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Ce huitième volume de la série Radboud Studies in Humanities est le fruit de la collaboration entre Stéphane Martin et  Michel Reddé, qui organisèrent le 13 décembre 2016 à Paris une journée d’étude du programme européen RurLand sur les capacités de stockage agricole, de la fin de l’âge du Fer à la fin de l’époque romaine. Deuxième ouvrage de cette série à traiter de l’Antiquité, c’est néanmoins le premier dont le propos relève principalement de l’archéologie. Les textes réunis et édités par Stéphane Martin émanent de spécialistes confirmés du monde rural antique, mais aussi de jeunes chercheurs, avec des contributions majoritairement en anglais et parfois en français. Précisons que l’ouvrage est disponible en deux versions, l’une imprimée, l’autre électronique en libre accès (https://brill.com/view/title/39550).

L’ouvrage s’organise en six chapitres encadrés par une introduction et une conclusion générales, assortis de deux index et d’une bibliographie commune. Ce recueil d’articles d’auteurs différents prend donc des allures de monographie, avec un réel effort d’articulation et de mise en musique des contributions entre elles. En outre, un lien est donné dans l’introduction pour accéder à un répertoire des greniers ruraux avec sa propre bibliographie, établi par Stéphane Martin et Alain Ferdière. On pourra simplement regretter que ces utiles documents n’aient pas été intégrés en annexe de l’ouvrage et que le répertoire ne fournisse pas les coordonnées spatiales de chaque site, pour une exploitation sous SIG.

Dans sa copieuse introduction, Stéphane Martin rappelle que la question du stockage a longtemps été délaissée par les historiens et les anthropologues. Il présente  l’historiographie du sujet et ses biais, puis explique sa portée – pour peu que l’on dépasse la simple approche typologique – et l’intérêt qu’il y a à le traiter sur la longue durée. L’objectif est aussi de sortir les études d’une perspective seulement méditerranéenne, dans une démarche similaire à celle d’autres chercheurs (cf. par exemple « Les monde romains. Questions d’archéologie et d’histoire » coordonné par R. Gonsalez Villaescusa, G. Traina et J.P. Vallat, Ellipses, 2020).

Dans la première partie de l’ouvrage, sont rassemblées des approches quantitatives, pour traiter l’épineuse question de l’évaluation des capacités de stockage des greniers ruraux.

L’article de Lars Blöck examine les modèles de calcul des capacités de stockage antiques en Germanie supérieure, rappelant que les paramètres à prendre en compte sont nombreux et les données souvent absentes. Comparées à celles des greniers médiévaux et modernes, les capacités de stockage des structures antiques semblent avoir été souvent surestimées. Celles qu’il propose ne valent d’ailleurs que pour la région considérée. Quant à évaluer les surfaces cultivées à partir de ces mêmes greniers, cela relève aussi du défi car les nombreuses informations nécessaires sont rarement réunies.

Ensuite, Javier Salido Domínguez nous offre un tour d’horizon assez large des études sous différents angles, puisant ses références dans tout l’Occident romain. De façon assez décapante, il prône le « scepticisme quantitatif » et pointe les nombreux problèmes insolubles qui compromettent les tentatives d’estimation. Faut-il donc s’acharner à restituer les volumes de  grains, d’épis, d’épillets ou de gerbes que contenaient les greniers ?

Puis, Stéphane Martin propose tout de même prudemment un « modèle provisoire » pour calculer les capacités de stockage de ces bâtiments. Il synthétise les points-clefs de l’enquête et les trois questions auxquelles il faut répondre : Quels grains ? Stockés sous quelle forme ? Avec quelle surface utile et sur quelle hauteur dans les greniers ? Lui aussi mesure la difficulté des estimations dans ce domaine en l’absence de sources écrites et trop souvent aussi de données carpologiques. Il considère à son tour que les capacités des entrepôts urbains ou militaires ont dû être surestimées et qu’elles ne sont pas transposables aux contextes ruraux.

Les trois articles de la seconde partie de l’ouvrage se concentrent d’avantage sur des approches qualitatives des structures de stockage, aux périodes protohistorique et romaine.

Stanislas Bossard livre une synthèse sur six siècles d’évolution du stockage à l’âge du Fer, en exploitant les données de la base « datAFer2 » (mais des données de la « Base Fer » développée par AOrOc auraient sans doute apporté d’utiles compléments !). Il relève de forts particularismes régionaux, mais observe que les greniers aériens finissent par s’imposer devant les silos et autres greniers souterrains, dans une évolution qui est aussi celle de la société protohistorique. Avant la Conquête, les productions sont déjà assez massives et génèrent des surplus, qui sont gérés selon des modalités variées.

Alain Ferdière, en collaboration avec Véronique Zech-Matterne et Pierre Ouzoulias, complète un article précédent, paru dans la Revue archéologique du Centre de la France. S’appuyant sur les données archéologiques et les sources textuelles, l’enquête porte sur l’ensemble de la Gaule et des Germanies. Deux types sont considérés : les greniers à contrefort et à piliers internes, dont on évalue les capacités de stockage à partir d’un modèle théorique. Même si les surfaces cultivées et les rendements augmentent à l’époque romaine, il semble que l’apparition de grands greniers maçonnés au Haut-Empire soit principalement liée au stockage provisoire de grains destinés à quitter le domaine, dans le cadre d’une véritable économie de marché.

Enfin, Stéphane Martin propose d’éprouver son modèle interprétatif sur le territoire des Bataves, en repartant des données brutes, qui sont ici nombreuses. Remettant en cause les précédentes affirmations, il observe que ce secteur pauvre en terres arables semble ne pas avoir eu de capacités de surproduction. Dans ce paysage sans villa ou presque, la conquête romaine n’a guère eu d’impact visible, si ce n’est dans le domaine de l’élevage. Et les importants greniers qui apparaissent à la fin du Haut-Empire sont à voir plutôt comme des marqueurs culturels, qui suivent l’évolution générale de l’architecture.

Dans la conclusion générale de l’ouvrage, Michel Reddé rappelle tout l’intérêt d’aborder l’histoire économique, en portant l’attention sur les provinces éloignées de Rome et sur les données archéologiques. A propos d’une série de greniers militaires, urbains et ruraux dont il compare les superficies et les capacités de stockage, il souligne l’énormité de la demande militaire au moment des tentatives successives de conquête de la Germanie, qui a pesé lourdement sur les secteurs concernés. Les capacités de stockage sont donc à évaluer à l’échelle d’un terroir plutôt qu’à celle d’un établissement.

Dans cet ouvrage court mais dense qui brasse une large palette de données archéologiques, la lumière est faite avec honnêteté sur toutes les difficultés de l’enquête, et les résultats présentés par les différents auteurs, avec des approches variées, n’en sont que plus précieux. Ils nous prouvent qu’étudier le stockage au plus près des lieux de production permet d’éclairer de nombreux aspects de l’économie rurale, des relations entre villes et campagnes, entre les producteurs et ceux qui en dépendent. Une lecture stimulante donc, notamment en ces temps de crise sanitaire ou les questions vitales de l’approvisionnement, du stockage et de la gestion des denrées de première nécessité sont revenues subitement sur le devant de la scène !

Laure Laüt, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, UMR 8546 AOrOc (CNRS-PSL)

Publié en ligne le 29 janvier 2021