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Cet ouvrage en impose par sa taille et par l’ampleur du sujet qu’il embrasse. Son objectif est de rendre compte d’un moment capital de l’histoire de l’Orient méditerranéen, à savoir la naissance et la rapide consolidation des royaumes grecs issus de la conquête d’Alexandre. La question n’est pas neuve, loin s’en faut, et la période considérée a fait l’objet d’une multitude de travaux, portant sur les grands acteurs et sur les structures des royaumes naissants. L. Capdetrey (ci-après C.) choisit d’observer ces phénomènes dans une région singulière, bien documentée et particulièrement bien étudiée, y compris par lui-même dans ses travaux antérieurs : l’Asie Mineure occidentale. Placée sous l’autorité des Perses à partir de 546, puis à nouveau depuis 386, la péninsule micrasiatique bascule en 334 dans une phase nouvelle de son histoire. L’enquête de C. porte précisément sur cette transition entre l’ordre achéménide et le nouvel ordre gréco-macédonien et sur les mutations politiques qui s’y opèrent.

Le chapitre VI, intitulé « Souverainetés, contrats, contradictions », peut servir de point de départ à l’analyse. En 334 et dans les années qui suivent, Alexandre conquiert l’empire perse en appuyant son entreprise sur des gestes et des discours, bientôt repris et amplifiés par la mémoire qu’en fixent les Historiens d’Alexandre : la campagne macédonienne se présente à la fois comme une conquête et comme une libération, singulièrement au bénéfice des multiples cités grecques de la côte égéenne d’Asie Mineure. Comme l’écrit C., « [l]e temps de la conquête fut donc, par définition, à la fois celui d’une réalisation de la liberté et celui d’une délicate adaptation des principes à la réalité du contrôle d’un territoire. […] Cette contradiction reposait sur le fait que la libération des Grecs d’Asie, au nom d’une solidarité et d’un principe panhellénique élaborés au cours de l’époque classique […] ne disait rien de précis du rapport entre le pouvoir argéade et les cités » (p. 284). C’est de cette contradiction qu’héritent les Diadoques – Antigone le Borgne et Démétrios, Eumène, Lysimaque, Ptolémée, Pleistarchos, Séleucos, etc. – lorsqu’à partir de 323 ils mettent la main, les uns après les autres, sur tout ou partie de l’Asie Mineure occidentale et s’efforcent de consolider et d’intégrer le territoire qu’ils y acquièrent par la force des armes. Leur souveraineté sur ces terres (re)conquises et, davantage encore, la pérennité de leur emprise dépendent de leur capacité à résoudre cette contradiction. C. montre en détail que les quelque cinquante années qui suivent la mort d’Alexandre voient se multiplier les expérimentations visant à établir ces conquérants comme les nouveaux maîtres, mais aussi à faire d’eux les interlocuteurs et même les partenaires des cités « libres et autonomes », en créant ainsi ce qu’il appelle un « écosystème civico-royal » original (p. 363), dépourvu pour ainsi dire de précédent historique. La question n’est pas exactement la même en Grèce continentale, où les Macédoniens ne sont pas des libérateurs ; elle ne se pose pas en Orient, où les cités de forme grecque sont un apport des conquérants eux-mêmes. L’Asie Mineure, principal terrain de la compétition entre Diadoques, zone d’importance stratégique majeure, région riche en ressources humaines et matérielles de toute sorte, enfin et surtout pays de cités grecques (les « Grecs d’Asie », voisinant avec les communautés anatoliennes de l’intérieur), est donc bien le lieu privilégié des expérimentations territoriales et politiques qui intéressent C.

Autour de ce problème historique – de ce « nœud », si l’on peut dire –, le livre se déploie en trois parties, consacrées successivement aux événements, à l’organisation et à la transformation des territoires nouvellement constitués, et enfin aux rapports établis puis entretenus par le souverain avec les communautés locales, spécialement avec les poleis grecques.

Les événements des années 323‑ca 270 en Asie Mineure (« Pouvoirs », chapitres I-III, p. 23-166), tels que les rapportent les sources littéraires, sont – on le sait – d’une complexité extrême : tout ne semble être, à la lecture de Diodore et de Plutarque, que fragmentation, mouvements de troupes, succès militaires puis effondrements, victoires sans lendemain, confusion et désordre. Sans renoncer à un récit détaillé, précis et éclairant (qui vient compléter en quelque sorte celui de P. Debord[1]), malheureusement dépourvu de cartes historiques, C. s’attache à dégager les dynamiques profondes par lesquelles se met en place, par une série de ruptures et d’ajustements successifs, un nouvel ordre géopolitique. Le partage de Babylone perpétuait provisoirement, sous l’autorité nominale des rois Philippe III et Alexandre IV, la situation prévalant sous Alexandre. Il est aussitôt battu en brèche par les principaux généraux macédoniens, en premier lieu Perdiccas, qui de leur propre initiative redessinent les équilibres et les frontières. Pour C., le point de bascule est à situer en 319 : commence alors le « temps des Big Men » (p. 60), durant lequel l’idée d’un consensus autour de la légitimité argéade disparaît au profit de l’affirmation des chefs militaires, de facto autonomes, lancés dans de nouvelles entreprises de conquête ou de reconquête et s’imposant aux autres par la performance guerrière. Au premier rang d’entre eux figure Antigone le Borgne, satrape de Grande Phrygie de 333 à 323, menacé en 321 puis bientôt rétabli dans sa position dominante en Asie Mineure, éliminant Eumène et ses alliés, confirmant ou réattribuant les postes de satrapes et de stratèges régionaux. « [P]ivot structurant de la question du pouvoir et de sa répartition entre les Diadoques » (p. 70), Antigone est aussi et surtout le démiurge qui élabore un « nouveau paradigme » politique, en reprenant à son compte et en imposant aux autres acteurs le principe de la liberté des cités grecques, en 315 puis lors de la Paix des dynastes en 311. C. commente avec finesse (p. 103-105) la lettre adressée par Antigone aux cités d’Asie (connue par le seul exemplaire de Skepsis [RC 1]), où se dessine un système dans lequel la souveraineté sur un territoire, acquise par les armes, doit se combiner de façon organique avec la liberté reconnue aux cités ; pour ce qui concerne les cités d’Asie placées sous son autorité, Antigone se présente dans la lignée d’Alexandre comme leur libérateur et leur protecteur pérenne, ce à quoi elles sont appelées à consentir en entrant par serment dans son alliance. Le charisme de la victoire palliait l’absence d’une légitimité ancrée dans la tradition, mais ne pouvait suffire à asseoir une souveraineté dans le temps long. L’alliance des « Grecs », reconnus – eux seuls parmi les sujets d’Antigone – comme des partenaires autonomes au nom de l’idéal de liberté, est la clef pour durer : elle est productrice de légitimité et doit contribuer à stabiliser l’emprise antigonide sur l’Asie Mineure : « le cadre idéologique de la défense de la liberté […] conduisait à la mise en place d’une reconnaissance en miroir [sc. des rois par les cités et inversement] et de pratiques de dons et contre-dons qui définissaient aussi un espace politique susceptible d’être intégré aux territoires royaux selon ce mode spécifique d’association » (p. 105). La Paix de 311 impose le même paradigme associatif (si l’on peut dire) aux autres Diadoques, qui n’agiront pas autrement à l’encontre des cités quand ils s’empareront, au fil des décennies mouvementées qui suivent, de telle ou telle région côtière de la péninsule. L’« ordre lagido-séleucide » qui s’établit finalement en Asie Mineure occidentale à partir de 281 (p. 147-166) reposera lui aussi sur la doctrine d’Antigone, celle d’une indispensable cohabitation asymétrique du roi et des cités. Il est frappant de constater que, dans ce compte rendu de la « très haute époque hellénistique » en Asie Mineure, C. accorde très peu d’importance historique à la prise du titre royal par Antigone et Démétrios puis par leurs concurrents (cf. p. 61 ; 406 : « presque anecdotique ») : la perspective de C. étant territoriale, l’année 306/305 ne marque pas un tournant, mais un simple ajustement juridique et symbolique à la réalité politique acquise. L’essentiel est ailleurs : dans la consolidation des nouvelles souverainetés, rendue possible par la décision d’accorder une place de choix aux cités grecques.

Pour ces rois tout récents, le défi est bien de pérenniser leur emprise sur un territoire, par des actes de discours, mais aussi par des effets tangibles. C’est la question explorée dans la seconde partie de l’ouvrage (« Espaces », chapitres IV-V, p. 168-275). La territorialisation s’opère, chez les premiers maîtres de l’Asie Mineure après Alexandre, par les transformations qu’impose l’autorité royale sur le terrain. La première transformation concerne les cités, auxquelles C. consacre des pages instructives (p. 175-190). Le principe de la liberté des Grecs d’Asie, en quelque sorte naturalisé par Antigone, a pour conséquence que les territoires des cités deviennent une zone à part dans la géographie des nouveaux royaumes. Terres de citoyens, ces chôrai ont chacune leur propre droit et leur propre fiscalité, mis en pratique selon des règles institutionnelles par des magistrats et des tribunaux civiques. L’autonomie n’a d’efficacité politique que si elle n’est pas un vain mot ; elle implique que le roi n’exerce pas une autorité pleine et entière sur les territoires des cités et laisse au contraire les citoyens appliquer collectivement leurs idioi nomoi (ou patrioi nomoi). Tout en restant dans le ressort du roi, les cités reconnues comme telles bénéficient ainsi de privilèges, qui varient d’un cas à l’autre, selon qu’elles sont anciennes ou de création plus récente, selon qu’elles présentent ou non un intérêt pour la sécurité globale du territoire royal. Ces privilèges sont essentiellement de deux ordres : la capacité accordée aux cités de lever leurs propres taxes en sus des taxes royales, voire la pleine exemption de tribut (aphorologèsia) ; la capacité d’assurer elles-mêmes leur défense, voire l’exemption de toute occupation militaire (aphorologèsia). Traduisant cette situation en termes spatiaux, C. parle de façon récurrente de la « mise à distance » juridique et fiscale des cités (p. 182, p. 290, p. 305), qui sont ainsi constituées en une périphérie privilégiée, ni complètement extérieure ni tout à fait intégrée. Par contraste se précise la notion de « pays du roi » (chôra basilikè), comprenant toutes les zones dépourvues de lois propres et placées sous un contrôle administratif et militaire beaucoup plus étroit (quand bien même le roi délègue une partie de son autorité aux bénéficiaires de concessions foncières ; sur cette question, abondamment traitée par M. Corsaro et Chr. Mileta, on renverra à la suggestive étude de P. Thonemann[2]) : « le fait que l’expression chôra basilikè n’apparaisse qu’à l’époque hellénistique est […] révélateur de l’accentuation d’une distinction interne au territoire royal entre une périphérie civique polymorphe et le reste du territoire royal ». Cette structuration binaire du territoire royal, que C. décrit en termes de « polarité » (p. 183), est bien une nouveauté de l’époque des Diadoques, tranchant avec les pratiques achéménides. C. en étudie l’origine en commentant de façon approfondie et plutôt convaincante (p. 174-184) la lettre adressée par Alexandre aux Priéniens en 332, document mutilé et souvent examiné, y compris récemment (I. Priene B.-M. 1) : le roi y clarifie la distinction à faire entre « le pays qu’[il] reconnaît comme [s]ien » ([τὴν] χώραν [γ]ινώσκω ἐμὴν εἶναι) et le territoire priénien (incluant la localité de Naulochon), qui échappe au tribut. Reprise par Antigone et ses congénères, cette distinction dessine dans l’espace soumis au roi comme deux cercles abstraits, concentriques et enchâssés : le cercle du pays assujetti, celui des villages tributaires, des colonies militaires et des dôreai, où l’autorité du roi est directement sensible et où la propriété d’usage reste suspendue à la volonté royale ; et le cercle plus éloigné du pays des cités (si l’on peut parler ainsi), où la souveraineté royale est nécessairement médiée par un dialogue avec les autorités locales et où l’appropriation privée est beaucoup plus « poussée » (et du reste appuyée sur le droit local, sur des pratiques d’enregistrement ainsi que sur des lois et décrets relatifs à la terre[3]).

Un autre fait global caractérise le début de l’époque hellénistique en Asie Mineure, sur lequel C. insiste à juste titre, à savoir le développement démographique, économique et institutionnel des grandes cités de la côte égéenne. L’un des aspects les plus frappants de ce renouveau est l’extension des territoires civiques, certainement liée à la situation privilégiée dont jouissent désormais les cités. Certaines d’entre elles ont pu spontanément chercher à s’accroître en absorbant par sympolitie des poleis environnantes, comme c’est le cas pour Téos, ou en s’associant entre elles (comme le montre l’exemple original de Colophon l’Ancienne et Colophon-sur‑mer, auquel C. consacre un long passage, p. 240‑252). Mais les transformations les plus spectaculaires concernent les cités que les rois prennent l’initiative de renforcer, voire qu’ils créent de toutes pièces, en imposant un synœcisme, accompagné d’un remembrement du territoire, de la construction d’une enceinte et quelquefois d’un port, voire d’autres équipements militaires et civils. Plusieurs de ces entreprises royales, étudiées récemment par R. Boehm[4], sont examinées en détail par C. (p. 215-240), qui souligne les motivations politiques et militaires de leurs promoteurs (p. 263 : « affirmer, dans l’espace, la possession d’un territoire, par une capacité à le transformer et, souvent, à le (re)nommer » ; p. 274 : « geste démiurgique et souverain, […] enjeu de rivalité symbolique et politique »). Pour ne prendre que quelques exemples, rappelons que le satrape Asandros a dû concevoir un tel projet pour Latmos/Héraclée dès les années 310, poursuivi par les Antigonides (?) et par Pleistarchos. En Ionie, Téos aurait dû être entièrement remodelée à l’initiative d’Antigone et devenir une polis d’importance considérable, si l’entreprise n’avait été abandonnée (voir désormais M. Adak[5]). Éphèse, dont C. ne cesse de souligner l’importance stratégique dans son récit des événements, est refondée en 294, agrandie et dotée d’infrastructures qui feront d’elle, à long terme, la principale cité de la façade égéenne de l’Asie. C. relève une sorte de paradoxe fondamental de la période considérée : les cités grecques sont « mises à distance » du pouvoir royal et échappent à son emprise directe, pour les raisons idéologiques et politiques qu’on a dites ; en même temps, elles sont les premières à bénéficier de la générosité royale et même d’investissements massifs. Le paradoxe n’est en fait qu’apparent et la métaphore de la « périphérie » ne doit pas tromper. Si les poleis égéennes sont singularisées par des privilèges accordés et renégociés, qui tissent et retissent un lien de fidélité, elles sont bien comprises comme un élément constitutif du royaume. Elles apparaissent même comme les pôles ou les points d’appui autour desquels les rois successifs, tournés vers la mer et les îles, modèlent et structurent leurs territoires micrasiatiques. La conquête macédonienne constitue à cet égard, par ses effets sur la géographie, une rupture indéniable dans l’histoire de la péninsule, comme l’écrit C. : « on voit bien combien s’accentuèrent alors les fractures internes à l’Asie Mineure par le renforcement d’une ligne de partage invisible entre la zone littorale, qui fut l’objet d’une plus grande attention et des plus grands efforts de recomposition, et, par ailleurs, les régions plus intérieures qui demeurèrent à l’écart des mutations spatiales, civiques et urbaines, les plus importantes » (p. 273). Il reviendra aux Séleucides, à compter du second quart du iiie siècle, de corriger en partie ce déséquilibre en créant des cités coloniales dans le couloir du Méandre.

Dans les cités d’Asie Mineure, l’un des effets de la mutation étudiée par C. est l’explosion de la pratique épigraphique à la fin du ive siècle. Reconnues par les nouveaux souverains et placées au centre du jeu géopolitique, les cités connaissent un renouveau, que reflètent l’activité architecturale, mais aussi, semble-t-il, la multiplication soudaine des inscriptions – lettres royales et décrets en l’honneur des rois ; lois et décrets réglementaires ; décrets honorant pour leurs services et bienfaits des étrangers et plus rarement des citoyens[6]. La dernière partie de l’ouvrage examine cette documentation très riche, et souvent commentée, pour étudier les dynamiques internes aux petites sociétés civiques (« Communautés », chap. VI-VIII, p. 277-404). Le principe de l’autonomie énoncé en 311 ne garantit pas la liberté à toutes les cités, ni le même degré de liberté à celles qui en bénéficient. Il offre au contraire des possibilités et ouvre ce que C. décrit comme un « espace dialogique » ou « de négociation asymétrique » (p. 296) entre le souverain, susceptible d’octroyer des privilèges plus ou moins étendus, et la cité, qui en échange promet sa fidélité et manifeste sa reconnaissance. À une taxinomie de statuts clairement tranchés (cités « libres », « subordonnées », « sujettes »[7]), il faut sans doute préférer l’idée d’une variété des revendications possibles, qui mobilisent les énergies civiques et « m[ettent] sous tension » (p. 304) les rapports entre roi et cité. Inévitablement, toute situation établie peut être remise en cause par les guerres entre Diadoques et l’instabilité propre à cette période. D’un roi à l’autre cependant, le même dialogue reprend et ainsi se formalisent, en une génération à peine, une norme et une grammaire des relations entre rois et cités, qui seront pratiquées tout au long du iiie et du iie siècle et que J. Ma, parmi d’autres historiens, a analysées avec perspicacité[8]. C. consacre des réflexions judicieuses à la question rebattue des honneurs cultuels accordés par les cités aux rois. Un tel geste, encore très rare jusqu’à Alexandre, se multiplie au début de l’époque hellénistique, en particulier en Asie Mineure (p. 317-327). Les cités en font précisément un outil du dialogue inégal qu’elles établissent avec le souverain ; elles lui manifestent ainsi reconnaissance et engagement en intégrant sa figure au cœur même de leur vie collective, à savoir dans leur système cultuel. Le décret de Skepsis en l’honneur d’Antigone (OGIS 6) et celui, plus récemment connu, d’Aigai d’Éolide en l’honneur de Séleucos Ier et d’Antiochos Ier (SEG 59, 1406 A) offrent des exemples très éloquents, que C. commente en détail.

La reconfiguration politique qui accorde aux cités une place nouvelle au sein des royaumes a sans doute un dernier effet, perceptible dans la documentation épigraphique, mais difficile à cerner. En protégeant l’autonomie des cités, le roi admet qu’elles sont des collectivités de citoyens, gérant en commun leurs affaires publiques conformément à leurs lois particulières. Il encourage sans doute aussi l’idée que sont pleinement citoyens ceux qui prennent part activement aux koina, autrement dit le modèle démocratique. Plusieurs lois et décrets civiques de la fin du ive et du début du iiie siècle associent étroitement eleutheria et dèmokratia, établissant un lien fort, sinon nécessaire, entre l’autonomie politique nouvellement acquise par la cité dans le cadre du royaume, d’une part, et le gouvernement des affaires internes par les citoyens eux-mêmes, de façon ouverte et collective, d’autre part. C. invoque à ce titre les documents bien connus que sont la loi d’Ilion sur la protection du régime démocratique (I. Ilion 25) et le décret de Kymè d’Éolide sur les devoirs des stratèges (SEG 59, 1407). Toutes les cités d’Asie Mineure aspirant certainement à bénéficier du privilège de liberté, il n’est pas surprenant que le régime démocratique leur apparaisse comme le mieux adapté et même le seul souhaitable. Dès lors, la démocratie devient en Asie Mineure une « norme revendiquée et [un] élément constitutif de la liberté et de l’autonomie » (p. 346). Elle apparaît aussi comme un « marqueur identitaire » (p. 296), qui permet aux Grecs, citoyens et maîtres de leur destin (autant que possible), de se distinguer et même de creuser l’écart, sinon le « fossé », qui les sépare des habitants de la terre royale (cf. p. 382-404, en particulier sur les communautés cariennes, et p. 409). Ce discours affirmant la primauté de la démocratie sur toute autre forme de régime, du fait de son adéquation à l’idéal partagé de liberté, a-t-il un effet réel sur les Grecs d’Asie, sur la vigueur de leur sentiment civique et sur leurs pratiques politiques ? Pour percevoir des évolutions, et éventuellement un renouveau, il faudrait être beaucoup mieux renseigné que nous ne le sommes sur la vie interne de ces cités avant Alexandre. Des modifications institutionnelles se laissent bien repérer par exemple à Iasos (p. 354-355 ; la cité est aujourd’hui l’une des mieux connues de la région, grâce aux travaux de R. Fabiani[9]). Ailleurs, la mécanique des institutions, telle que la dévoilent les décrets de Téos, de Milet, de Priène ou encore de Kymè d’Éolide dans les années 300-270, est indéniablement d’orientation démocratique (délibération des conseils et assemblées, fonctionnement des tribunaux civiques, contrôle des magistrats, etc.). L’essentiel est de poser, comme le fait prudemment C., l’hypothèse d’un lien causal entre l’édification des grands États hellénistiques, incluant des cités autonomes, et cette vivacité, sinon ce regain, de la démocratie dans l’Asie Mineure en transition.

L’ouvrage ne se réduit pas à la question du rapport entre rois et cités, même s’il accorde à cette question une importance centrale et en fait en quelque sorte son fil directeur. Au cours de ses quelque 400 pages, il aborde une multitude foisonnante d’autres questions, d’ordre militaire, économique ou culturel. Il s’appesantit à l’occasion sur des problèmes propres à telle sous-région, comme la Troade et la Carie, ou à telle cité (Éphèse, Sardes, Iasos, etc.), démontrant le goût de l’auteur pour l’analyse de cas précis, archéologiques et épigraphiques (sans toutefois citer les textes ou presque, ni dans l’original ni en traduction, ce qui est regrettable). La plupart des questions traitées dans l’ouvrage ont déjà fait l’objet d’études, d’ensemble ou de détail, y compris récentes. De cette production scientifique pléthorique (voir l’énorme bibliographie p. 415-464) C. a une connaissance intime, grâce à laquelle il accomplit un puissant travail de synthèse, tout en avançant des propositions originales et en manifestant une cohérence de vue qui saute aux yeux. Le choix d’un vocabulaire souvent abstrait, le goût des répétitions et l’épaisseur même du volume risquent de décourager certains lecteurs, en particulier étrangers. Le lecteur patient et concentré tirera au contraire grand profit de cette contribution approfondie à l’histoire du monde hellénistique naissant et trouvera, à chaque page, de quoi réfléchir.

 

Patrice Hamon, Sorbonne Université, UMR 8167 – Orient et Méditerranée

Publié dans le fascicule 2 tome 125, 2023, p. 528-535.

 

[1]. L’Asie Mineure au ive s. a.C., Bordeaux 1999.

[2]. « Estates and the Land in Hellenistic Asia Minor: An Estate near Antioch on the Meander », Chiron 51, 2021, p. 1-36.

[3]. Cf. L. Boffo, M. Faraguna Le poleis e i loro archivi, Trieste 2021, p. 318-367.

[4]. City and Empire in the Age of the Successors, Oakland, Ca 2018.

[5]. « Teos und die hellenistischen Könige » dans P. Brun et al. éds, L’Asie Mineure occidentale au iiie siècle a.C., Bordeaux 2021, p. 231-257.

[6]. Cf. Fl. R. Forster, Die Polis im Wandel, Göttingen 2018.

[7]. Cf. L. Capdetrey, Le pouvoir séleucide, Rennes 2007, p. 209-224.

[8]. Antiochus III and the Cities of Western Asia Minor, Oxford 1999.

[9]. En particulier I decreti onorari di Iasos, Munich 2015.