la langue, de l’écriture, des cultes ou des rites funéraires. Dans le royaume numide, cette influence se double de celle du monde grec, visible dans l’architecture et les cultes. Force est de constater que l’influence romaine est très faible et ne concerne qu’une minorité, celle des élites gravitant autour du roi. En définitive, il faut attendre l’annexion de la Numidie et le règne de Juba II en Maurétanie pour que ces espaces soient véritablement insérés dans la sphère culturelle romaine.

En faisant la synthèse de nos connaissances, VB apporte ainsi un certain nombre de réponses, mais suscite aussi tout autant de questions. Gageons que cet ouvrage servira de terreau fructueux pour de nouvelles recherches sur ces royaumes à l’histoire passionnante.

Caroline Blonce, Université de Caen Normandie, EA 7455 HisTeMé

Publié en ligne le 17 décembre 2021