Ce livre ambitieux et parfois surprenant est-il destiné à des classicistes ? Ce n’est pas certain. Le lecteur peut être parfois irrité par la rapidité avec laquelle Jeremy Mynott (désormais JM) évoque certains points, par la négligence avec laquelle certains textes sont cités (p. 17 : l’épigramme IX 363 de l’Anthologie est-elle vraiment de Méléagre ? nombreux sont les critiques qui y ont vu plutôt une imitation de la fin de l’Antiquité ; p. 39 : les Préceptes de Chiron sont-ils authentiquement hésiodiques ? Peut-être faudrait-il dire que ce n’était déjà pas l’avis de Quintilien ; etc.) ou par des à-peu-près dans la traduction (p. 214, dans la traduction de Pline, N. H., 30, 30, il aurait été prudent de signaler que les leprae soignées par le sang de vautour ne sont pas la lèpre mais une affection dermatologique mineure ; p. 270, je doute que torquilla puisse signifier “bringing bad luck”).
Mais ce ne sont là peut-être justement que des conséquences de l’intention de l’auteur : toucher, non pas seulement les spécialistes, mais aussi un public plus large, qui n’a que faire des discussions réservées au cercle étroit des membres du sérail. C’est aussi la raison pour laquelle les passages latins et grecs allégués ne sont pas cités dans l’original, mais seulement traduits, le plus souvent à nouveaux frais, d’ailleurs, et fort bien. Car JM est loin d’ignorer le domaine qu’il étudie ici sous un aspect qui pourrait sembler marginal – rappelons qu’il est par ailleurs l’auteur d’une jolie traduction anglaise de Thucydide publiée naguère (Cambridge, 2013). Mais il est aussi féru d’ornithologie ; cette double culture, à la fois scientifique et littéraire, n’est-elle pas justement susceptible de nous enseigner quelque chose d’important ?
Il faut donc dépasser la gêne liminaire du classiciste : en réalité, les réflexions auxquelles se livre ici JM sont à la fois originales et fructueuses. Certes, d’autres travaux avaient déjà été publiés sur notre rapport à la gent ailée au cours du passé : pensons par exemple au volume disons généraliste Les oiseaux, de la réalité à l’imaginaire (edd. C. Lachet et G. Lavorel, Lyon, 2006) ou encore au répertoire plus spécialisé d’Arnott, Birds in the Ancient World, from A to Z (London-New-York, 2007). Mais l’ambition de Mynott, et la méthodologie mise en œuvre, sont ici toutes différentes. Il s’agit d’essayer de comprendre non pas tant le statut de tel ou tel oiseau, voire son identification, mais bien ce que signifient, pour les sociétés anciennes de la Méditerranée, les oiseaux dans leur ensemble et leur diversité, les rapports que l’on entretenait avec eux, voire de mesurer par la comparaison ce que nos rapports avec des populations aviaires différentes (et le plus souvent très diminuées) disent de nos sociétés. Des questions nouvelles sont donc posées : pourquoi l’Antiquité n’a-t-elle pas connu la fauconnerie (pp. 151-166 : sans oser répondre de façon assurée, JM compare l’enseignement solitaire du fauconnier aux rivalités agonistiques mises en jeu dans le combat de coq, discipline elle bien appréciée dans l’Antiquité, et sûrement mieux à même de satisfaire l’esprit grec) ? ou bien des questions déjà posées sont reprises avec des apports nouveaux, sans toujours obtenir de réponse : pourquoi les Anciens ont-ils si peu parlé de papillons (pp. 317-322) ?
Ce faisant, c’est l’ensemble des témoignages littéraires (surtout) et iconographiques de l’Antiquité qui sont interrogés, et comparés avec les données ornithologiques les plus récentes, dont l’auteur est fort bien informé (on s’étonne cependant p. 145 de lire que la population actuelle de perruches à collier de Londres est la plus nordique d’Europe : celle d’Amsterdam, en tout cas, lui dame le pion sur ce point !). On notera la prudence avec laquelle JM pratique l’art de l’identification des espèces : non seulement il laisse souvent sa place au doute, mais il donne d’utiles réflexions sur l’histoire de la nomenclature linnéenne et des taxinomies modernes en langues vulgaires (p. 122 et légende de la p. 139) et précise à juste titre que l’identification à un taxon moderne elle même n’a peut-être pas grand sens en elle-même (appendice, pp. 366-367).
Le fil rouge de l’ensemble, c’est la question du langage des oiseaux ; aussi une place d’honneur est-elle donnée au “chant du cygne” (pp. 53-55). Mais le langage des oiseaux, ce sont aussi d’innombrables chants (tout le chapitre Soundscapes, pp. 43-63), des présages (pp. 249-266), voire des légendes (pp. 267-284). Je signale en passant que l’attention de JM aux débats contemporains sur l’acquisition du langage chez les animaux le conduit peut-être à l’occasion à surtraduire ; à propos d’un étourneau et de rossignols parlant grec et latin (p. 146), je doute que “longer construction” rende convenablement longiore contextu (Pline, N.H. 10, 120), en d’autres termes il vaudrait sans doute mieux ne pas donner au lecteur l’impression que Pline aurait perçu la question d’une éventuelle syntaxe animale comme discriminante.
L’histoire de la connaissance scientifique des oiseaux, telle qu’elle apparaît à partir d’Aristote notamment (pp. 219-241), est donc lue dans le cadre plus large d’une anthropologie des relations homme-oiseaux. Elle est ici informée par des travaux récents (JM ne dissimule pas sa dette envers le beau livre de Leroi, The Lagoon : How Aristotle Invented Science, London / N.-Y., 2014).
Même si le chapitre Mother Earth (pp. 335-348) contient bien des développements rebattus en ce qui concerne l’Antiquité et le sentiment de la nature, il faut, croyons-nous, saluer ce livre et son parcours ambitieux. Il aboutit à des interrogations très modernes sur la place de l’humain dans la biosphère et ses façons de considérer (ou de consommer etc.) les autres terriens au cours du temps et des lieux. JM ne cherche pas à nous dire que l’ontologie (pour parler comme Descola) des hommes de l’Antiquité était préférable à la nôtre, du point de vue de l’écologie ou autre ; mais il montre bien que les relations inattendues aux oiseaux, porteurs de signes et de messages chantés ou volants, que l’on rencontre dans l’Antiquité, peuvent nous permettre d’interroger radicalement nos façons de faire (et il donne aux profanes les moyens de ces recherches) ; ce n’est pas peu dire, à l’heure où des changements inquiétants sont annoncés.
Pascal Luccioni, Université Jean Moulin Lyon 3, UMR 5189 HiSoMa
Publié en ligne le 5 décembre 2019