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Le genre des monographies de cités, considéré comme dépassé par certains adeptes d’une histoire modélisée par des penseurs à la mode, trouve avec ce gros travail (750 pages en deux volumes) un modèle de reconstruction historique qu’il sera difficile de dépasser. En choisissant d’étudier l’île-cité de Corcyre, Selene Psoma (ici S. P.) pouvait s’appuyer sur le récent corpus des IG consacré aux îles ioniennes (IG IX 12 4), ce qui donne à la monographie un aspect à bien des égards inédit et le travail est mené de main de maître, offrant à l’historien une masse considérable de renseignements sur une cité « entre deux mondes » comme le souligne le sous-titre du livre, et une bibliographie très abondante (près de deux mille entrées) : il s’agit donc d’une vaste synthèse qui s’appuie sur les éléments scientifiques les plus récents mais aussi sur une véritable réflexion historique.

Cette monographie étudie Corcyre depuis le temps de la tribu liburnienne des Kerkyres – qui ont donné son nom à l’île – jusqu’à la fin de l’Antiquité. Elle sollicite toutes les sources disponibles (littéraires, épigraphiques, numismatiques, archéologiques) et tous les aspects de l’histoire, tant événementiels que structurels. Après un premier chapitre sur l’île dans son ensemble et sa situation dans l’espace de la mer ionienne, un second sur la colonisation de l’île, un autre sur les liens entre la cité et sa métropole Corinthe, un suivant sur les ressources naturelles de l’île puis sur le monnayage archaïque de la cité, s’ouvrent sept chapitres « chronologiques ». Suivent ensuite des chapitres sur les institutions de la cité, sur les mythes liés à l’île (« the Corcyrean Saga »), sur les cultes. Débutent ensuite (dans le second volume) des études prosopographiques agrémentées de tables dans lesquelles les noms sont classés par fréquence et par date.

Il serait évidemment beaucoup trop long de résumer cette monographie mais il reste important, dans le compte rendu d’un si gros ouvrage, de livrer quelques données. Dans le chapitre II (la colonisation), S. P. rappelle qu’aucune présence mycénienne n’est attestée et qu’elle est occupée primitivement par les « Liburniens », d’origine non-illyrienne. Les premiers colons grecs viennent d’Érétrie au milieu du VIIIe s. (l’onomastique corcyréenne en a conservé des traces, p. 47), ce qui prouve que l’expulsion des Érétriens par les colons venus de Corinthe dans le dernier tiers du siècle (sans doute vers 734) n’a pas été totale.

Le chapitre III examine les relations compliquées entre la métropole et sa colonie : si en c. 627, c’est bien Corcyre qui envoie une colonie pour fonder Épidamne, la cité demande un oikistès à Corinthe. Quant à Apollonia, le doute subsiste, Thucydide parlant d’une colonie corinthienne, Pausanias d’une colonie corcyréenne (p. 57). Mais il apparaît que Corcyre a souvent participé à des fondations corinthiennes (Leucas, Anaktorion), ce qui n’est pas sans rappeler l’association
Paros/Thasos : les deux colonies possédaient une pérée où il n’y avait pas de peuplement grec. Corcyre et Corinthe n’ont pas toujours été ennemies : toutes deux aident Syracuse en 492/1 puis en 344/3 ; mais l’inimitié semble la règle, comme le montre l’épisode bien connu par Hérodote de la capture de 300 jeunes otages corcyréens par Périandre et leur envoi auprès d’Alyatte pour être castrés, bien que, dans le rappel de leurs reproches vis-à-vis de leur métropole devant les Athéniens en 433, les Corcyréens ne mentionnent pas cet épisode. En fait, dans ces relations compliquées, S. P. considère qu’elles sont en grande partie créées par une forme d’arrogance de la colonie (p. 72).

On passera assez vite sur le chapitre IV, qui recense toutes les richesses intrinsèques (notamment agricoles) de l’île qui permettent des exportations, notamment en vin, dont la qualité était reconnue ; de plus, sa position géographique en faisait un lieu de passage presque évident entre Grèce propre et Occident, mais aussi vers le nord, ce qui explique que la cité n’avait guère de difficultés à se procurer les denrées dont elle manquait sur place. De fait (Thuc. 1.25.4), les Corcyréens passaient pour être parmi les plus riches des Grecs. Cela explique (chap. V) que le monnayage de Corcyre ait été précoce. Le statère est plus lourd que celui de Corinthe (p. 90) et comme elle impose, à l’instar des autres cités, sa propre monnaie pour les échanges sur place, les découvertes in situ contiennent très majoritairement de la monnaie locale.

Le chapitre VI s’intéresse à la période VIe–milieu Ve siècle. La marine, les murailles et l’architecture monumentale attestent de la richesse de la cité. La marine de guerre est très forte : les Corcyréens peuvent aligner 60 trières en 492, autant en 480 (p. 118) – mais on sait qu’ils ne s’aventurèrent pas au-delà du cap Ténare, peut-être bloqués par les étésiens – et le double en 435 avant la bataille des îles Sybota. Cette flotte, pour une cité qui ne paraît pas menacée par une de ses rivales, s’explique probablement par la lutte contre les pirates dont on sait par ailleurs qu’ils étaient très présents en mer Ionienne (p. 123-125).

Les chapitres VII et VIII apparaissent comme l’un des sommets du livre. C’est qu’ils analysent les « affaires de Corcyre », les Kerkyraïka comme les désigne Thucydide (1.118), qui les présente comme l’une des causes de la guerre du Péloponnèse. S’il semble normal de ne pas reprendre ici le déroulé des événements, bien connus surtout grâce à Thucydide, qui ont mené, à partir de la stasis d’Épidamne jusqu’à l’implication d’Athènes et la défaite militaire des Corinthiens, on retiendra un élément bien mis en exergue par S. P. : malgré tous leurs désirs de demeurer en dehors des affaires « internationales », les Corcyréens comprirent, en 433, que cela ne leur était pas possible. De plus, l’intervention athénienne – dans le cadre d’une alliance défensive (une epimachia) qui ne brisait pas la paix dite de « trente ans » jurée en 446 – et grâce à laquelle ils évitèrent une défaite cuisante face aux Corinthiens – montrait qu’ils ne pouvaient se battre seuls contre leurs ennemis. Pour autant, et c’est là une analyse originale et très intéressante de S. P., les Kerkyraïka ne sont pas responsables de la guerre, bien moins en tout cas que les affaires de Potidée et de Mégare. Selon elle, si Thucydide a beaucoup insisté sur le cas de Corcyre alors qu’il a été plus discret sur ceux de Potidée et de Mégare, c’est parce que les Athéniens étaient à Corcyre dans leur droit. Il a voulu distraire le lecteur des principales causes de la guerre, Potidée, Mégare, Égine, c’est-à-dire le non-respect par Athènes de l’autonomie des alliés, et tout cela sous la conduite de Périclès (p. 187-190). L’alethestatè prophasis, pour S. P. – et on la suivra volontiers – c’était la volonté d’Athènes de ne montrer aucun souci de l’autonomie des alliés : « Generations of readers keep on being distracted by an episode, the Kerkyraïka, which was narrated to blind us to the real causes of the war ».

Le chapitre IX, sobrement intitulé Staseis, s’attarde sur la guerre civile de 427 bien connue par les longs développements de Thucydide et S. P. reprend les événements en détail : le meurtre du proxène des Athéniens déclencha un enchaînement de violences qui n’épargnèrent pas, on le sait, le monde du sacré. L’auteur insiste aussi sur les conséquences pour la cité : la stasis mit fin au pouvoir de Corcyre. La disparition des « riches », qui tenaient l’essentiel du commerce corcyréen fit disparaître en même temps l’essentiel de la marine de la cité. Celle-ci n’était plus une puissance navale mais seulement une position stratégique (p. 211).

Le chapitre X s’intéresse au « long IVe siècle ». Sans reprendre dans le détail les événements qui sont décrits avec précision et acribie, on doit signaler l’absence de tout témoignage impliquant la cité durant le premier quart de siècle. S. P. insiste sur les années 375-373 (p. 221-247) durant lesquelles Corcyre est au centre de la guerre entre la confédération athénienne naissante et les Spartiates. À l’hypothèse de J. Cargill[1] considérant l’absence de Corcyre sur le décret d’Aristotélès comme la preuve que la cité ne faisait pas partie de la Ligue de 377, S. P. oppose des arguments convaincants pour démontrer que Corcyre était membre de celle-ci (p. 225-230). Les années suivantes (expéditions victorieuses de Timothée en 373, de Charès en 361) montrent que la cité demeure dans l’alliance athénienne. Mais elle ne l’est plus dès 353/2 et se trouve parmi ses ennemis en 346 (p. 253) avant que la menace macédonienne ne ramène Corcyre (et Corinthe) dans le camp athénien en 341 (p. 258). Entretemps, la cité s’est retrouvée aux côtés de Timoléon dans son expédition en Sicile mais on ignore dans quelle mesure elle a participé à la re-colonisation de la grande île.

Le chapitre XI (« Du temps de Cassandre jusqu’à la fin de la domination éacide ») tente de replacer Corcyre dans les événements complexes sinon confus du IIIe siècle. C’est sans doute à cette époque que la cité est ballottée entre l’Orient et l’Occident : attaquée par Cassandre, sauvée mais contrôlée ensuite par Agathoclès de Syracuse, par Pyrrhos ensuite qui l’obtient du tyran en dot pour son mariage avec sa fille Lanassa, enfin par Démétrios après leur séparation et son remariage avec le Poliorcète jusqu’à sa mort. On ignore tout de l’histoire de la cité jusqu’à l’alliance avec les Romains en 228.

Le chapitre XII traite de Corcyre au temps de l’alliance puis de la domination romaine. Plutôt que de rappeler le détail des événements dans lesquels est impliquée Corcyre, il est plus profitable de voir ici ce qui change et ne change pas. S. P. souligne que le rôle de base stratégique de l’île a été conservé et s’est sans doute même accru : depuis Brindisi, la navigation vers l’Orient faisait de Corcyre une étape obligée et l’on ne s’étonnera donc pas de voir l’île servir de base navale de plus en plus fréquente au fur et à mesure de la poussée romaine en Orient puis lors des guerres civiles. Ce n’est plus le cas avec la Pax Romana : l’île devient une simple étape dans un voyage vers l’Orient et tant Néron que Vespasien la visitèrent. Intégrée dans la province de l’Epirus Vetus, elle compte assez peu de citoyens romains attestés – et aucun avant les Flaviens. La véritable nouveauté dans l’île vient du développement du site septentrional de Cassiopè (p. 307).

Avec le chapitre XIII, S. P. quitte l’étude chronologique pour celle des institutions. Comme tous les chapitres de ce livre, elle est exhaustive : l’assemblée, les différents magistrats, tout est passé au peigne fin avec des éléments connus surtout grâce aux inscriptions et notamment aux décrets honorifiques : l’assemblée (halia), le Conseil élu de 64 membres et l’ensemble des magistrats parfois attestés par un seul texte. L’important est de souligner que, malgré les fortes vicissitudes de son histoire – surtout à l’époque classique – Corcyre est demeurée une oligarchie modérée. S. P. considère que les dissensions à l’intérieur de la cité qui ont mené à la guerre civile étaient plus sensibles à l’opposition entre Sparte et Athènes qu’entre l’oligarchie et la démocratie (p. 341-344). Quand on voit cependant la violence vengeresse des partisans de Peithias à l’égard de ceux que Thucydide appelle « les riches », on peut se demander si, comme dans bien d’autres cités durant la guerre du Péloponnèse, il ne s’agissait pas d’une seule et même fracture.

Le chapitre XIV, joliment intitulé « la saga corcyréenne » prend appui bien plus sur les sources littéraires que sur l’épigraphie. On sait que les Corcyréens de l’époque classique revendiquaient, par l’identification de l’homérique Scheria à leur île, la gloire des Phéaciens de l’Odyssée et la tradition homérique se retrouve par conséquent, ne serait-ce que par la figure du roi Alkinoos qui y possédait un sanctuaire qu’il partageait avec Zeus (Thuc. 3.70.4). Mais il existe aussi une tradition d’origine corinthienne, que l’on retrouve par exemple chez Apollonios de Rhodes, et les deux s’entrechoquent.

Le chapitre XV, « Religion, cultes, calendrier », très majoritairement fondé sur l’épigraphie, reprend in extenso toutes les occurrences de la présence des dieux dans la cité. On s’épargnera ici de les indiquer tous, en se contentant de voir que, dans ce domaine également, l’empreinte corinthienne est très forte. De même, si huit mois sur douze seulement sont attestés, tous se retrouvent à Corinthe.

Les trois derniers chapitres (XVI, XVII et XVIII) s’attardent sur la prosopographie corcyréenne. On sait tout le profit que l’on peut attendre d’un tel travail[2] : il s’agit d’un gros et minutieux travail de recension des 634 personnes[3] connues par les sources épigraphiques (très majoritaires), littéraires, et numismatiques, ce qui peut paraître peu pour près d’un millénaire d’histoire et qui interdit de réaliser des stemmata à Corcyre (p. 453-459). Il y a pourtant matière à plusieurs analyses sur les origines de certains noms, avec une forte présence – le cas n’est pas spécifique à Corcyre – de noms théophores ou d’autres, liés au passé légendaire de l’île ou à des notions abstraites. L’étude des noms permet de nuancer assez fortement l’idée d’un certain isolationnisme pratiqué par la cité : les Corcyréens sont en assez grand nombre attestés dans l’ensemble de la Grèce tandis que les épitaphes prouvent la présence dans l’île de nombreux étrangers. Pour l’onomastique romaine, S. P. a trouvé 23 Corcyréens ayant acquis la citoyenneté romaine, dont 9 femmes et 14 hommes.

Au total, devant une telle somme, le seul reproche que l’on pourrait être amené à faire est d’ordre pratique. S’il existe une carte de l’île (p. 738), le livre aurait à mon sens gagné à y voir inséré un dossier cartographique plus nourri, plus détaillé, que ce soit à grande échelle, incluant un plan de la ville de Corcyre et notamment de ses murailles, ou à plus petite échelle, tout l’ensemble du rivage de la mer Ionienne, depuis Épidamne (et peut-être Pharos) au nord jusqu’au sud de la côte occidentale du Péloponnèse, tous les lecteurs n’étant pas forcément familiarisés avec cette région du monde grec. D’autre part, les textes littéraires et épigraphiques ne sont pratiquement jamais cités, ce qui oblige le lecteur à travailler en permanence avec à ses côtés les sources susdites. Mais on comprend aisément que les citations in extenso auraient augmenté encore l’épaisseur d’un travail déjà considérable, qui fera date, tant pour le genre de la monographie que pour tout ce qu’il apporte en termes historiques sur une cité qui aurait voulu demeurer en dehors des remous de l’histoire mais qui ne pouvait arriver à ses fins.

 

Patrice Brun, Université Bordeaux Montaigne, UMR 5607 – Institut Ausonius

Publié dans le fascicule 2 tome 125, 2023, p. 523-527.

 

[1]. The Second Athenian League, Berkeley 1981, p. 68-75.

[2]. Voir le discours d’ouverture du VIIe Congrès International d’Épigraphie Grecque et Latine (Constanza, 1977), de Louis Robert, publié dans les Actes du Congrès, Bucarest–Paris 1979, p. 31-42.

[3]. À noter, une légère erreur de frappe : 560 hommes et 84 femmes ne font pas un total de 634 personnes.