Cet épais volume rassemble les actes de trois colloques internationaux, qui se sont tenus successivement à Bordeaux et à Toulouse entre le printemps 2007 et l’automne 2008, et qui étaient consacrés à la réception et à l’influence de Thucydide dans la tradition, depuis l’Antiquité jusqu’au début du XXe siècle. C’est là un thème qui a le vent en poupe puisqu’il a déjà été abordé partiellement par le Brill’s Companion to Thucydides, édité par A. Rengakos et A. Tsakamakis en 2006 (notamment les p. 693-837), et surtout par le livre dirigé par K. Harloe et N. Morley : Thucydides and the Modern World. Reception, Reinterpretation and Influence from the Renaissance to the Present, Cambridge, 2012 (lequel devrait être complété par un aute volume dirigé par N. Morley : A Handbook to the Reception of Thucydides, à paraître en 2014).
L’ouvrage, qui compte un peu moins de 800 pages, est composé d’une quarantaine de communications. Le découpage en trois parties (qui correspondent aux trois colloques successifs) pose une logique d’ensemble :
La 1ère partie (p. 23-273) aborde l’influence littéraire de Thucydide sur les auteurs anciens : historiens, orateurs, rhéteurs, moralistes, grammairiens et lexicographes grecs, latins ou byzantins ont emprunté largement à La Guerre du Péloponnèse, tant sur le fond (citations plus ou moins littérales) que sur la forme (reprises de schémas narratifs ou de structures oratoires, style). L’oeuvre est devenue rapidement un modèle littéraire puisque de nombreux auteurs n’ont pas hésité à l’imiter (souvent) ou à s’en démarquer (plus rarement).
Face à la diversité des emprunts et des manières de s’inspirer (ou de ne pas s’inspirer) de Thucydide, les auteurs reconnaissent volontiers que les lacunes de la documentation ne permettent pas de répondre à la question : pourquoi citer ou imiter l’historien athénien ? Derrière cet aveu d’impuissance, qu’on ne saurait condamner tant la question reste délicate, se cache une réalité historiographique : chaque auteur ancien invente ou recrée, en réalité, son propre « Thucydide » au point que ce dernier « apparaît comme diffracté en plusieurs figures ou modèles irréductibles à l’unité » (p. 18).
La 2e partie (p. 275-490) s’intéresse à la manière dont l’oeuvre de Thucydide a façonné l’histoire du V e siècle : occultant partiellement d’autres auteurs anciens (comme Xénophon ou Théopompe), et donc d’autres histoires, la vision thucydidéenne s’est imposée largement, y compris chez les Modernes : difficile encore aujourd’hui de s’affranchir d’un Thucydide vu comme un maître de vérité.
Dans la continuité de la 1e partie – et qui aurait pu être rattachées à celle-ci, sans tenir compte de la logique chronologique des colloques –, on trouve d’abord des communications sur l’influence exercée par l’Tmuvre de Thucydide sur les historiens anciens postérieurs (Xénophon, Théopompe, Éphore ou Diodore). Il s’agit moins d’analyser les emprunts littéraires que de mesurer sa place comme source documentaire (mais la distinction n’est pas toujours évidente à faire) : en croisant le texte thucydidéen avec d’autres oeuvres historiques, on peut en souligner les lacunes mais, surtout, tenter de comprendre les ressorts de son analyse, ses partis pris ou ses silences.
L’autre intérêt de cette 2e partie réside dans une série d’articles – probablement les plus riches du volume pour un historien – qui se proposent de revisiter l’histoire du Ve siècle en tentant de s’affranchir du prisme thucydidéen : en recourant à d’autres sources (littéraires, épigraphiques, archéologiques), on peut nuancer ou rectifier le propos de Thucydide ; mais surtout, on peut comprendre certains aspects négligés de son Tmuvre (comme l’économie), l’idéalisation de certaines figures historiques (comme Périclès) ou des événements (comme la purification de Délos), bref tenter d’atteindre la manière dont « Thucydide pense la cité, l’homme et le monde, en particulier sur des questions aussi fondamentales que l’économie, la religion ou l’exercice du pouvoir » (p. 19).
La 3e partie traite de la réception de Thucydide chez les Modernes et de sa progressive, mais inexorable, monumentalisation : de sa redécouverte, aux XVe et XVIe siècles, jusqu’à ce qu’il soit érigé, au XIXe siècle (c’est-à-dire au moment où, en Allemagne et ailleurs, se constituait la science historique), en modèle suprême, en paradigme de l’historien professionnel, « épris d’objectivité, de rigueur, de fidélité aux sources » (p. 20). Les études consacrées à la période moderne éclairent (de manière nouvelle pour certaines) ce lent accomplissement, jalonné, au XVIe siècle, par Guichardin ou Bodin (qui préfère Thucydide à Hérodote, en en faisant « le véritable père de l’Histoire »), au XVII e siècle, par La Popelinière (qui le consacre « Prince de l’Histoire »), au Siècle des Lumières, par Rollin (grand lecteur de La Guerre du Péloponnèse et qui contribue aussi à ériger les prémices du modèle athénien, cette « Athènes bourgeoise », qui occultera, au siècle suivant, le modèle spartiate). Le XIXe siècle voit le triomphe définitif de Thucydide, malgré les critiques de George Grote assez froidement accueillies en France et outre-Rhin.
On regrettera que les études n’abordent pas le XXe siècle, parent pauvre, souvent, de historiographie de l’Antiquité (mais comblé en partie depuis par les ouvrages dirigés par N. Morley) : excepté le parallèle fait entre oeuvre de Thucydide et la Grande Guerre cf. les articles stimulants consacrés à Albert Thibaudet, à Eduard Schwartz ou à l’Oraison funèbre dans l’historiographie allemande), lecteur reste quelque peu sur sa faim. On aurait aimé que l’enquête se prolonge jusqu’à nos jours, en étudiant la vision de Thucydide dans les temps (plus ou moins) troublés de l’Entre-Deux-Guerres, de la Seconde Guerre mondiale, de la Guerre Froide, de la décolonisation, de l’hyperpuissance américaine mais aussi à l’aune des renouvellements historiographiques qui ont bouleversé la discipline depuis un demi-siècle (les annales, anthropologie historique, la micro-histoire, histoire du temps-présent, la world history…). Il faut, bien évidemment, y voir un regret plutôt qu’une critique : l’entreprise était déjà vaste et l’ouvrage fort dense ; la transdisciplinarité – qui participe aussi de la richesse de ces rencontres – imposait de partager les points de vue sans que les historiens prennent pas sur les littéraires. Chacun y trouvera donc un intérêt très grand.
Philippe Lafargue