Marie-Claire Ferriès livre avec ce bel ouvrage une nouvelle version de sa thèse, mise à jour, enrichie et approfondie. Le livre se compose d’une synthèse historique et de deux catalogues prosopographiques, d’une table des abréviations, d’une bibliographie, d’une table des concordances épigraphiques, d’un index des sources épigraphiques, papyrologiques et numismatiques et d’un index des personnages cités. L’ensemble est complété de dix tableaux insérés dans la synthèse (par exemple le très utile tableau « Initiatives et interventions des Antoniens au Sénat entre mars 44 et avril 43 », p. 82 à 86) et de deux arbres généalogiques.
Après une introduction délimitant le sujet (F. exclut de son étude les Orientaux et les rois), la synthèse se déploie des pages 19 à 303 selon un plan chronologique, le seul qui permette d’exposer les évolutions très prononcées de l’entourage d’Antoine.
Les fiches prosopographiques sont organisées sur un modèle unique : numérotation, onomastique (avec renvoi aux ouvrages de référence), bornes de l’engagement antonien avec indication des sources, origine géographique, appartenance sociale, liens familiaux et carrière ; enfin, note détaillée retraçant le parcours antonien. Les fiches se répartissent en deux catalogues alphabétiques intitulés « partisans assurés » (du numéro 1 au numéro 143) et « partisans incertains » (du numéro 144 au numéro 182), et précédés d’une liste alphabétique. Les fiches complètent parfaitement la synthèse, mais elles constituent aussi un véritable instrument de recherche qui peut s’utiliser indépendamment du récit. L’arsenal de l’historien du premier siècle avant notre ère s’enrichit ainsi d’un outil dont la valeur réelle ne peut se mesurer qu’à l’usage. Il est d’ores et déjà assuré qu’il fera gagner beaucoup de temps.
La carrière d’Antoine est encadrée par deux inoubliables tableaux, celui de son cortège picaresque des années 44-43, et celui de sa solitude misérable, nouveau Timon fuyant toute compagnie humaine, sur les rivages égyptiens. Deux images également trompeuses : l’animosité de Cicéron explique la première, le mythe d’un Antoine sans partisans justifie la seconde. Tel est le point de départ de l’enquête de F., enquête délicate à cause de l’immense entreprise de déformation historique dont les actions d’Antoine furent l’objet.
Il est impossible de reprendre ici tous les acquis du livre. On se contentera donc de résumer les points principaux. F. établit tout d’abord l’existence d’un groupe antonien presque autonome dès avant la mort de César et rejette l’image d’un Antoine créature de César. L’analyse des connexions familiales d’Antoine, la mise en évidence de la cohésion de sa gens, réelle malgré des limites naturelles, montrent qu’Antoine est déjà un homme important avant ses exploits en Gaule. L’analyse de ses stratégies matrimoniales est une superbe étude de cas dont les conclusions emportent l’adhésion.
F. insiste également sur la double légitimité d’Antoine après les Ides de Mars, en tant que consul et en tant que principal ami de César : c’est ce qui lui permet de parler aux Césariens les plus résolus en même temps qu’au Sénat. Selon F., Antoine a longtemps misé sur le Sénat (p. 98). Son principal échec fut la prise de distance rapide (sans doute dès l’été 44) et le ralliement à Octavien d’une fraction des Césariens, la plus originale et la plus radicale, celle qui regroupait tous ceux des proches de César qui exerçaient une influence considérable sans avoir géré de magistrature.
F. analyse ensuite la recomposition du groupe antonien après la défaite de Modène, autour de Pollion et de Plancus (p. 136). Sous le triumvirat, où les Césariens ne forment pas un groupe homogène, les proscriptions entraînent le sacrifice de quelques amis, mais elles constituent aussi un moyen de punir les renégats et de réaffirmer la hiérarchie des solidarités et la structure du « parti antonien ». F. établit donc que les proscriptions antoniennes ne sont pas l’effet d’une haine aveugle, mais qu’elles obéissent à des motifs politiques sous la pression de partisans souvent plus radicaux qu’Antoine lui-même, et même si la plupart des parents des principaux Césariens proscrits furent finalement rayés des listes (p. 148-152).
Le bouleversement suivant dans le groupe antonien intervient après Philippes : paraissant à la fois comme le principal artisan de la victoire et comme un ennemi moins acharné qu’Octavien, Antoine capte naturellement les partisans de Brutus et Cassius (p. 170). Ces ralliements sont utiles et négociés. Le centre de gravité du groupe antonien s’en trouve sensiblement modifié. Le pardon accordé aux Républicains permet à Antoine de renouer avec la clémence de César, et d’en retirer les mêmes bénéfices (l’expression de sa supériorité personnelle et la manifestation de son respect pour l’aristocratie romaine). Les Antoniens cessent alors d’être des parvenus pour former une faction plus traditionnelle (p. 177).
La guerre de Pérouse, déclenchée par les proches du triumvir (L. Antonius, Fulvie et Manius, son procurateur), est un autre moment important de l’histoire des Antoniens. L. Antonius semble hostile au triumvirat en tant que forme institutionnelle. Il cherche avant tout à nuire à Octavien, mais ce faisant, il met son frère en difficulté et se heurte à l’incompréhension des vétérans (p. 195). Ce sont finalement les atermoiements de ces autres proches d’Antoine que sont Fufius Calenus, Pollion, Plancus et Ventidius Bassus, très sceptiques devant les agissements de L. Antonius, qui offrent la victoire à Octavien.
Malgré le rééquilibrage intervenu après la paix de Brindes, l’hégémonie antonienne n’est pas remise en cause jusqu’à la paix de Misène (p. 202). C’est la dilution du groupe antonien après la fin de Sextus Pompée, puis les premiers revers contre les Parthes et les succès occidentaux des armées d’Octavien qui renversent le rapport de force. Les partisans d’Antoine forment alors un groupe très composite, avec une marge de manoeuvre réelle pour les plus importants d’entre eux. La complexité de la situation ressort clairement des prérogatives – difficiles à saisir avec exactitude – des gouverneurs de provinces, proconsuls de plein droit ou bien légats d’Antoine. La promotion rapide des partisans de Sextus Pompée brouille de nouveau l’identité collective des Antoniens (p. 241). Cette diversité est exploitée par Octavien dont les amis ont mis en cause le césarisme d’Antoine tout en critiquant l’élimination brutale de Sextus. À partir de 36, Octavien semble offrir des perspectives plus attrayantes qu’Antoine, dont les partisans se déchirent. Joue également un effet de génération : les fils des grands Antoniens sont plutôt du côté d’Octavien. Le rôle de la cour lagide et l’expérience originale, à la fois hellénistique et romaine, du thiase dionysiaque d’Antoine et Cléopâtre font l’objet d’une analyse objective, dépassant la caricature qu’en ont donnée les Antoniens ralliés. Par exemple, F. établit que la charge que Q. Ovinius reçut de Cléopâtre, et qu’il paya de sa vie après Actium, était très prestigieuse dans le système ptolémaïque et ne faisait pas de lui l’esclave de la reine ni un traître à Rome.
Après Actium, Octavien ne pardonne aux Antoniens ni sans raison ni sans médiation (p. 250). Les statistiques révèlent quelques mesures de clémence, à peu près deux fois plus de châtiments, et surtout beaucoup de ralliements antérieurs à Actium, explicables par les premiers succès navals d’Agrippa. Les Antoniens survivants ont su se fondre dans l’aristocratie augustéenne, sans y former pour autant un groupe homogène, ni véhiculer une quelconque idéologie (p. 238).
L’ouvrage de F. reconstitue l’évolution d’un groupe dont les principes d’organisation se modifient sans cesse ; cette étude très minutieuse s’accompagne d’une réflexion constante sur les divers types d’association privilégiés par Antoine, dont l’inventivité en ce domaine est remarquable. Les termes de partis et de partisans sont employés lucidement, et leur pertinence est évaluée en fonction de chaque contexte historique. On aurait peut-être aimé que d’autres concepts comme clientèle, ou amicitia, soient étudiés avec plus de précision, leur définition n’allant pas de soi. Les inévitables coquilles sont rares. Si l’on pourra manifester un désaccord très occasionnel sur tel point de détail (le sens de l’abréviation Aug. sur l’aureus de Pinarius Scarpus évoqué p. 453 par exemple), on sera surtout reconnaissant à l’auteur d’avoir su classer et interpréter tant d’informations, en proposant même des points de vue nouveaux sur des questions à la marge de son propos (par exemple p. 47 sur le sens réel du très romanesque retour d’Antoine auprès de Fulvie).
Au total, l’ouvrage de Madame Ferriès est une contribution capitale à notre connaissance du passage de la République au Principat. Il sera pour tous les historiens de la période non seulement un nouvel ouvrage de référence, mais aussi une source durable d’inspiration.
Arnaud Suspène