Le titre assez vague et général de cette thèse laisserait attendre une étude d’ensemble sur la Thébaïde, mais l’ouvrage est en fait centré sur un problème précis : la fonction des réminiscences allusives de Callimaque et leur articulation avec les autres intertextes (Homère, Virgile, Lucain) dans le cadre du projet d’ensemble de la Thébaïde. Les spécialistes de Stace ne s’étonneront pas de voir une telle importance attribuée au poète alexandrin dans cette épopée sombre et tonitruante qui peut sembler à première vue assez éloignée des conceptions esthétiques de ce dernier ; c’est le mérite de la critique statienne des dix dernières années (et notamment de l’ouvrage de F. Delarue, Stace poète épique, Louvain‑Paris, 2000) d’avoir mis en lumière tout ce que le poète de la Thébaïde doit à Callimaque, qu’il avait du reste étudié à l’école de son père (cf. Silv., V, 3, 157). Notons au passage que Ch. Mc N Nelis a lu et utilisé le livre fondamental de F. Delarue, injustement méconnu de la plupart des spécialistes anglo-saxons de Stace, ainsi que d’autres thèses françaises dans ce domaine : c’est tout à son honneur. Aussi s’agit-il moins, dans cette thèse, de découvrir des sources callimachéennes jusqu’alors insoupçonnées de Stace que d’essayer de replacer l’influence du Battiade dans le cadre d’une démarche métapoétique systématique et délibérée, dans la lignée des tendances actuelles de la critique anglo-saxonne axées sur les jeux d’allusivité et de réflexivité métalittéraires. L’idée directrice de cette thèse est que les allusions (directes ou indirectes) à la poétique de Callimaque sont associées à des effets concertés de retardement de l’action qui font momentanément dévier la ligne narrative de son but ultime : l’affrontement fratricide. Ces tendances centrifuges entrent en conflit avec la démarche centripète portée par les réminiscences virgilo-lucaniennes, qui acheminent le récit vers l’éclatement du conflit ; Une tension est ainsi créée entre les attentes « génériques » que suscitent les allusions à la tradition épique et leur déception temporaire par les détours callimachéens. C’est en somme une version systématisée et étendue à l’ensemble de l’épopée des suggestions développées par F. Delarue, op. cit., p. 117-140. La stratégie du poète ainsi définie est en effet étudiée au fil des six chapitres qui suivent globalement le déroulement de l’épopée, avec bien sûr une place privilégiée accordée au mythe de Linus et Corèbe et au point d’orgue de l’épisode néméen, mais aussi une tentative de repérer les allusions callimachéennes dans l’ensemble de l’oeuvre, et notamment dans les combats des chants 8‑11, qui voient précisément la mise en échec de la stratégie callimachéenne de retardement. L’étude s’achève sur une analyse du chant XIIII qui se veut nuancée : si le caractère positif de l’intervention de Thésée n’est pas remis en cause (on sait gré à l’auteur de rompre avec les élucubrations de l’« École de Harvard » qui encombrent les études flaviennes depuis vingt ans, mais semblent heureusement en perte de vitesse dans la critique anglo-saxonne récente), la mise en relief de motifs alexandrins tels que la souffrance individuelle des humbles relativise néanmoins la portée de cette résolution épique du conflit. L’idée n’est pas irrecevable en soi, mais la convocation de l’intertexte de Catulle 64 (p. 172-174) est d’une pertinence discutable, et la prise en compte du mythe des Épigones (p. 171), qui sort du récit statien, est hors sujet, dès lors que le poète évite précisément toute allusion explicite à cet épisode.
Quoi qu’il en soit, l’idée globale d’une tension délibérément créée par Stace entre des sinuosités retardatrices à couleur alexandrine et une dynamique finaliste de type virgilien est en soi convaincante, et la démonstration est conduite avec clarté et fermeté. Cette thèse s’inscrit dans un courant actuel des études anglo‑saxonnes et italiennes qui tend à revaloriser la part de l’influence néo-alexandrine en général (et ovidienne en particulier) dans l’épopée latine, où elle a été, il est vrai, longtemps minorée : démarche pertinente et féconde, à condition bien sûr de ne pas tomber dans l’excès inverse. Il reste que dans sa volonté de « faire feu de tout bois », l’auteur n’échappe pas toujours à la tentation de voir du Callimaque partout, y compris lorsque l’inspiration alexandrine est très indirecte. Il n’est pas certain que des motifs poétiques d’origine hellénistique (cf. par ex. p. 135-136), mais intégrés depuis longtemps à la topique de l’épopée latine (en particulier grâce à ce compromis entre homérisme et alexandrinisme qu’est l’Énéide) soient encore ressentis, chez Stace, comme spécifiquement « callimachéens », et susceptibles d’entrer dans une stratégie de compétition délibérée avec une « tradition épique homérico-virgilienne » que les critiques ont parfois tendance à se représenter, pour les besoins de leur démonstration, sous une forme exagérément rigide et monolithique. À cela s’ajoute une tendance des études anglo‑saxonnes de ce type à confondre un peu trop systématiquement réminiscence et allusion, et à postuler derrière tout écho verbal, même isolé et éloigné du contexte d’origine, une stratégie allusive à portée métalittéraire. Le raisonnement est parfois convaincant, parfois moins : la rigueur intellectuelle imposerait d’employer plus souvent le conditionnel pour présenter les conclusions de la réflexion. Un bon exemple de ce travers nous est offert par l’analyse du verbe deducere (p. 106-107). Les critiques (Ch. Mc N Nelis n’est pas le seul dans ce cas) s’excitent beaucoup dès qu’apparaît ce verbe dans l’épopée, car ils y voient une allusion au motif alexandrin du carmen deductum, le « chant ténu » cher à Callimaque, dans la lignée de Virg., Buc., VIVI, 65 et Ov., Met., I, 14. C’est oublier que chez ces poètes néotériques, la valeur métaphorique de deducere (« étirer », « réduire ») est attestée avec le déterminant carmen, mais que ce n’est pas là le seul sens, ni même le sens principal de ce verbe : il n’est pas du tout certain que son emploi avec d’autres déterminants étrangers à l’isotopie du chant soit de nature à activer ce sémantisme. Peut‑être que oui après tout, mais peut-être pas : il faudrait en tout cas éviter de présenter cette idée comme allant de soi. Enfin, cette thèse qui se focalise (et c’est bien son objet) sur la tension entre Callimaque et la tradition épique (non sans quelque tendance à l’amplification) a l’inconvénient de passer sous silence une autre tension qui traverse la Thébaïde : entre l’épopée et la tragédie (notamment sénéquienne) cette fois. Corrélativement, il semble que l’auteur « gonfle » un peu, pour les besoins de sa thèse, la responsabilité de Vulcain et des Telchines dans le déclenchement du conflit, au détriment de celle d’OEdipe et de Tisiphone…
Pour conclure, cet ouvrage développe une idée directrice globalement juste et s’attache à l’étayer avec une grande fermeté persuasive, mais a parfois tendance à forcer l’interprétation dans le détail de la démonstration : un livre tout à fait représentatif des caractéristiques générales des thèses anglo-saxonnes actuelles, avec leurs qualités et leurs limites.
François Ripoll