Ces « réflexions et nouvelles perspectives sur les Géorgiques de Virgile » sont issues d’une rencontre internationale qui s’est déroulée à Londres en avril 2014. À la base se trouve le constat qu’à compter des années 1970 a été publié un certain nombre de travaux majeurs qui ont revivifié l’étude de cette œuvre, la plus négligée du trio Bucoliques, Géorgiques, Énéide, et qui ont fait progresser notre compréhension de ce poème. Le but de ce recueil de contributions est de montrer à la lumière de ces récentes recherches ce qu’on peut tirer de ces vers concernant leur(s) sujet(s), leurs moyens d’expression et leur temps. Dans une introduction très bien faite, B. Xinyue et N. Freer, après avoir exposé en détails leur dessein et leurs motifs, font l’inventaire des approches des Géorgiques dans la seconde moitié du XXe s. et au début du XXIe. On sent immédiatement leur maîtrise en la matière. Non seulement ils citent beaucoup de livres (malheureusement aucun français), mais encore ils les analysent longuement, avec précision et finesse, pour faire ressortir comment les communications qu’ils publient s’inscrivent dans le prolongement de ces études. Ils terminent en présentant les essais des treize universitaires d’Australie, d’Europe et d’Amérique du Nord retenus et en justifiant la façon dont ils les ont classés en cinq parties. Il est difficile de rendre compte en quelques lignes des treize articles qui suivent tant la pensée y est fine, subtile, nuancée, complexe, tout en méandres. Le risque est de les trahir en les simplifiant. Ils reposent en général sur une lecture minutieuse du texte dont les moindres détails sont scrutés à la loupe et finement analysés, commentés, rapprochés d’autres observations. J’évoquerai cependant ces travaux en quelques mots, ne fût-ce que pour inciter le lecteur à aller voir lui-même ce qui l’intéresse.
La première partie, « Reading the Georgics », manifeste la diversité des approches du texte virgilien à l’heure actuelle, questionnant les relations entre l’auteur et ceux à qui il s’adresse, s’interrogeant sur la signification métapoétique, montrant que les qualités artistiques et esthétiques aussi font sens. Elle contient trois chapitres. Dans le premier, R. Cowan propose « The Story of You : Second-Person Narrative and the Narratology of the Georgics » (p. 17-30). L’universitaire, par son utilisation des récentes méthodes narratologiques et la comparaison avec des processus narratologiques utilisés aujourd’hui fait ressortir combien le mélange de la deuxième et de la troisième personne, parfois dans le même passage, suggère le mélange entre déterminisme de la nature et action individuelle. Il met ainsi en lumière combien la démarche qu’il a choisie est productive.
S.J. Heyworth a sélectionné deux passages (G. 1, 104-110 et G. 1, 43-83) qu’il lit et commente avec beaucoup de soin. Il montre que, tout comme Virgile explique que pour avoir un bon résultat il faut auparavant avoir dégagé le terrain, il convient aussi pour ces vers de « dégager le terrain » en éliminant les mauvaises interprétations (« Clearing the Ground in Georgics I », p. 31-43). Il rend clair que le poète livre la fois des instructions techniques pour le cultivateur et des réflexions sur la composition littéraire.
Avec « Aesthetics, Form and Meaning in the Georgics » (p. 45-64), R.F. Thomas a pour but d’examiner la façon dont le poème communique son puissant sens esthétique d’empathie vis-à-vis des hommes pris dans le « monde de Jupiter », ce qui est d’une grande utilité, car l’art aide à gérer les difficultés du monde. La présentation de ce chapitre grâce à l’emploi de sous-titres, de caractères et de styles différents, de colonnes, de schémas, favorise cette « lecture esthétique », d’une grande sensibilité aux sonorités, aux acrostiches etc., parfois très subtile (comme la remarque p. 57 que le nom Maecenas apparaît en G. 1, 2 et en G. 3, 41, alors que Mécène a deux ans de plus que Virgile et a fêté ses quarante et un ans à peu près au moment où ce poème a été publié).
La deuxième partie, « Religion and Philosophy », s’intéresse, comme son titre l’indique, à des aspects religieux et philosophiques de cette œuvre et se penche sur la classification de ce texte dans le genre didactique ainsi que sur la relation entre forme poétique et fonction. Dans « Georgica and Orphica : the Georgics in the Context of Orphic Poetry and Religion » (p. 67-77), T. Mackenzie, après avoir passé en revue ce qui a subsisté comme textes orphiques, (essentiellement sous forme de fragments), et avoir relevé ce qui concernait Orphée ou pouvait être considéré comme orphique dans les Géorgiques, se demande, étant donné leur caractère didactique, si on ne peut pas en faire une lecture allégorique et mystique : elles enseigneraient à un être souillé par un péché originel à gagner un au-delà heureux. Il va même jusqu’à suggérer qu’à la fin du chant IV, Aristée, le gardien des abeilles (= les citoyens) pourrait être Octavien et le poète Orphée pourrait être Virgile (p. 76).
« Virgil’s Georgics and the Epicurean Sirens of Poetry » (p. 79-90) de N. Freer développe l’idée que Virgile confronte dans cette œuvre l’attitude d’un Lucrèce composant son De rerum natura en pensant que la poésie est le miel qui fait passer la potion amère avec la théorie avancée par l’épicurisme athénien, (entre autres, Épicure et Philodème, le propre maître du Mantouan), selon laquelle la poésie déploie un charme irrationnel dangereux qui ne convient pas à l’enseignement (ce qu’Épicure évoque par l’expression « les Sirènes de la poésie » dans la Lettre à Pythoclès). L’universitaire juge que Virgile partage l’avis des sectateurs du Jardin orthodoxes et termine en essayant d’expliquer pourquoi dans ce cas celui-ci insiste paradoxalement sur les limites de la poésie dans un poème qui se présente comme didactique.
« Politics and Society », la troisième partie, met en évidence que les Géorgiques peuvent nous apprendre beaucoup de choses sur la façon dont la dynamique sociale et politique est transformée par l’émergence du princeps.
Dans « Divinization and Didactic Efficacy in Virgil’s Georgics » (p. 93-103), B. Xinyue tente de démontrer qu’initialement l’écrivain présente à Octavien un modèle de divinisation basé sur la cura terrarum, fondé sur une relation idéalisée entre poète, agriculteur et dirigeant. Au fur et à mesure que le poème avance, il devient évident que la proposition du poète diffère de ce que poursuit Octavien. Cela conduit à réfléchir sur la nature et l’efficacité de la poésie à l’époque augustéenne.
Vient ensuite l’étude d’E. Giusti sur le proème du chant III des Géorgiques : « Bunte Barbaren Setting up the Stage : Re-Inventing the Barbarian on the Georgics’ Theatre-Temple (G. 3 1-48) » (p. 105-114). Notre collègue est d’avis que ce passage situe l’œuvre dans une continuité (artificiellement créée) entre le temps du triomphe républicain qu’elle voit dans la procession conduite par le poète et le futur expansionnisme de l’empire augustéen évoqué par la description du théâtre-temple. Elle met en évidence les ressemblances avec la présentation des Carthaginois dans l’Énéide. En interprétant cet extrait comme une description métapoétique de l’Énéide, elle y décèle la marque que l’implication avec le théâtre est une caractéristique programmatique de la nouvelle épopée du Mantouan.
C’est aux dons et à la réciprocité sociale que s’intéresse M. Stöckinger dans « From Munera Uestra[1] Cano to Ipse Dona Feram : Language of Social Reciprocity in the Georgics » (p. 115-125) où il examine quelques passages dans lesquels Virgile traite de façon métaphorique de la réciprocité sociale pour montrer que le don et la réciprocité sociale fonctionnent dans ce poème plus ou moins de la même façon au niveau poétique et au niveau social ; les relations qu’ils engendrent sont des relations entre des éléments qui ne sont pas sur un pied d’égalité et qui sans cela resteraient séparés les uns des autres. Il y voit en filigrane une allusion aux changements des relations sociales dans l’élite sous l’effet de l’importance croissante du princeps.
La quatrième partie explore des aspects de la réception de ce poème par les Anciens en prenant les cas de Columelle et de Servius (« Roman Responses ») regardant comment, en gros aux quatre premiers siècles de notre ère, un lecteur voyait les Géorgiques d’après ses centres d’intérêt.
S. Myers y explique que le seul livre en vers du De re rustica de Columelle, le livre 10 qui traite des jardins, n’est pas uniquement une imitation amplifiée du passage des Géorgiques sur le même sujet (G. 4, 116-148). Plus qu’un imitateur du Mantouan, Columelle peut être considéré comme son interprète. Le fait qu’il traite à nouveau des jardins dans son livre 11, en prose cette fois, attire l’attention sur la fonction décorative des vers et place le livre 10 du De re rustica avec les Géorgiques dans le « non-utilitarian mode of horticultural teaching » (p. 11), la poésie étant le vecteur de l’imagination et du plaisir par contraste avec le pragmatisme de la prose (« “Pulpy fiction” : Virgilian Reception and Genre in Columella De Re Rustica 10 », p. 129-137).
L’attitude de Servius est tout autre. Il voit les Géorgiques comme une source épistémologique en matière de religion et de mythologie et les commenter lui offre en outre l’occasion de déployer sa propre érudition. C’est ce qu’expose A. Hunt, (« Servian Readings of Religion in the Georgics », p. 139-151), en prenant pour exemple le commentaire à G. 1, 21 (après avoir défini à quel(s) personnage(s) correspondait dans son étude le nom « Servius »).
La cinquième partie montre la manière dont, bien plus tard, certains traducteurs ou poètes reprennent ce qu’a dit le Mantouan en y ajoutant leur propre voix (« Modern Responses »).
Dans le chapitre 11, « The Georgics off the Canadian Coast : Marc Lescarbot’s A-dieu à la Nouvelle-France (1609) and the Virgilian Tradition » (p.155-168), W.M. Barton esquisse d’abord rapidement le panorama des lecteurs et de leur réception des Géorgiques à la Renaissance et au début des temps modernes ; puis il s’attarde sur un poème écrit en 1609 par Marc Lescarbot qui quittait la colonie française de Port-Royal au Canada. Il relève, dans cette œuvre que son auteur situe dans la tradition de la poésie géorgique didactique les imitations de l’œuvre antique et les reprises de thèmes virgiliens adaptés au nouveau contexte.
Avec le chapitre suivant, nous passons au XIXe s. K.M. Earnshaw (« Shelley’s Georgic Landscape », p. 169-183) commence par rapporter quelques vues de Shelley sur la philosophie de la poésie et du langage ; puis elle se livre, comme tous les contributeurs de cet ouvrage, à un « close reading » de la traduction par ce dernier de la descente d’Aristée chez sa mère Cyrène (G. 4, 360-373). Elle dégage le fait que dans ce passage, déjà polyphonique et métatextuel chez Virgile, le poète anglais insère le motif du paysage poétique qui vient d’Homère en même temps que la réception de Virgile par Dante dans sa descente aux Enfers, de sorte qu’aux voix homérique, virgilienne, dantesque, se mêle celle de Shelley, ce qui transforme cette traduction en un commentaire créatif qui pose des questions sur la poésie (et fournit des réponses).
Avec le dernier chapitre, « Women and Earth : Female Responses to the Georgics in the Twentieth and Twenty-First Centuries » de S. Braund (p. 185-200), on atteint la période contemporaine. La chercheuse étudie en particulier le poème The Land que l’écrivaine anglaise, amoureuse des jardins, Vita Sackville-West, publia en 1926 et la traduction des Géorgiques que l’essayiste et naturaliste américaine, Janet Lembke, fit paraître en 2005. Après avoir porté une attention toute particulière au langage utilisé et à la représentation de la nature et du paysage, S. Braund est d’avis que ces deux auteures partagent la sensibilité de Virgile. En conclusion, constatant que les femmes sont plus nombreuses que les hommes à s’occuper des Géorgiques (suprématie numérique qu’on ne retrouve pas pour les Bucoliques ni pour l’Énéide), S. Braund se demande si les traductions féminines de cette œuvre n’offrent pas quelque chose d’inaccessible aux versions masculines. Partant, elle propose de voir en V. Sackville-West et J. Lembke des « precursors of ecofeminist theory » (p. 185) et déclare (ibidem) : « the congruence between the works of Sackville-West and Lembke shines a valuable light on issues of gender and the land in modern responses to Virgil’s poem ».
Toutes les citations sont traduites en anglais. Le texte latin est le même pour tous, celui de l’édition Mynors (Oxford Classical Text, Oxford 1969). Mais chaque contributeur donne sa propre traduction des passages qu’il utilise. Ainsi, quand la même citation revient dans plusieurs contributions, les versions diffèrent. Prenons l’exemple du début de G. 3, lorsque le poète annonce qu’il va construire un temple au bord du fleuve Mincio, passage qui est commenté dans plusieurs essais. À la p. 99, praetexit du v. 15 (tenera praetexit harundine ripas) est traduit par « vêtir, habiller » (clothes his banks with tender reeds), tandis que p. 120 le même verbe est compris comme « border, mettre une bordure » (fringes his banks with slender reeds) ; de même B. Xinyue rend tenera par « tender » (« tendre »), alors que M. Stöckinger le comprend comme « slender » (« svelte ») qui n’a pas les mêmes connotations.
La bibliographie n’est pas donnée chapitre par chapitre, mais regroupée en fin d’ouvrage, de sorte que ce sont quelque 585 titres qui sont énumérés. L’impression est impeccable. Le livre se termine par un index des passages cités et par un index général, très utiles. Un seul petit regret : les notes sont toutes rassemblées en fin de volume, ce qui n’est pas pratique.
Lucienne Deschamps, Université Bordeaux Montaigne,, UMR 5607, Institut Ausonius
Publié en ligne le 30 octobre 2020
[1] Sic.