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Ce volume, édité, traduit et commenté par Véronique Boudon-Millot, poursuit l’édition, dans la Collection des Universités de France, du très important corpus de Galien et des écrits qui lui furent attribués. La longue notice introductive de 244 pages permet à l’éditrice de revenir sur l’ensemble des thèriaques conservées et de présenter précisément le contenu du traité. La Thériaque à Pison revêt un intérêt particulier, car son texte, en prose, enserre le poème d’une célèbre panacée du Ier siècle de notre ère, très connue dans l’Antiquité, et qui se maintint dans la pharmacopée française jusqu’en 1885. La prose encadre et explique les vers d’un antidote, attribué à un certain Andromaque, médecin de Néron. Si, au IIe siècle avant J.-C., Nicandre a déjà mis en vers les deux recettes jugées les plus utiles par les souverains hellénistiques, à savoir l’antidote universel contre les empoisonnement (Alexipharmaka) et contre les morsures de serpents (Thèriaka), ces formules ont été transmises et augmentées durant les siècles ultérieurs, par Zopyre d’Alexandrie (env. 100 av. J.-C.), ou Crateuas, le médecin de Mithridate VI (111-63) et bien d’autres médecins royaux. Nombreuses sont, dans cette tradition, les recettes combinant un nombre plus ou moins important d’ingrédients, dont l’opium et la fameuse chair de vipère (thèr, « bête sauvage ») qui donne son nom à la préparation, thériaque. Galien lui-même, dans son traité Sur les Antidotes, a présenté les vers de la Galène d’Andromaque, nommée plus tard par les Arabes, « Grande thèriaque », tout comme de plusieurs autres panacées.
L’auteur de la Thèriaque à Pison, demeuré anonyme, est vraisemblablement un médecin ayant séjourné un temps à Alexandrie et exercé à la cour impériale. Il rédigea son traité entre 198 et 211, sous le règne de Septime Sévère et de ses deux fils, à une époque où la littérature iologique est à son sommet et où les empereurs romains, comme précédemment les rois hellénistiques, craignent l’empoisonnement plus que d’autres. L’attribution à Galien, mort en 210, de ce traité, a été débattue, mais une étude méthodique et fine du vocabulaire, de la syntaxe et enfin des idées qui y sont émises et que Galien conteste avec force son œuvre, permet de conclure que l’auteur n’est pas le médecin de Pergame. Le texte dédié à Pison fait ensuite l’objet d’une analyse détaillée qui permet de dégager les pages les plus originales, comme les dernières, consacrées à la fabrication de sels thériaques. V. Boudon-Millot se livre ensuite à la Quellenforschung par de nombreux parallèles avec les textes de Dioscoride, le traité du Médecin du Ps. Galien ou les anecdotes des Cyranides. Elle tente enfin de situer l’auteur parmi l’ensemble des mouvements médicaux (“sectes”) qui s’opposent encore entre elles au début du IIIe siècle. Tenant de la tradition hippocratique, il rejette en effet, à propos des purgatifs, les théories du médecin Asclépiade de Bithynie et de ses disciples, comme le fait aussi Galien ; il critique aussi les méthodiques, en rappelant l’anecdote, également rapportée par Galien dans le traité Sur les Ecoles, ch. 8, de deux personnes, mordues par un chien enragé, que leurs médecins soignent différemment selon qu’il prennent en compte uniquement la blessure, légère, ou également sa cause — ce qui sauve le patient. S’il se montre très sévère à l’égard des empiriques, l’auteur de la Thèriaque à Pison est en revanche beaucoup plus élogieux pour les médecins logiques, logikoi, qui recourent au raisonnement et soignent de manière rationnelle. Il prône une telle pratique, en lui ajoutant, quand c’est nécessaire les bénéfices de l’expérience. Galien, pour lequel le bon médecin ne peut que combiner les deux, de manière permanente et systématique, l’aurait donc fustigé comme un semi-dogmatique.
Revenant ensuite à la recette de la thèriaque, V. Boudon-Millot rappelle les débats philosophiques et médicaux sur le mélange des qualités et des substances ou seulement des qualités à propos des ingrédients simples qui la composent, dont la fameuse chair de vipère, privée de la tête et de la queue de l’animal. Pour l’auteur du traité, le mélange (mixis) du principe actif avec les autres composants permet l’obtention d’un produit dont l’effet est différent de celui induit par chaque composant individuel. Pourtant, contrairement à Galien qui cherche toujours la raison de la réaction produite, l’auteur de la Thèriaque à Pison se contente de constater les effets.
Reprise et copiée par Aétius d’Amida (VIe siècle), puis Paul d’Egine (VIIe siècle), la recette de la thèriaque est ensuite adoptée par les médecins byzantins, traduite en syriaque à Bagdad, vers le IXe siècle et, de là, en arabe. Elle est utilisée, au Xe siècle, par Al-Magusi dans son Livre royal, Avicenne lui consacre plusieurs chapitres dans son Canon et, au XIIe siècle, le médecin et philosophe juif de Cordoue, Maïmonide, cite à plusieurs reprises la Thèriaque à Pison dans ses Aphorismes médicaux. Au XIIIe siècle, la traduction latine du livre de Rhazès (IXe siècle) diffuse le texte en Occident, où il demeure célèbre jusqu’à la fin du XIXe siècle. Le texte intégral de la Thèriaque à Pison est conservé dans cinq manuscrits grecs, datés du XIIe au début du XVIe siècle ; dix autres en offrent des extraits ou des parties. V. Boudon-Millot présente ensuite les manuscrits de la tradition arabe et latine et clôt la longue notice introductive sur des remarques concernant les poids et mesures utilisés dans le traité.
Le texte lui-même, en dix-neuf chapitres, occupe 95 pages en double pagination. Après une introduction en prose qui loue le dédicataire, puis annonce l’efficacité de la thèriaque et ses composants, les quatre-vingt-sept distiques élégiaques (174 vers) du poème d’Andromaque, présentent d’abord les différents poisons puis les ingrédients de la thèriaque et leur posologie. Le principe de guérison, par le produit même qui provoque potentiellement la mort, justifie le recours à la chair de serpent pour en guérir toutes les morsures. Le texte se poursuit en prose, raconte, à props des cobras, la mort de Cléopatre, et fournit une longue liste d’ingrédients, parfois magiques, ainsi que des conseils précis sur la cuisson de la chair de vipère afin que la préparation se conserve au mieux. La thèriaque est en effet réputée maintenir toute son efficacité durant trente ans et, pour des cas moins graves, être utile même pendant soixante ans. Suit, à partir du ch. 15, a capite ad calcem, la liste des maladies que soigne cette panacée, de l’épilepsie aux épidémies, en passant par les maux d’estomac ou la mélancholie. Le texte s’achève par les précautions d’emploi de la thèriaque, peu compatible avec la chaleur interne ou externe, et déconseillée chez des enfants, dont la constitution est trop faible pour supporter la violence de la médication. Quelques pages originales sur les sels thèriaques concluent le traité qui s’achève par des vœux de longue vie adressés à Pison.
À la suite du texte, l’ouvrage propose 112 pages de notes, majoritairement philologiques, qui enrichissent le propos par d’abondantes citations de Galien et de nombreuses références bibliographiques. Le volume se clôt par une bibliographie, de douze pages, et un très bref Index des 36 noms propres du texte. Cette édition, d’un texte aussi réputé, sera précieuse pour tous ceux, hellénistes ou non, qu’intéressent la pharmacopée antique et sa postérité.

Evelyne Samama, Université de Versailles Saint-Quentin en Yvelines

Publié en ligne le 30 octobre 2020