La présence importante de la tragédie grecque dans l’oeuvre de Lucien n’avait pas, jusqu’ici, fait l’objet d’une étude systématique. L’ouvrage d’O. Karavas vient combler cette lacune, et c’est une réussite.
Dans une introduction générale, O. Karavas fait d’abord le point sur les études modernes consacrées à Lucien en concentrant son attention sur certaines questions : l’atticisme et la langue de Lucien et l’authenticité discutée de certaines oeuvres. A ce sujet, il s’abstient de prendre parti dans les débats en cours, par exemple au sujet de la Déesse syrienne dont J. Lightfoot a, dans une édition récente, soutenu qu’elle était bien l’oeuvre de Lucien.
Après ce préambule, il analyse dans une première partie « les mots tragiques de Lucien ». Il relève soixante et onze mots que Lucien a empruntés aux tragédies et en fait l’étude systématique : après avoir cité le passage où chaque mot apparaît, il détermine son sens, présente ses occurrences chez les tragiques et le commente. Contredisant avec raison les affirmations de W. Schmid et de F.W. Householder, il montre que Lucien a un certain goût pour Eschyle, connaît Sophocle, mais emprunte surtout à Euripide. Il explique la vogue de ce dernier, à l’époque impériale, par la place importante occupée par son théâtre dans les études de grammaire et de rhétorique et se réfère à juste titre au Discours XVIII de Dion Chrysostome, Sur l’entraînement à la parole.
La même prédominance d’Euripide se retrouve dans les citations tragiques proprement dites. O. Karavas leur consacre le premier chapitre de la seconde partie, analysant la technique de la citation, de l’allusion et de la paraphrase des tragédies chez Lucien. Il montre que celui-ci est un véritable artiste de l’adaptation des citations tragiques et que cet art reflète sa profonde connaissance du théâtre tragique, qu’il s’agisse des trois grands dramaturges du Ve siècle athénien, ou d’autres auteurs qu’il cite à l’occasion. Ces derniers ne sont pas toujours identifiables et O. Karavas présente les discussions et les hypothèses qu’ils continuent à susciter. Il montre ensuite que, si Lucien se réfère surtout à Euripide, il a aussi une prédilection pour d’autres pièces comme le Prométhée enchaîné d’Eschyle et qu’il connaît les spectacles de son temps.
Pour soutenir cette thèse, O. Karavas étudie le vocabulaire théâtral employé par Lucien, s’attardant sur l’usage de certains mots, et relève les occurrences des noms de dramaturges dans son oeuvre où l’on trouve, bien sûr, Euripide et Eschyle, mais aussi Denys le tyran, Achaios, Agathon et Lycophron. Dans les critiques que Lucien adresse aux acteurs et dans son utilisation fréquente de la référence théâtrale pour décrire les péripéties de la comédie humaine, il voit la preuve que Lucien était un spectateur de théâtre, connaissait les représentations de nouvelles pièces aussi bien que les récitals consacrés aux tragédies de l’époque classique. Même si sa démonstration ne suffit pas à écarter une autre hypothèse, celle d’une utilisation métaphorique du théâtre comme instrument de la satire sociale et morale, elle oblige à une réflexion utile sur une question importante, celle des rapports de Lucien avec l’actualité culturelle de son époque.
L’ouvrage s’achève sur une monographie consacrée à La goutte dont O. Karavas soutient l’authenticité d’une manière convaincante et qu’il analyse avec pertinence comme une parodie brillante du théâtre tragique où Lucien, le Syrien devenu grec par la culture, s’approprie par le jeu l’héritage de l’hellénisme.
Voilà donc un livre qu’on pourra consulter avec profit et qui constitue une contribution appréciable à la connaissance de l’oeuvre de Lucien.
Alain Billault