Ces dernières années, le Détroit de Gibraltar a fait l’objet d’une attention toute particulière, comme en témoigne ce volume, première livraison d’une série qui doit en compter deux autres, issus du projet « DÉTROIT. Le Détroit de Gibraltar à la croisée des mers et des continents (époques anciennes et médiévale) » financé par l’ANR et coordonné par la Casa de Velázquez. Il est d’ailleurs déjà possible, pour nourrir la réflexion, de trouver un certain nombre de compléments et/ou contrepoints dans Fretum Hispanicum. Nuevas perspectivas sobre la importancia geoestratégica y socioeconómica del Estrecho de Gibraltar durante la Antigüedad, paru à Séville en 2018 et édité par A. Álvarez-Ossorio, G. Bernard, V.A. Torres-González et l’auteur de ce compte rendu. Cependant, en ce qui concerne plus spécifiquement le présent ouvrage, les éditeurs se fixent pour objectif d’offrir une relecture détaillée du Détroit selon plusieurs angles d’approche, entre la deuxième guerre punique et le XVe s. Cet espace est placé au cœur d’une réflexion sur les circulations et échanges entre ses deux rives, selon un axe Nord-Sud, sans non plus négliger les mouvements entre Atlantique et Méditerranée, qui témoignent de flux commerciaux, de migrations, de la diffusion d’idées ou de techniques. Ainsi donc, privilégiant l’examen pluridisciplinaire et approfondi des sources sur la longue durée, les aspects mythiques ou symboliques ne sont pas non plus laissés de côté. Tour à tour lieu de rencontre ou de passage obligé et redouté aux confins du monde, porte ouverte ou barrière infranchissable, ce sont toutes ces dimensions que les participants à ce premier livre vont s’atteler à faire découvrir au lecteur.
Dans ce but, après la brève présentation des responsables du projet, D. Baloup et L. Callegarin (p. XI-XII), les éditeurs rappellent tout d’abord le rôle du Détroit comme marqueur œcuménique pour les Anciens (p. 1-8). Cependant, en dépit de cette caractéristique qui a traversé les époques et les civilisations, cet espace, parcouru dans toutes les directions possibles, a fait l’objet de représentations variées, voire contrastées, en raison de sa localisation qui a favorisé les contacts pacifiques ou violents, à la fois pont, seuil ou frontière. C’est pourquoi les vingt-cinq contributions réunies ici, rédigées en français, espagnol et italien, et agrémentées de cartes, vont s’attacher aux représentations de cette aire géographique, selon les différentes acceptions du terme et organisées en quatre sections : la question des mythes et des imaginaires ; les représentations des savants antiques ou médiévaux (géographes, physiciens ou mathématiciens) ; le rôle dévolu aux marins et voyageurs qui ont fréquenté le Détroit, puis pour finir les différentes perceptions de la part des pouvoirs qui se sont succédé dans le contrôle de cette région entre l’époque romaine et le XVe s. Il va sans dire que dans le but d’offrir une vision la plus large possible, les éditeurs attirent aussi l’attention sur l’européocentrisme ambiant qui empêche de juger ces phénomènes à leur juste valeur, ce qui explique le recours aux sources arabes, afin de percevoir également les continuités ou ruptures, en comparaison aussi avec les productions latines médiévales.
Après ces considérations, s’ouvre la première section « Mots et images autour d’un lieu mythique » (p. 9-118), avec les réflexions d’I. Pajón Leyra (p. 11-25) qui débutent par le Détroit – en réalité inexistant – grâce auquel on accédait à la mer Caspienne, au mépris des affirmations d’Hérodote, selon une idée répandue suite aux expéditions menées par Alexandre et ses successeurs et qui eut la vie longue. Évoquant ensuite d’autres descriptions du Détroit de Gibraltar qui en faisaient p. ex. le calque précis du Bosphore, des Dardanelles ou de celui de la Mer Caspienne, l’auteur finit par montrer que les Anciens accordaient, sauf exceptions, davantage de crédit aux voyages réalisés à l’instigation des souverains hellénistiques, avec armes et navires de guerre, en dépit de leurs conclusions erronées. À l’inverse, un auteur comme Polybe se refuse à accorder une quelconque crédibilité au périple de Pythéas, car il n’était qu’un simple particulier.
Rappelant l’irréfrénable besoin des Anciens de rendre intelligible sous forme de mythe l’inconnu ou l’inexplicable, G. Cruz Andreotti, pour sa part, s’intéresse à la géographie mythique du Détroit (p. 27-38). Dès l’époque des premières colonisations, se construit une géographie culturelle de l’Extrême-Occident, où vivaient des dieux, des êtres préolympiens et des héros, par le biais de généalogies, de fondations et de transformations naturelles où histoire et mythe forment un continuum spatial et chronologique. Cependant, ce processus de production de mythes en grec et pour des Grecs, se serait fondé sur une koinè culturelle de Phéniciens et Eubéens, que l’hellénocentrisme de nos sources s’efforce de présenter de façon antagoniste.
Pour sa part, M. Albaladejo Vivero évoque les Colonnes d’Héraclès, auxquelles se confond à l’occasion le Détroit, telles qu’elles apparaissent dans l’imaginaire grec (p. 39-57). On constate au fil du temps que les informations des auteurs, d’Homère à Strabon, feront l’objet d’une rationalisation, grâce en premier lieu à Hécatée, où la part du mythe s’amenuise progressivement au profit d’une description purement géographique. On passe ainsi des Colonnes établies comme limites de l’œcoumène par le héros venu ravir les bœufs de Géryon, dont le franchissement est un signe d’hybris, comme le chante Pindare, à une description purement géographique, qui doit beaucoup à Ératosthène et à ses critiques, Polybe et Strabon.
Consacrée à Artémidore d’Éphèse, la contribution de S. Panichi traite d’un auteur dont nous n’avons rien conservé directement avec certitude (p. 59-70). En effet, il nous est connu par les critiques qui lui furent adressées par Strabon, auxquelles a également pu contribuer Posidonius, qui à l’instar de son collègue d’Ionie s’était rendu en Hispanie. Pour Artémidore, les Colonnes d’Héraclès se situeraient parmi les îles de l’archipel de Gadeira et ce choix s’expliquerait par la volonté de récupérer un vieux mythe grec, pour le mettre en relation avec le temple de Melkart, tout en soulignant l’ascendant économique de l’antique colonie phénicienne, à une époque, la fin du IIe s. a. n. è., où la présence romaine était de plus en plus marquée, comme, du reste, à Éphèse.
Dans une volonté affichée de réhabiliter Aviénus, poète latin et sénateur romain de la seconde moitié du IVe s. de n. è., G. Bernard et J.-P. Guillaumin abordent la place qu’il accorde au Détroit dans son Ora maritima, dont seuls sont conservés 713 vers, qui seront très prochainement accessibles au grand public, grâce à l’édition que les auteurs ont préparée pour la collection Budé (p. 71-90). Œuvre érudite et singulière rédigée en trimètres iambiques à finalité didactique tout autant que scientifique, typique de jeux raffinés entre lettrés païens de l’époque, il faut y voir, malgré l’influence vivace des théories d’A. Schulten, une sorte de recueil de curiosités. S’y manifeste également le goût immodéré de l’auteur pour l’antique et les peuples préromains, dont les sources décrivent sans doute un rivage à l’aspect distinct de l’actuel.
Après l’Antiquité tardive, suivent deux contributions centrées sur des sources arabes. La première d’entre elles, par J. Ben El Haj Soulami (p. 91-103) aborde les récits tirés de la mythologie arabe, dont il ressort que l’image de la Méditerranée, initialement très négative, change après 711 et l’amélioration des connaissances sur les confins occidentaux, dont Moïse est le principal protagoniste. D’autres figures sont associées à cet espace, telles qu’Alexandre le Grand, surnommé le Bicornu, parfois assimilé à Hercule, créateur du Détroit, tandis que le héros grec, plus spécifiquement, utilisa un talisman pour empêcher la traversée aux navires et fermer aux Berbères l’accès au Détroit et à la Méditerranée. Enfin, alors que certains personnages qui passèrent avec succès d’une rive à l’autre ne firent pas tous l’objet d’une héroïsation (Musa, Tariq etc.), les populations d’Al-Andalus pressentaient la fin angoissante de la présence musulmane dans la Péninsule, conformément à la tradition eschatologique islamique.
Pour finir, M. Taher passe en revue les différentes dénominations du Détroit, dans le but de déceler le sens géographique et historique de ces appellations (p. 105-118). Il s’agit aussi de cerner l’évolution de la conception que les Arabes se faisaient de cet espace et de révéler ses dimensions, géoéconomique, religieuse, géopolitique et stratégique durant la domination arabo-musulmane. Il en ressort un vocabulaire qui insiste sur son étroitesse et son importance comme voie de passage. De même, on constate que Ceuta, Algésiras, Tarifa ou Gibraltar occupent désormais le premier plan, au détriment de Cadix et des cités localisées plus à l’Ouest.
La deuxième section, intitulée « Les milieux savants : physiciens, géographes et cartographes » (p. 119-186), commence avec le travail de D. Marcotte qui traite de la terminologie des détroits en grec, qui se caractérise par sa richesse, reflet des apports et de l’évolution de la géographie en Grèce (p. 121-131). De fait, la nomenclature traduit la perception ancienne de la mer comme espace de communication. C’est l’occasion d’évoquer les diverses appellations génériques telles que « στενόν » et ses dérivés ou « πορθμός », qui correspondent au latin « fretum » et qui coexistent avec d’autres vocables : « πόρος », « αὐλών », « εὔριπος » et « πόντος ». Ensuite, il est question de l’évolution de la science géographique, le résultat de la rencontre entre la physique et l’histoire des sociétés humaines, depuis le VIe s. jusqu’à Strabon, en passant par Aristote, Straton et Posidonius, dans le but de percevoir l’évolution des conceptions sur les détroits.
Centré sur la figure de Ptolémée, le chapitre d’A. Haushalter (p. 133-147) s’intéresse à la méthode de travail du géographe alexandrin, qui, pour construire la cartographie du Détroit, se fonde sur l’observation des phénomènes célestes qui produit des localisations incontestables. Il poursuit avec la mesure de la terre qui fournit de simples données de distance, permettant d’établir les positions relatives des lieux : chaque toponyme est signalé avec les coordonnées en longitude et latitude. Pour ce faire également, il établit le 36e parallèle nord, dont la base occidentale est justement le Détroit, qu’il singularise et dont il dresse les contours sur la base d’une documentation livresque. Cependant, à l’heure d’en dessiner la carte, cette unité du Détroit disparaît, sans doute parce qu’elle cède au rôle croissant attribué aux provinces romaines dans la perception de l’espace.
Les géographes arabes ne doivent pas être laissés pour compte, comme le rappelle fort à propos en premier lieu E. Tixier du Mesnil (p. 149-158), qui tente de faire voir comment la littérature géographique a construit sa vision du Détroit. Après une première phase où la carte est centrale (IXe s.), la « nouvelle géographie » s’impose à partir du Xe s. : elle inventorie les routes et les royaumes du monde musulman, pour en montrer l’unité, tandis que le reste des terres est envisagé en tant que marge du Dar al-Islam. Le savoir est ici constitué grâce aux voyages, jusqu’à accumuler un excès de connaissances dont la carte ne parvient pas à rendre compte. À partir du XIe s., sans que ces traités ne disparaissent totalement, on compose des ouvrages dans l’Occident du domaine islamique désormais, moins connu et dont il faut combler les lacunes. Évoquant aussi les écrits d’al-Rāzī (Xe s.), le seul d’ailleurs à traiter d’al-Andalus séparément, al-Bakrī (XIe s.), al-Idrīsī (XIIe s.) et al-Ḥimyarī (XIVe s.), elle souligne le conservatisme de ces traditions, qui accordent, p. ex., davantage d’importance à Cadix qu’au Détroit, bien que présent dans leurs travaux.
Basée plus spécifiquement sur les auteurs musulmans orientaux et liée en partie à la précédente, la contribution de J.-C. Ducène (p. 159-170) montre que les connaissances sur le Détroit provenaient au départ de la traduction et de l’adaptation de l’œuvre de Ptolémée, ce qui explique que leurs données relèvent davantage de la géographie mentale. Cela explique la présence d’Hercule et de l’idole de Cadix (peut-être un monument funéraire antique couronné d’une statue qui devait frapper les esprits), qui avec le phare de Brigantium et un autre à Tarragone formaient les pointes du triangle par lequel on représentait la Péninsule. Il en va de même pour Alexandre le Grand à qui l’on attribue la construction d’un pont sur le Détroit, quand il ne fut le responsable de son percement, peut-être d’après l’observation de restes antiques que nous n’avons pas conservés.
Pour ce qui est des sources en latin, N. Bouloux (p. 171-186) explique que le Détroit, désigné comme « fretum Gaditanum », était perçu comme la limite de l’orbis terrarum et voie de passage entre deux espaces maritimes. La base des connaissances est formée par les écrits d’Orose et d’Isidore de Séville, même si on ne peut nier l’influence de Pline. Avec les Croisades, à partir du XIIe s., le Détroit, point de séparation entre l’Europe et l’Afrique, prendra un caractère stratégique, tandis que les modalités de sa représentation se feront plus modernes et précises, sous l’effet conjugué des flux commerciaux où Génois et Catalans jouent un grand rôle et de l’amélioration des savoirs techniques. Tout cela permet non seulement de produire des cartes actualisées, comme en témoigne également la toponymie, mais contribue aussi à une meilleure connaissance des côtes de la rive sud, en prélude aux Grandes Découvertes.
La troisième section est tout entière consacrée aux acteurs du Détroit, tels que les marins, marchands et voyageurs (p. 187-290). P. Arnaud, tout d’abord, démontre que sillonner le Détroit de Gibraltar, exercice certes non exempt de difficultés, n’en demeurait pas moins plus aisé qu’on pouvait le penser, à la différence des caps Malée ou Ténare, p. ex., comme en témoigne aussi l’absence de mythe comparable à celui de Charybde et Scylla à Messine (p. 189-214). Pour parvenir à cette conclusion, il compare la situation dans d’autres détroits de la Méditerranée pour saisir les problèmes généraux qu’ils posent en termes de pratique de navigation, infrastructures maritimes, structure du commerce et de géopolitique, afin de mieux percevoir la spécificité, les atouts et les faiblesses du Détroit par rapport à d’autres. En général, les détroits sont des zones problématiques en raison de la concentration des navires, pour ne rien dire des courants et des vents présents dans un espace et reliefs variables, qu’il faut en outre contrôler, car il s’agit de points stratégiques.
Les détroits sont également des zones de pêche, jamais en haute mer, et celui de Gibraltar n’y fait pas exception, comme le relate A. Zumbo (p. 215-233). L’halieutique, aux yeux des Anciens, était bien moins prestigieuse que la chasse, alors qu’un pêcheur pouvait courir davantage de risque qu’un veneur. En effet, les étendues marines étaient le refuge non seulement de beluae, mais aussi de baleines et d’orques, que côtoyaient des êtres mythologiques. Ils se caractérisaient par leur monstruosité et leur grande taille qui en imposaient aux hommes qui les affrontaient avec terror et horror. Pour finir, l’auteur évoque les différentes techniques de pêche du thon, de l’espadon et du dauphin.
Pour sa part, C. Gadrat-Ouerfelli se penche sur le cas des voyageurs latins du Moyen Âge (p. 235-245). En raison de sa situation géographique, peu de témoignages se fondent sur une connaissance directe du Détroit, lieu de séparation entre deux espaces maritimes et terrestres. Il est présent dans trois types de récits, pour certains fictifs : premièrement, les itinéraires, par voie de terre ou mer ; ensuite les récits de pèlerinage à Jérusalem, dans lesquels le Détroit apparaît comme l’extrémité du monde et enfin les descriptions de voyageurs qui se sont rendus ou ont vécu dans la Péninsule pour aller à Saint-Jacques-de-Compostelle et dont les informations ne sont pas toujours de première main.
C’est à la description de Gibraltar par Ibn Baṭṭūṭa (1304-ap. 1368), bien que mise en forme par Ibn Ǧuzzay, secrétaire andalou du souverain mérinide Abū ʿInān (1329-1358), qu’Y. Dejugnat consacre son chapitre (p. 247-261). Ibn Ǧuzzay décrit avec force de détails non seulement la citadelle, renforcée par les Mérinides et qui résista à un siège par les Castillans en 1349, mais aussi la montagne de Gibraltar, en excluant le Détroit, qualifiée comme lieu de mémoire des conquêtes de 711 et de 1160 (celle des Almohades, érigés en modèles). Insigne représentant du genre littéraire de la riḥla, qui désigne le voyage en quête de science religieuse, associé au pèlerinage à La Mecque, centre et origine de tout, en vue d’une quête de l’unité perdue de l’Islam, Ibn Baṭṭūṭa transpose l’Orient à Fès, comparée à la ville sainte de l’Islam et fait de Gibraltar un nouveau Sinaï ou une nouvelle Médine, dans le but d’accroître le prestige des Mérinides, décrits comme héritiers des Almohades.
Pour sa part, R. González Arévalo s’intéresse à la vision du Détroit, important sur le plan géographique, politique et économique, dans les républiques italiennes (p. 263-274). Dès le XIIIe s., leurs navires sillonnaient la région en direction de la mer du Nord et l’on constate dans la documentation que n’apparaît pas la frontière politique ou religieuse entre les deux rives. Ces informations proviennent de portulans et de cartes nautiques, qui insistent sur Gibraltar, mais aussi de poètes tels que Dante, qui parle du Détroit de Séville, expression que l’on retrouve ensuite dans les textes officiels de Florence. Lorsque l’unité politique disparut, se maintiennent les relations commerciales, e. a., grâce aux Génois.
Enfin, E. Vagnon examine les portulans et cartes marines, utilisées dès les XIIe-XIIIe s. (p. 275-290). Le Détroit, porte de la Méditerranée, y occupe légitimement sa place comme élément structurant, tant sur le plan de la construction géographique, car il sert à déterminer l’axe qui, de Gibraltar à Alexandrie, structure les cartes, très souvent de belle facture, que de la mise en scène géopolitique de l’espace, comme frontière. Peu à peu, les références à l’Antiquité sont délaissées, en raison du renouvellement des connaissances qui permet aussi de décrire les conditions de navigation, hauts-fonds, courants, vents auxquels pourraient faire face tous ceux qui fréquenteront ces parages.
Pour finir, la quatrième et dernière section « Le Détroit dans l’œil des pouvoirs : perceptions et symboliques » (p. 291-396), contient sans doute les contributions les plus strictement historiques, ainsi que les conclusions. Le premier chapitre, de la main de F. des Boscs, aborde la question du regard de Rome sur la région, par l’intermédiaire des imperatores puis des empereurs (p. 293-316). Il s’agit de voir comment le pouvoir romain et ses agents se sont représenté cet espace et comment cette représentation a évolué depuis le IIIe s. av. n. è., en tenant compte les temps court et long, d’autant plus que nous ne possédons guère de données directes. Sous la République, la zone à pacifier se déplace de plus en plus vers la périphérie, tandis que le Détroit devient un enjeu de compétition politique et militaire, où les généraux se créent des clientèles, viennent chercher refuge et accroître leur prestige, en exploitant à leur profit la dimension mythique de héros, tels qu’Antée avec Sertorius, ainsi qu’Alexandre avec César, comme le rappelle la célèbre anecdote du temple d’Héraklès-Melqart. Sous l’Empire, aux dires de Strabon, les deux rives sont riches et maîtrisées, mais inégalement civilisées, surtout dans la partie sud, où la présence phénicienne fut moins marquée et les πόλεις moins nombreuses.
M. Cheddad, pour sa part, s’intéresse aux épisodes guerriers dans la zone du Détroit durant toute l’Antiquité (p. 317-328). Après l’évocation des mythes relatifs à Hercule, l’auteur en vient aux récits qui relatent l’opposition entre Phéniciens et Grecs, sous oublier Tartessos et les Carthaginois, qui s’achève avec l’arrivée de Rome et les guerres civiles. Ensuite, après la Pax romana, surviennent les invasions maures, avant l’arrivée des Vandales, des Wisigoths et des Byzantins. On constate donc un intérêt des puissances étrangères qui s’affrontent dans le but d’asseoir leur autorité sur cet espace. Toutefois, seule Rome parvint à un contrôle durable, mais pas toujours total, sur la région.
Passant ensuite aux sources arabes (p. 329-341), M. Ghouirgate met l’accent sur les rapports entre Al-Andalus, territoire de culture étatique dominé par la culture écrite arabo-musulmane, à la différence du Maghreb, où prédominait la culture orale et berbère, mais d’où provenaient les troupes qui maintenaient l’ordre pour Al-Andalus dès le Xe s. Ce ne sera qu’à partir du XIIe s. et l’émergence du califat berbère des Almohades qu’apparaît une culture écrite de gouvernement. De fait, les Andalous appelaient les Maghrébins « les habitants du rivage », expression dont la connotation était péjorative. Si sous les Almoravides, les princes berbères étaient comparés aux fauves, avec les Almohades, seul le calife est un lion, auquel sont parfois assimilés les Berbères, à la différence des Andalous, perçus comme des colombes. Il faut aussi souligner le rôle joué par Algésiras, Ceuta et Tanger, puisqu’y naquirent ou vécurent des lettrés qui contribuèrent à l’arabisation et à la diffusion de l’islam malikite, alors que la langue berbère connaissait un processus de sacralisation et promotion.
Traitant des Mérinides établis à Fès aux XIIIe et XIVe s., le chapitre de M.A. Manzano Rodríguez relate les relations parfois tendues qu’ils ont entretenues avec les Castillans, mais aussi les Nasrides de Grenade (p. 343-354). Alors qu’en Espagne subsiste à l’époque une bordure terrestre entre l’Islam et la Chrétienté, le Détroit en est la frontière maritime et forme toujours une unité historique et géographique. La mer est un lieu de confrontations ou point de passage avant la bataille, mais aussi le lieu d’échanges personnels, idéologiques et commerciaux qui ne tiennent aucunement compte de la foi des habitants. Les Mérinides conquerront ou enverront des troupes de l’autre côté du rivage pour y établir leur domination, jusqu’à leur déroute sur les rives du Salado en 1340, qui met un terme à leurs prétentions au nord du Détroit.
Centré sur le siège d’Algésiras alors aux mains des Mérinides alliés pour la circonstance aux Nasrides entre l’été 1342 et mars 1344, qui s’acheva par la victoire d’Alphonse XI, S. Coussemacker analyse le récit de Fernán Sánchez de Valladolid, auteur de la Chronique d’Alphonse XI, dans le but de connaître quelle fut sa vision du Détroit (p. 355-368). On découvre un aperçu détaillé du Détroit, comme espace de séparation, qu’il serait facile de franchir pour une armée d’invasion, mais le roi veuille heureusement à contrecarrer ces plans grâce à ses espions. L’ouvrage contient aussi des considérations topographiques, naturelles, environnementales, météorologiques, marées, etc. qui permettent de nous informer sur les combats, toujours près de la côte ou de l’arrivée de renforts. Enfin, il convient de souligner le regard anthropologique de l’auteur, qui cherche à comprendre la longue résistance des musulmans en dépit de la famine et qu’il explique par leur frugalité !
Pour finir, G. Martinez-Gros examine le Détroit à l’époque du règne de Muḥammad V de Grenade (1354-1391) (p. 369-380). Il prend pour point de départ les théories énoncées par Ibn H̱aldūn (Ibn Khaldoun) dans sa Muqaddima, selon lesquelles les Andalous, plus riches et cultivés, sont incapables de porter les armes et finissent par se soumettre à un vainqueur, d’origine extra-péninsulaire. Or, les Nasrides, d’extraction locale, démentent cette vision, puisqu’ils détinrent un pouvoir royal pendant deux siècles et demi, soit plus du double de ce que le savant tunisois théorisait. Cette longévité est un mystère qui s’explique par l’appui initial des Volontaires de la Foi. Ceux-ci, venus du Maghreb, ne prirent pas le pouvoir comme les Almoravides et les Almohades, parce que les Mérinides – dont ils étaient issus – ont tout fait pour les en empêcher, de peur de se voir supplanter par ceux que les souverains de Fès avaient envoyés en Al-Andalus. Toutefois, si Grenade tire son épingle du jeu en triomphant sur la ruine de ses protecteurs, son destin sera toutefois scellé après la prise d’Antequera (1410) puis de Ceuta (1415) et la disparition de la tutelle et de l’appui maghrébin.
La dernière contribution de l’ouvrage, de la main de P. Gautier Dalché (p. 381-396), en présente les conclusions, où il insiste sur l’association entre le global et le local, afin de considérer à la fois le domaine des faits et des représentations. Si l’on se place du point du global, on retiendra que le Détroit se trouvait là où le soleil se couche et où l’obscurité commence. Les Colonnes qu’Héraklès y établit hellénise ces parages et marque l’interdiction de poursuivre au-delà et cette idée survit tout au long du Moyen Âge, avec une multiplication des colonnes. Au nom de la symétrie, le Détroit a également servi pour structurer l’image de l’œcoumène, car y passait le 36e parallèle et sert de même de porte vers le monde extérieur. Cette même symétrie explique la comparaison avec les Dardanelles et le Bosphore sur le même axe qu’Alexandrie, insistant sur l’importance économique, ce qui explique les mentions relatives à Séville. On ne peut oublier non plus la symbolique du Détroit liée, dans l’Islam, à la domination universelle, que rechercheront les Almohades, p. ex. Le Détroit est donc aussi local : à la fois séparation maritime, mais aussi espace de continuité politique ou économique ; il est le lieu d’expérience des conditions de navigation pour se déplacer en tous sens et à tout moment. Enfin, le Détroit fut le théâtre d’affrontements depuis des temps immémoriaux, sans empêcher des contacts parfois pacifiques entre puissances rivales.
Pour conclure, au terme de la lecture de ce bel ouvrage, il est difficile d’en résumer les nombreux apports tant les questions examinées sont variées. Il en ressort toutefois que le Détroit, en dépit de ce que l’on pourrait penser, ne constituait pas une frontière infranchissable, mais un lieu d’échanges de tout type et cette remarque est valable à toutes les époques y compris au Moyen Âge où la différence de croyances entre les deux rives pourrait faire penser le contraire. Qui plus est, le choix assumé de la longue durée permet de percevoir les ruptures ou les continuités, qui transcendent là aussi les cultures, qu’elles soient païennes, chrétiennes ou islamiques. Le soin apporté aux sources arabes doit être souligné, car cela élargit les perspectives, qui ne sont guère familières au spécialiste du monde classique que je suis. Il faut leur en savoir gré, puisque cela permet d’en apprendre davantage et de découvrir un pan inconnu de l’histoire régionale. On regrettera toutefois l’absence de contributions plus spécifiques sur l’Antiquité tardive et plus particulièrement sur l’époque wisigothique, dont il n’est question que de façon incidente, pour ne rien dire de l’archéologie, de l’épigraphie et la numismatique, elles aussi rarement prises en compte : ce fait s’explique en réalité par la nature de cette documentation et au type d’informations qu’elle livre. Cela étant, gageons que les autres titres de la série, en cours de préparation, ainsi que celui de S. Lefebvre et C. Picard, satisferont la curiosité que ce volume a éveillée.
Anthony Álvarez Melero, Universidad de Sevilla
Publié en ligne le 29 janvier 2021