La présence de l’armée romaine en Hispanie et la conquête de ces terres considérées comme barbares par les Anciens avaient fait l’objet de nombreuses études {{1}}. Un travail novateur pouvait cependant être entrepris par F. Cadiou pour deux raisons : d’un côté, la recherche sur les sociétés indigènes s’est enfin détachée de la vision romano-centrée des sources littéraires. Grâce aux travaux des archéologues et des philologues, on connaît maintenant bien mieux ces Ibères et Celtibères qu’affrontèrent les Romains et les conséquences de la présence romaine sur le territoire hispanique. En outre, les travaux des numismates et des linguistes ont permis d’initier une vraie réflexion autour de la remarquable production monétaire indigène, si souvent associée à la fiscalité romaine ou au paiement des légions. Il restait cependant à faire un travail considérable de relecture des sources littéraires dans une perspective nouvelle grâce à l’étude de ces dossiers très techniques. D’un autre côté, les recherches récentes, notamment anglo-saxonnes, sur l’armée romaine républicaine sur le terrain de la conquête incitaient à poser un regard nouveau sur la « crise » de l’armée romaine à la fin de la République.
C’est donc d’une réflexion autour de cette éventuelle crise qu’est parti F. Cadiou. Il démontre dans son introduction le caractère obsolète du débat sur la réforme du recrutement légionnaire. Il préfère donc s’interroger sur le registre de l’efficacité, souvent sollicitée pour expliquer la durée assez remarquable de la conquête de cette péninsule. Ainsi ce livre n’est pas une énième histoire de la conquête de la péninsule Ibérique, mais une étude des armées en tant qu’instrument de la mainmise romaine sur un territoire provincial, ce pour in fine évaluer l’impact des guerres hispaniques sur l’armée romaine.
Dans une première partie, « Armée et guerre », l’auteur reprend rapidement le déroulement de la conquête romaine. Il montre que l’effort fut toujours circonscrit, avec pour principales cibles : les cités. Un traitement spécifique est fait aux guerres celtibéro‑lusitaniennes ; l’auteur rejette brillamment l’idée d’une résistance hispanique généralisée, même s’il ne nie pas l’intensité et la violence des affrontements. Dans l’ensemble les difficultés militaires romaines sont nuancées alors que les activités diplomatiques sont valorisées : Rome a su jouer des alliances et s’assura de la soumission des vaincus par la menace des légions comme par les traités signés. Le nombre de légions utilisé est estimé d’après une étude statistique rigoureuse des sources littéraires : la norme était de 1 légion par province et exceptionnellement 2. Les effectifs n’augmentèrent de manière significative que pendant les guerres civiles. C’est surtout au topos d’un temps de service militaire exceptionnellement long en Hispanie que l’auteur s’attaque. Il démontre que des supplementa réguliers permettaient de renouveler les légions en quelques années. Enfin, un sort est fait à l’image du barbare hispanique spécialiste de la guérilla. L’auteur démontre par l’analyse du vocabulaire, du déroulement des combats et par la connaissance des panoplies militaires, que les Hispaniques combattaient en formation, comme les Romains. En revanche si leur armement plus léger leur permettait plus de mobilité, ils ne faisaient pas le poids face aux légions romaines supérieures tactiquement et dotées d’un meilleur armement, domaine pour lequel les influences hispaniques sont nuancées ici.
Dans une deuxième partie, « Armées et territoire », l’auteur se montre très critique vis-à-vis des conclusions obtenues à partir des études toponymiques ou archéologiques, même en ce qui concerne deux praesidia, Emporion et Tarraco, couramment sollicités par l’historiographie comme preuve d’un souci romain de structurer sa présence militaire. L’auteur réduit à une peau de chagrin la liste des sites militaires identifiés avec certitude. Le délicat dossier de Numance est ici révisé. Dans l’ensemble, le caractère non pérenne des installations romaines incite à ne pas attribuer aux armées un quelconque rôle dans le processus de provincialisation, alors qu’elles remplissaient leur mission de pacification. Par exemple, Rome n’effectua pas de travaux d’aménagement viaire pour faciliter la conquête. Une étude, inédite, est faite sur la logistique militaire en Hispanie (approvisionnement, renseignement, maîtrise du terrain, etc.), qui s’avérait décisive pour une campagne. Toutefois, les moyens militaires de contrôle du territoire n’étaient employés que dans cette perspective.
Dans une dernière partie intitulée « Armées et provinces », l’auteur s’attaque à l’un des principaux débats historiographiques hispaniques : la fiscalité provinciale. Mais il a eu l’originalité de prendre le problème sous l’angle militaire et non pas monétaire. Résolvant une à une les difficultés attenantes, il prouve ainsi que sa mise en place ne se fit pas pour entretenir l’armée romaine car, mis à part en 215, la solde était payée par le trésor romain. Partant de ce constat il attribue au denier ibérique la fonction de paiement des auxiliaires et rejette toute imposition romaine dans ce cadre. En outre, le Sénat prenait en charge l’approvisionnement en blé, le remplacement des armes et des vêtements pour les soldats, pour lesquels l’auteur défend l’idée d’une double logistique : un circuit à l’échelle de l’empire comme depuis la province elle-même. Pour terminer, à propos du recrutement provincial, la fameuse légion vernaculaire est interprétée comme n’ayant été qu’un prolongement du recrutement légionnaire pendant les guerres civiles, qui resta cependant très limité. L’auteur prend le parti d’une émigration italique faible avant le milieu du Ier siècle et considère qu’il y eut peu de soldats romains et italiens installés dans les cités de ces provinces, ce sont surtout des auxiliaires hispaniques que Rome y recruta, dans les proportions attendues, composant grosso modo la moitié des effectifs.
La conclusion répond, comme il se doit, à la problématique de départ. L’auteur n’a pas observé de mutations brutales de l’armée romaine liées à la conquête de la péninsule Ibérique. Sa longue durée ne s’explique pas par des formes de combats indigènes qui auraient déstabilisé les Romains. Certes les conditions naturelles et le nombre considérable d’ennemis potentiels compliquèrent la démarche romaine, mais la récurrence des campagnes répondit aussi à l’ambition des généraux. En somme, Rome accentua ses efforts en Hispanie lorsque les guerres en Orient s’essoufflaient, alors qu’aucune planification n’intervint pour une conquête rapide ; ce qui n’empêcha pas les campagnes d’être soigneusement menées. Cette conquête permit une forme de perfectionnement des armées romaines, notamment en ce qui concerne les aspects logistiques et administratifs. Le système des supplementa permet de relativiser le poids de la conquête des Hispanies sur la durée du service militaire. Dans l’ensemble, la professionnalisation de l’armée par Auguste ne peut donc pas être analysée comme un moyen de remédier à une déficience de l’armée romaine.
Outre cette clarification nécessaire et lumineuse sur la conquête de l’Hispanie et son impact sur l’armée romaine, un autre intérêt majeur de ce livre nous semble être ses positions innovantes en ce qui concerne le rôle de la présence militaire romaine dans la provincialisation de la péninsule Ibérique. Il est démontré que l’occupation militaire n’avait pas vocation à être permanente. Cela s’explique par des motivations différentes de celles de l’administration : les garnisons devaient assurer la sécurité des légions et des opérations, elles n’avaient pas pour mission le contrôle politique et administratif des populations. En outre le gouverneur avait certes un registre de compétences vaste mais le Sénat et le peuple gardaient un moyen de contrôle par le paiement de la solde des légionnaires et d’une partie de l’approvisionnement ; les deniers ibériques ne furent alors pas attribués au paiement du stipendium, ils devaient être destinés aux auxiliaires hispaniques.
Après cette conclusion, 120 pages de bibliographie, un résumé en français et un en anglais, ainsi qu’un index complètent cet ouvrage, illustré de nombreux plans, cartes et tableaux dans le corps du texte.
Dans l’ensemble ce livre bouleverse de nombreux acquis sur l’armée romaine en Hispanie. L’auteur toujours très (trop ?) prudent, notamment vis-à-vis des résultats
archéologiques, fait preuve d’une rigueur dialectique implacable. Étudiant scrupuleusement l’ensemble de la documentation disponible, il établit un tableau très convaincant et nuancé de l’armée romaine en Hispanie. Cette nuance permet à cette somme de devenir un des socles de notre connaissance sur l’Hispanie à l’époque républicaine et sur sa conquête, qui ne pourra que s’enrichir, notamment grâce aux travaux archéologiques en cours ou à venir. Enfin, ce livre doit être considéré comme un des apports français les plus importants de ces dernières années à l’histoire de la République romaine et pas seulement dans son registre militaire.
Nathalie Barrandon
[[1]]. D De celles du savant allemand A. S Schulten, établies à partir des fouilles des camps romains de Numance, à celles entreprises depuis les années 1970 par J.-M. Roldán Hervás, à partir des sources littéraires. Parallèlement les nombreux historiens de l’armée romaine républicaine attribuant à ces guerres un rôle décisif dans les évolutions militaires ont toujours privilégié le dossier hispanique.[[1]]