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Ce petit livre résulte d’un travail éditorial exemplaire : il donne vie à un carnet inédit de lectures de classiques grecs et latins faites par Virginia Stephen, future Virginia Woolf, à l’âge de 25 ans, entre 1907 et 1909. Ces notes qui sont des résumés, des traductions, et des commentaires sont d’importants témoignages sur la biographie et l’activité intellectuelle de la future romancière, qui rédige à cette époque-là Melymbrosia ; elles constituent aussi un document instructif sur la réception de quelques auteurs classiques au début du XXe siècle en Angleterre, dans le milieu lettré auquel Virginia Stephen appartient. L’introduction de Mireille Duchêne, qui occupe le tiers du volume, apporte de façon rigoureuse et claire les éclairages indispensables et tous les renseignements nécessaires, sans lesquels le document lui-même pourrait sembler austère. La fin de l’introduction, un peu plus spéculative, peut paraître plus discutable, ou du moins dispensable, lorsque Michel Foucault est convoqué à propos de la notion de réminiscence (p. 63-67). Mais ce ne sont que quelques pages sur un ensemble où Mireille Duchêne met bien en évidence le contexte de rédaction de ce carnet et ses principales caractéristiques (éditions utilisées, travail de traduction, niveau de latin et de grec, poids de l’« héritage » familial, etc.). L’écriture d’un carnet de lectures correspond du reste à une pratique usuelle de ce temps à laquelle Virginia Woolf a eu recours toute sa vie ; en revanche, l’intérêt soutenu pour la littérature classique est bien circonscrit dans le temps, par rapport à la majorité des carnets consacrés à la littérature contemporaine : en-dehors de ce carnet, Virginia Woolf a surtout étudié de près l’Agamemnon d’Eschyle quelques années plus tard, dont elle a échafaudé une traduction en 1922-1923, qui ne figure pas dans le présent volume.

La date de rédaction de ce carnet est très particulière : c’est une période de crise pour la future romancière, qui a connu de nombreux deuils ; après celui de son père, en 1905, le dernier en date et qui n’est pas le moins marquant est celui de Thoby, son frère, qui nourrissait un intérêt certain pour les humanités, et qui est mort de la typhoïde contractée lors d’un voyage en Grèce avec sa sœur et des amis, fin 2006. Le deuil peut avoir eu une incidence sur ce retour au latin et au grec. Du premier anniversaire de la mort de son frère, c’est-à-dire de décembre 1907 à mai 1909, Virginia Stephen prend des notes sur un certain nombre de classiques latins et surtout grecs. Le corpus lu comprend les Choéphores d’Eschyle (dont les notes ne figurent pas dans le carnet édité), trois satires de Juvénal, la quatrième Géorgique de Virgile, et surtout l’intégralité de l’Odyssée, l’Ion d’Euripide, l’Ajax de Sophocle, les Grenouilles d’Aristophane, le Banquet de Platon et le Phèdre. La lecture de ce dernier dialogue, ou du moins les notes prises, s’interrompent à la fin du premier discours de Socrate (242d – Mireille Duchêne annote à juste titre le développement sur l’hubris en renvoyant à 238c (p. 225), mais les quelques lignes qui suivent résument de façon très claire l’argumentation qui suit), ce qui ne manque pas d’intriguer, puisque cela correspond au moment où le philosophe remet en cause la façon dont il a parlé et la vérité de son discours. Le Phèdre pose le problème du passage à l’écrit et de la pertinence de ce support ; cette interrogation sur la communication littéraire a dû fasciner la future Virginia Woolf, si du moins elle a achevé sa lecture, à l’instar du Jacob de La Chambre de Jacob déclarant : « Le Phèdre est très difficile » (cité par M. Duchêne dans son introduction, p. 50). Son choix de lire les Grenouilles d’Aristophane témoigne aussi du même questionnement littéraire. Mais c’est à l’Odyssée que sont consacrés l’essentiel des traductions, des résumés et des notes (p. 100-150).

Une édition électronique de ce carnet existait, mais elle n’était pas complète et présentait quelques erreurs ; le travail philologique de Mireille Duchêne, qui propose la première édition complète du carnet, sans parler de la traduction française, est exemplaire et il intéressera non seulement les spécialistes de l’œuvre de Virginia Woolf, mais aussi les antiquisants et ceux dont les travaux portent sur la réception de l’Antiquité, car on peut aussi bien commenter le travail de lecture et de traduction à l’aide des éditions existantes que les notes produites par la romancière. Citons à titre d’exemple fascinant sa vision de la fin du Banquet, tout à fait saisissante, voire glaçante : « the end is almost tragic, for Socrates is above it all, and not to be moved, and acts with a kind of chilled irony, which must have murdered » (p. 191).

Pierre Pontier, Sorbonne Université (EDITTA-EA 1491)

Publié en ligne le 5 décembre 2019