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Keith Maclennan (= KM), ancien directeur des études classiques (Rugby School, Grande Bretagne), est en train de publier chez Bloomsbury l’édition de différents chants de l’Énéide de Virgile. Il a déjà livré les chants I, IV et VI. Voici venu le tour du chant VIII.      KM explique dans sa préface qu’il reprend le texte latin proposé par R.A.B. Mynors en 1969 dans les « Oxford Classical Texts », sauf au v. 588 où il conserve in des MSS. Pour que ce soit sans doute plus adapté à des élèves, il a ajouté de la ponctuation, transformé les u consonantiques en v et remplacé la désinence –is des accusatifs pluriels de la 3ème déclinaison parisyllabique par –es. Il n’y a ni apparat critique ni traduction, mais nombreuses sont les notes qui contiennent l’examen de leçons ou de conjectures diverses et offrent des remarques de critique textuelle. Quant à la traduction, le lecteur est aidé par les « chapeaux », sortes de résumés en anglais, qui précédent chaque division du poème, par les vingt-quatre pages de vocabulaire qui terminent le volume, par l’indication de règles de grammaire, par la version anglaise, dans les notes, des phrases les plus difficiles ou pour lesquelles plusieurs sens sont possibles, et par le renvoi à un certain nombre de traducteurs anglophones. Il ne faudrait pas croire, cependant, que ce petit volume reste à un niveau scolaire assez simple. Au contraire ! Les vers de Virgile sont encadrés par une introduction et un commentaire juxtalinéaire très approfondis et nourris par les travaux des plus grands critiques virgiliens, tout en demeurant très faciles d’accès. En outre, même si KM rapporte les interprétations des plus célèbres exégètes depuis les temps anciens jusqu’à notre époque, il offre très fréquemment également des vues personnelles du plus haut intérêt.

L’introduction commence par replacer Virgile et ses œuvres dans leur contexte historique et littéraire avant d’étudier sa vie et ses productions, puis de se concentrer sur l’Énéide, de scruter cette épopée en se focalisant particulièrement sur quelques aspects : Énée comme « proto-fondateur » de Rome, Énée comme ancêtre d’Auguste, Énée, Auguste et Virgile (où sont évoqués, entre autres, ceux qui blâment le poète pour sa trop grande complaisance à l’égard du pouvoir et ceux qui décèlent chez lui des critiques voilées à l’encontre du princeps). Suivent les résumés des douze chants. Puis viennent la présentation fouillée du livre VIII et l’analyse détaillée de chacun de ses épisodes : 1. les préparatifs guerriers des Latins, 2. Énée et le Tibre, 3. Pallantée, 4. Hercule, Cacus et l’Ara Maxima, 5. la visite du site de Rome, 6. la demande d’armes à Vulcain par Vénus et leur fabrication, 7. l’entretien entre Évandre et Énée, puis le départ pour Caere, 8. le bouclier. Ensuite, KM offre un guide pratique sur le style de Virgile d’une dizaine de pages et six pages environ de considérations sur le rythme et le mètre. L’introduction se termine par une étude de la réception du chant VIII de l’Antiquité à nos jours et par quelques conseils argumentés proposant des lectures complémentaires, toutes en anglais (y compris en ce qui concerne V. Pöschl, cité pour The Art of Vergil, Ann Arbor 1962). On n’y trouve aucun ouvrage en langue française, ce qui exclut par exemple A. Novara, Poésie virgilienne de la mémoire. Questions sur l’histoire dans l’Énéide 8, Clermont-Ferrand 1986, (pour n’en citer qu’un). Les pages 93-246 examinent le texte latin phrase par phrase, et chaque mot ou point important est scruté sous tous les angles. J’ai déjà fait allusion plus haut aux remarques de critique textuelle, de grammaire ou de traduction. Il faut y ajouter, selon le cas, des notations historiques, littéraires, géographiques, religieuses, mythologiques, philosophiques, etc., quelquefois accompagnées, lorsque cela doit faciliter la compréhension, de liens vers des sites où l’internaute trouvera des illustrations. On admirera aussi bien la finesse de ces réflexions que leur érudition. KM porte une attention toute particulière à la versification, aux accents de mots et aux ictus de pieds, aux sonorités. Il a l’art de mettre en évidence, dans certains passages, les ressemblances et les différences avec d’autres auteurs, les renvois du poète à d’autres épisodes de son œuvre, soulignant parfois des similitudes et parfois des contrastes. Tout cela est d’une extrême richesse. Ce qui ne peut entrer dans le commentaire fait l’objet d’annexes, comme p. 247-248 l’appendice « Caesar, Catiline and Cato ». Des cartes et des tableaux éclairent quelques développements ; cependant, pour le bouclier d’Énée, KM précise qu’il ne donne pas de schéma car il pense que Virgile, qui annonce au v. 629 que cette protection contient la représentation des « triomphes romains », n’a pas voulu en faire la description complète, mais simplement rapporter une sélection de scènes situées à divers endroits.

Bien sûr, il sera toujours possible de trouver ici et là que KM aurait pu en dire plus. Ainsi à propos des v. 291-293 dans lesquels le poète indique qu’Hercule dut supporter mille dures épreuves rege sub Eurystheo fatis Iunonis iniquae, le commentateur aurait pu expliquer comment, alors que la naissance d’Hercule, descendant de Persée, était imminente, Jupiter avait déclaré à Junon que le Perséide qui allait naître serait le maître de Mycènes (ou Tirynthe) en Argolide, et comment celle-ci avait rusé pour hâter la venue au monde d’un autre descendant de Persée, Eurysthée, plaçant ainsi Hercule sous sa coupe. Même si Varron n’est pas totalement absent de ce commentaire, il y avait des occasions de s’y référer davantage, car dans certains passages, des clins d’œil à quelques-unes de ses étymologies sont évidents ; je me contenterai d’un exemple : au v. 394, KM s’attarde sur deuinctus, notant « If the MSS are correct Virgil prefers devinctus to Lucretius’s devictus »[1] ; on peut ajouter que si Vulcain est dit par le Mantouan deuinctus amore, « enchaîné par son amour » pour son épouse Vénus, c’est peut-être en souvenir de la réflexion sur l’expression uictrix Venus dans le De lingua Latina du grammairien (V 62) : non quod uincere uelit Venus, sed uincire, « non que Vénus veuille vaincre, mais enchaîner ». À propos du v. 671, KM pense au Bouclier d’Hésiode et écrit : Hesiod’s sea is full of swans and fish, which may have suggested dolphins to Virgil ». C’est vrai pour la ciselure de l’Océan qui figure le long du rebord circulaire (Aspis 314-318), mais en Aspis 209-212, dans l’eau d’un port, bon abri dans la mer redoutable, même si le texte est incertain et s’il convient d’éliminer les doublons, il est sûr que des dauphins apparaissent. En outre, KM aurait dû signaler que les dauphins sont liés à Apollon[2] (qui possède l’épithète delphinios) ; dès le début du récit de la bataille leurs jeux dans les flots d’Actium témoignent de la présence de ce dieu protecteur d’Octave-Auguste, clairement révélée à partir du v. 704. En ce qui concerne la sus blanche et ses trente porcelets que le prince rencontre sur les bords du Tibre, KM évoque l’autre tradition, celle qui raconte qu’Énée avait amené ce quadrupède avec lui ; toutefois il ne se pose pas la question de savoir si la sus chez Virgile est une laie (puisque le Troyen la trouve dans la nature) ou une truie—, question qui pourtant fait débat[3], la symbolique n’étant pas la même ; un savant comme J. Perret est d’avis qu’il s’agit de l’espèce domestique, la bête ayant dû s’échapper d’une métairie que Latinus possédait dans les parages ( É. IX 387-388) et écrit[4] : « Il est sans doute important qu’Énée sacrifie un animal qui appartient au roi Latinus. Ce qui nous est ici conté doit prendre place parmi ces légendes où un héros s’approprie un pays par une immolation sacrificielle qui normalement devrait confirmer les droits du souverain présentement en place ».

Mais un commentaire exhaustif de Virgile ne relève-t-il pas du rêve ? Tel qu’il est, ce livre présente le plus grand intérêt. Ses deux index (avec gloses), le premier littéraire, grammatical et métrique, le second enregistrant les noms propres du chant VIII, le rendent très pratique. Bien que le lectorat ciblé soit un public de culture anglo-saxonne, il rendra des services insignes aux étudiants et aux enseignants des universités de tous les pays et aucune bibliothèque ne saurait s’en passer désormais.

Lucienne Deschamps, Université Bordeaux Montaigne

Publié en ligne le 12 juillet 2018

[1] Lucr. I 34 : aeterno deuictus uulnere amoris à propos de Mars séduit par Vénus.

[2] M. Wellmann, « Delphin », dans RE, IV (1901), col. 2507.

[3] Voir par ex. J. Thomas, « La truie blanche et les trente gorets dans l’Énéide de Virgile » dans P. Walter dir., Mythologies du Porc. Actes du colloque de Saint Antoine l’Abbaye (4-5 avril 1998), Grenoble 1999, p. 56-58.

[4] Virgile, Énéide, édition de J. Perret, Folio, Paris 1991, p. 448.