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Une étude supplémentaire sur l’ostracisme, dira-t-on ? Certes, mais qui possède une originalité avec laquelle on ne sera pas forcément en accord, animée par l’ambition de reprendre (et de vouloir terminer) un vrai débat qui agite depuis un siècle environ les savants : comment concilier l’attribution à Clisthène de l’instauration d’une loi d’ostracisme qui semble répondre à une nécessité urgente et la longue attente de deux décennies pour en avoir la première attestation par nos sources ? Marek Węcowski (M. W.) propose une réponse directe et claire en fin de son travail : Clisthène est bien l’initiateur de l’ostracisme comme le dit Aristote dans la Constitution des Athéniens mais la loi avait moins pour but de punir d’éventuels apprentis-tyrans que de parvenir à une forme d’équilibre entre les conflits internes récurrents chez les membres de l’aristocratie athénienne d’un côté, les intérêts et le désir de tranquillité du peuple de l’autre. Les citoyens éminents se sentaient alors obligés de ne pas se perdre en vaines disputes dans les jeux politiques internes, le fauteur de trouble étant menacé de cette « épée de Damoclès » comme nous disons en français. M. W., reprend l’expression tirée de la théorie des jeux Prisoner’s Dilemma, « le dilemme du prisonnier » énoncée par Albert Tucker, c’est-à-dire le principe de la minimisation des risques. En d’autres termes, le risque d’engager une procédure d’ostracisme dans l’espoir d’éliminer un rival politique était trop grand et trop hasardeux. Rapporté à la situation de l’Athènes de la fin du VIe siècle, l’intérêt des élites athéniennes était par conséquent de rechercher et de trouver des consensus plutôt que d’aller à la rupture, de développer la « théorie de la coopération » en prenant des exemples contemporains comme celui du Congrès américain (p. 196 sqq.). Dans cette optique, le législateur aurait donc pensé que les principaux dirigeants n’utiliseraient pas cette arme par crainte qu’elle ne se retourne contre eux et la loi ainsi rédigée les aurait forcés à privilégier l’entente, ce qui explique le délai entre la promulgation de la loi et sa première application, rendue nécessaire aux lendemains de Marathon. Et M. W. propose dès le début de son travail de mettre au cœur de cette réflexion la rationalité qui aurait présidé à la publication des réformes clisthéniennes (p. 1-9).

Sans doute peut-on louer la qualité de la démonstration mais c’est sans doute là que le bât blesse. L’idée de rationalité a déjà servi pour expliquer le développement de l’économie grecque (et principalement attique) durant la période classique et ce, dans une vision très moderniste de la production et des échanges. Elle sous-entend que les actes des acteurs économiques – et politiques dans le cas de l’ostracisme – prévoient à l’avance les conséquences de leurs décisions, que ceux‑ci sont dictés par une forme de préscience. Cette idée fondamentale présuppose l’intelligence des acteurs et, au-delà, on le comprend aisément, elle s’appuie sur une forme de génie grec dans les domaines essentiels de la vie antique. Disons, avec toute la nuance voulue, que l’on n’est pas obligé de partager ce point de vue.

Mais si on peut rester très réservé sur cette hypothèse de départ développée par l’auteur, on doit dire aussi que la première partie (« Key Issues in the Study of Athenian Ostracism ») de ce livre, qui prend en compte les multiples découvertes d’ostraka tant sur l’agora qu’au Céramique, permet de donner un aperçu up to date de l’ostracisme dont je vais donner ici les principales conclusions. Ainsi, dans un premier temps, M. W. fait un sort à l’hypothèse d’un « proto-ostracisme » qui aurait été diligenté par le Conseil et ne trouve, dans les procédures que l’on trouve à Syracuse ou Argos, que des imitations de l’ostracisme athénien. Dans les deux chapitres suivants (« Towards a Reconstruction of Ostracism in Athens : The Facts » et « The Procedures »), M. W. s’attache à reprendre l’histoire de l’institution au travers des textes littéraires et, bien entendu, des ostraka. Il adopte la thèse d’une création clisthénienne de l’ostracisme, suivant ainsi l’Athenaiôn Politeia et rejetant par conséquent le fragment d’Androtion (F 6) conservé par le Lexicon d’Harpocration laissant entendre que la loi avait été instaurée peu avant le premier ostracisme, dont fut victime Hipparchos : le texte est considéré comme corrompu « a corrupt version » (p. 67-77).

M. W. poursuit avec une étude de l’institution au travers essentiellement des ostraka qui, à l’exception des plus de quatre mille au nom de Mégaclès, ne peuvent prouver à eux seuls l’ostracisme de tel ou tel. Parmi les options qu’il défend, il accepte l’idée d’un double ostracisme de Mégaclès (487/6 et c. 471) mais d’un seul ostracisme d’Alcibiade l’Ancien c. 460 (cf. Lys. 14.39 ; [And.] 4.34 et déjà E. Vanderpool, Hesperia, 21, 1952, p. 1-8) et il admet l’historicité de l’ostracisme du célèbre pancratiaste Callias fils de Didymios comme « likely, even though not proved » (p. 105-106) en s’appuyant une fois encore sur [And.] 4.32 et l’autorité d’E. Vanderpool (Ostracism in Athens, 1972, p. 239-240). Il le reprend néanmoins dans la liste des « attested ostracisms » p. 112.

Un consensus sur la fin de l’ostracisme avec celui d’Hyperbolos en 416 avait été atteint avant que M. Errington (Chiron, 24, 1994, p. 135-160), arguant du fait que le traité aristotélicien en parle près d’un siècle plus tard comme une institution encore valide, n’évoquât la possibilité d’une réintroduction après Chéronée. Cette proposition n’a pas eu de succès. M. W. trouve cependant dans cette dernière application de la loi la preuve de son hypothèse de base : les conditions de l’ostracisme d’Hyperbolos serait l’exception qui confirmerait la règle d’un pacte de non-agression des élites entre elles (p. 113-115 et p. 241-243).

La partie sur les procédures et les aspects pratiques de leur application offre une présentation honnête des difficultés qui se dressent : ainsi, savoir si les ostracisés devaient résider dans les limites intérieures ou extérieures du golfe Saronique (AP, 22.8) est une question qui doit rester ouverte, même si M. W. opte plutôt pour la première option (p. 178-181). Il est plus difficile de le suivre dans sa reconstruction de la question du nombre de votants nécessaires pour rendre valide une ostracophorie. On sait que, si Philochore (F.30) affirmait que 6000 votes devaient se porter sur un seul homme, Plutarque donnait une autre version, acceptée par la plupart des savants, selon laquelle il s’agissait d’un quorum, 6000 citoyens ayant voté. Au terme d’une longue démonstration (p. 158-171), M.W. conclut que « there was no quorum in the procedure of ostrakophoria, but only the principle of the simple majority of votes cast against the “sentenced” through ostracism ». Il n’est pas certain que cette analyse soit acceptée par tous.

Le livre de Marek Węcowski est de ceux qui obligent à réfléchir sur des questions que l’on croit résolues. Quelles que soient les réserves que je peux personnellement faire sur certaines des conclusions auxquelles l’auteur a abouti, ce n’est pas le moindre de ses mérites.

 

Patrice Brun, Université Bordeaux Montaigne, UMR 5607 – Institut Ausonius

Publié dans le fascicule 2 tome 125, 2023, p. 512-514