Comme le fait remarquer son auteur, Pierre Flobert (= PF), cette édition du livre VII du De lingua Latina de Varron de Réate avec traduction et commentaire voit le jour 34 ans après sa « grande sœur », l’excellente édition avec traduction et commentaire du livre VI par le même PF[1]. Désagrément, certes, pour ce dernier qui révèle : « il a fallu sans cesse élargir l’information, ce qui a conduit à corriger le texte initial » (p. XLIV), mais aubaine pour le lecteur qui profite ainsi de ces 34 années de recherches, de lectures et de réflexion de notre savant collègue et de toutes les avancées qu’ont pu connaître dans ce laps de temps les études varroniennes, lesquelles ont en effet joui d’un regain de faveur en cette période ; pour le constater, il n’est que de relire la copieuse bibliographie (où il ne manque pas grand-chose[2]) des p. XXXV–XLIV, à laquelle s’ajoutent toutes les indications qui apparaissent seulement dans les notes et qui, pour certaines, renvoient à des travaux peu connus ou difficiles d’accès. Un autre inconvénient pour l’auteur est relevé p. XLIV : « La sédimentation des couches d’information n’a pas facilité la réduction à l’unité » et il est vrai que, par moments, on a l’impression de lire deux fiches successives sur le même sujet ; toutefois, cela reste rare et ne constitue pas véritablement une gêne.
L’introduction est divisée en trois parties. La première traite de « la démarche intellectuelle de Varron dans le livre VII ». Elle présente à peu près la même configuration que son aînée de 1985 « La démarche intellectuelle de Varron dans le livre VI ». Après avoir situé ce livre dans la triade V‑VII consacrée aux illustrations de l’étymologie (le V traitant de termes en rapport avec l’espace, le VI de termes en rapport avec le temps et le VII du vocabulaire des poètes en rapport avec l’espace et avec le temps), PF en donne le plan. Il est dommage qu’en 2019, il ne commente pas d’un point de vue philosophique la quadripartition clairement annoncée selon son habitude par le Réatin au § 5 : « Je parlerai dans ce livre des mots institués par les poètes, d’abord à propos des lieux, puis du contenu des lieux, troisièmement des divisions du temps, puis de ce qui relève des divisions du temps, mais en leur ajoutant ce qui s’y rattache et en y comprenant néanmoins ce qui sort de cette quadripartition »[3]. On peut reconnaître, en effet, dans ce livre VII la quadripartition lieu / matière (quae in locis sunt), temps / action ; car, dans les derniers paragraphes, c’est bien d’actions[4] qu’il s’agit à partir du § 80, – même si Varron ne le déclare pas explicitement, à l’inverse de ce qu’il fait au § 1 du livre VI : dicam de uocabulis temporum et earum rerum quae in agendo fiunt aut dicuntur cum tempore aliquo. D’ailleurs, la récapitulation du § 110 à la fin du livre VII le confirme[5]. Lorsqu’on lit les deux phrases de commentaire de PF à la p. 44 : « Cette quadripartition applique aux poètes celle qui a été définie LL 5, 184 et 6, 1 et 97. Varron invoque le modèle pythagoricien LL 5, 12 »[6], on reste un peu sur sa faim.
La première partie de l’introduction se poursuit par le relevé des poètes cités et une étude de 9 pages intitulée « Les mots poétiques » qui explique pourquoi Varron s’est intéressé à ces termes et comment il l’a fait, (en recherchant leur étymologie, en scrutant leur signification, en suivant leur évolution phonétique, en pointant les emprunts). Elle se termine par la liste des sources grammaticales de l’écrivain.
La deuxième partie de l’introduction « L’établissement du texte du livre VII » est un modèle du genre et ses quatre sections (1° « Le texte transmis » – un manuscrit unique F –, 2° « Lacunes », 3° « Fautes », 4° « Les codices descripti ») font toucher du doigt le travail remarquable effectué par PF. Elle se termine par les vingt conjectures présentées par lui (on regrette qu’il ne les explique pas ici et qu’il ne les justifie pas toujours dans l’apparat critique ou dans le commentaire)[7]. On relève, d’ailleurs, quelques bizarreries dans cet apparat critique : par exemple les conjectures de R.G. Kent (Varro. On the Latin Language, vol. I, Londres 1958), sont tantôt notées (ainsi au § 62), tantôt non (comme au § 8). L’explication de ces faits se trouve-t-elle dans la déclaration de PF à la p. XXX de l’édition du livre VI de 1985, « L’apparat fait aussi état nommément des conjectures des anciens éditeurs, quand elles sont admises ou seulement considérées comme plausibles », déclaration non réitérée dans le présent ouvrage ? Est-ce la raison pour laquelle, par exemple, n’est pas du tout mentionnée dans l’apparat (ni dans le commentaire) du § 27 la conjecture em pa pour empta de F, conjecture pourtant admise par de nombreux éditeurs (Kent, Traglia etc.) qui s’appuient sur Festus, 222 L ? Il serait trop long de tout passer en revue, aussi ne noterai-je qu’un autre exemple : les lignes 11 et 12 du § 104 se présentent dans l’édition de PF sous la forme suivante : Suei a <cicada> : Frendit e fronde et fritinnit suauiter. avec pour l’apparat de la ligne 11 : suei a L. Mueller : sueta F ││ cicada addidi : merula add. G./S. ; et pour la ligne 12 : frendit e Stowasser : frendice F ││ fronde Stowasser : frunde F │ │ fritinnit Stowasser : fritinni F. Or lorsque, pour ce passage, on consulte l’apparat critique ailleurs, on s’aperçoit qu’il est beaucoup plus riche. Ouvrons par exemple les Poetae novi de A. Traglia (Rome 1974) à la p. 48 ; si on lit la même indication pour « Suei a » remplaçant sueta, la suite est en revanche beaucoup plus fournie : <cicada> [Stowassero praeeunte (Wien. St. 1885, p. 38) suppl. Baehrens, Suei a<b> irundine Scaligero praeeunte Ribbeck, Suei a <merula> Morel ducibus Goetzio‑Schoellio, p. 277]. Non seulement l’hirondelle n’est pas mentionnée chez PF (qui écrit dans son commentaire, p. 85 note 6 « plutôt la cigale que le merle », – cependant, de F où on lit « frendice » il serait possible de tirer par exemple « (h)irundine », les fautes pouvant s’expliquer, au lieu de « frendit e » précédé d’une lacune –[8]), mais encore à côté de cicada, il spécifie addidi sans évoquer ni Baehrens ni Stowasser ; et pourtant, rien que pour ce § 104, le nom de Stowasser apparaît chez lui à plusieurs reprises à propos d’autres émendations et il donne celui de Baehrens comme l’auteur de la correction suei à la ligne 15 pour le sues de F. Il est vrai que dans ce § 104, comme dans beaucoup d’autres, le texte est si corrompu et les commentaires à faire sont si nombreux et si divers (puisqu’il faut parler non seulement de Varron mais également des poètes et des passages qu’il cite), que quelques oublis sont tout à fait compréhensibles et quelques erreurs très pardonnables, de même que le sont également les fautes d’impression qu’on relève ici et là, mais qui portant sur l’orthographe des noms propres (e.g. Atsbury au lieu de Astbury, p. 56), sur des mots étrangers (e.g. Lateinishe au lieu de Lateinische, p. XL), sur des accords (e.g. les « forts argument » de la p. XIII), sur des dates (185 au lieu de 1885, p. XLVII), sur l’oubli d’italiques (e.g. p. XLII) ou de majuscules (e.g. p. Boyancé, p. XXI) etc. ne nuisent nullement à la compréhension[9].
La troisième partie a pour titre « La présente édition » ; elle traite du texte édité (questions d’orthographe, de morphologie), de la traduction (visant à la précision, nullement à l’élégance, ainsi que le déclare PF p. XXX) et de l’apparat critique. Elle est suivie d’une bibliographie ordonnée en différentes sections dont les rubriques sont claires, mais dans lesquelles les ouvrages ne sont pas toujours classés selon les mêmes critères : il semble que l’énumération suive parfois l’ordre alphabétique, parfois l’ordre chronologique, parfois celui des auteurs ou des sujets dont il est question dans les publications ; dans certains cas, même, j’avoue ne pas avoir réussi à trouver quelle était la logique dans la succession des travaux recensés. Cela rend la consultation un peu difficile.
Avant le Conspectus siglorum, PF a tenu à placer une « Analyse du livre VII » tout à fait bienvenue. Et ce schéma mérite bien la dénomination d’analyse dans tous les sens du mot : il résume les considérations de l’introduction et annonce le commentaire. Il donne des titres indiquant leur contenu aux différentes parties, sous-parties et sections de ces sous-parties en spécifiant les numéros des § qui composent chacune et en indiquant leur rang en tant que partie, sous-partie ou section grâce à l’utilisation de divers procédés graphiques. Comme ces titres sont repris par la suite dans les pages où figure la traduction et dans celles du commentaire, cette initiative confère au travail de PF une grande clarté et facilite la circulation à travers l’ouvrage.
Ensuite, conformément à l’usage de la Collection des Universités de France, viennent le texte avec l’apparat critique en bas de page et la traduction en vis-à-vis, puis le commentaire sous forme de notes de fin de volume.
Quelques points m’ont frappée au fil de ma lecture. Pourquoi au § 27 dans le vers tiré du chant des Saliens lit-on « Em patrem cante, diuum deo supplicate » sur la page de droite, côté texte latin, et « Diuum em patrem cante, diuum deo supplicate (Chantez-le, le père des dieux, suppliez le père des dieux) », côté traduction, sur la page de gauche ? Est-ce une erreur typographique ou un choix volontaire ? Est-ce dû à l’influence de G. Radke dont l’avis est que le diuum initial doit être supprimé et qui propose de lire[10] : [diuum] empt’ akante diuum : deo supplices can<i>te. Alors que PF évoque G. Radke à propos du § 26 où il adopte sa correction manusue pour ianusue de F, ici, § 27, il n’en parle ni dans l’apparat critique ni dans le commentaire.
À la p. 14, la traduction de ea uoce indicant noctu quae latent, « par ce cri ils signalent ceux qui sont cachés la nuit », ne paraît pas exacte étant donné que quae est ici un nominatif neutre pluriel, il faut plutôt comprendre « ce qui est caché ».
Le commentaire est copieux (50 p. de commentaire pour 40 p. de texte latin), très riche et extrêmement érudit, surtout dans le domaine linguistique, spécialité de PF, où il force l’admiration. Certaines notes sont de véritables états de la question ou des mini – études sur le sujet qu’elles traitent (il en est qui proposent de nouvelles étymologies.). Le revers de la médaille est, qu’étant donné les contraintes éditoriales, les phrases sont parfois non rédigées et PF suggère, (par des termes entre parenthèses assortis d’un point d’interrogation, par exemple), plus qu’il n’explicite. Si les spécialistes seront ravis de cette richesse, les néophytes devront faire un effort pour suivre. Par moments cela ressemble un peu à un canevas élaboré en vue d’une prestation orale, cours ou conférence, impression corroborée par la déclaration de l’auteur, p. XLIV, qu’il a préparé le texte jusqu’en 1993, à l’EPHE. Il est des passages où la nécessité d’être concis conduit à des affirmations sans nuances, alors qu’il n’y a pas de certitude ; c’est le cas p. 57, où il est question de οἴμη “chant”, « qui est apparenté à οἴμος “chemin” » déclare simplement PF, alors qu’à l’article οἴμη de son Dictionnaire étymologique[11], P. Chantraine évoque en premier cette hypothèse dont il donne les raisons en reconnaissant qu’elle est plausible, mais il ajoute qu’il peut s’agir d’un rapprochement par étymologie populaire et rapporte d’autres propositions.
Au § 47, est cité le fr. 33 Charpin de Lucilius : Occidunt, Lupe, saperdae te et iura siluri « Lupus, les coracins te tuent comme le court-bouillon de silure », que PF commente p. 67 : « Le coracin […] et le gigantesque silure des fleuves sont des poissons médiocres. Lupus (c’est aussi le nom d’un poisson vorace : mérid. “loup”, “bar” dans le nord) meurt de faire trop pauvre chère ». C’est, peut-être, laisser de côté les potentialités de jeux de mots que contient ce vers. Lupus est sans doute le cognomen de L. Cornelius Lentulus Lupus. Servius (ad Ae. 10, 104) indique que le livre I des Satires de Lucilius d’où provient ce fragment mettait en scène un conseil des dieux au sujet de la mort de ce Lupus considéré par eux comme un homme mauvais. Les renseignements qu’on obtient par recoupements sur ce patricien[12], qui a été princeps senatus, montrent qu’il n’a pas toujours eu un comportement conforme à la justice, ce qui laisse supposer un double sens, attesté chez d’autres auteurs[13], pour iura, neutre pluriel de ius « sauce » ou de ius « droit ». N’oublions pas en outre que le silure est un poisson carnassier gros mangeur : la justice du silure est tout un programme ! Quant aux saperdae, le fr. 312 Buech. de la satire Ménippée Modius de Varron prouve que ce terme pouvait désigner de tristes sires qui se présentent comme des « gens bien »[14] : omnes uidemur nobis esse belli festiui saperdae cum simus σαπροί. Le diminutif grec σαπέρδιον était le surnom de Phryné[15].
Le livre se clôt sur cinq index : Index auctorum, Index nominum, Index graecus, Index etymologicus, Index notabilium, qui sont d’une grande utilité.
En terminant, il faut féliciter PF qui a accompli brillamment la tâche ardue qu’était l’édition avec traduction et commentaire du livre VII du De lingua Latina : grâce à son érudition et à sa compétence, saupoudrées à l’occasion d’une pincée d’humour[16], son livre, dont par divers moyens il a su rendre la consultation aisée, fera partie de ceux auxquels la Collection des Universités de France doit sa réputation.
Lucienne Deschamps, Université Bordeaux Montaigne,, UMR 5607, Institut Ausonius
Publié dans le fascicule 1 tome 122, 2020, p. 344-348
[1]. Les Belles Lettres (CUF), Paris 1985 (dernier tirage 2002).
[2]. Pourtant, en ce qui concerne les Satires Ménippées, PF ne parle pas de Marcus Terentius Varro, Saturae Menippeae, herausgegeben, übersetzt und kommentiert von W. A. Krenkel, St Katharinen 2002 ; il ne signale pas que R. Astbury, M. Terentius Varro: Saturarum Menippearum Fragmenta, a fait l’objet d’une deuxième édition revue et augmentée en 2002. En revanche, s’il ne cite pas W.D.C. De Melo, Varro. De lingua Latina, Oxford 2019 (2 vol.), c’est que cette édition avec traduction a été publiée juste un peu plus de six mois avant la sienne. Pour la même raison on ne s’étonnera pas de ne pas découvrir dans sa bibliographie I. Leonardis, Varrone, unus scilicet antiquorum hominum. Senso del passato e pratica antiquaria, Bari 2019 ; D. Spencer, Language and Authority in De lingua Latina : Varro’s Guide to Being Roman, Madison 2019, pour ne citer que ceux-là.
[3]. Trad. de PF p. 3.
[4]. Si on y trouve, comme il est naturel, des termes concernant la pensée, la parole, les agissements, Varron n’y fait pas allusion à la tripartition stoïcienne νόημα, λεκτόν, πρᾶγμα, comme au § 42 du livre VI (voir les pp. X-XI et 119-120 de PF dans son édition du livre VI) et il n’apparaît pas clairement qu’il suive cet ordre pour l’étude de ce type de mots dans les §§ 80-107 comme il le fait au livre VI.
[5]. VII, 110 : In secundis tribus quos ad te misi item generatim discretis, primum in quo sunt origines uerborum locorum et earum rerum quae in locis esse solent, secundum quibus uocabulis tempora sint notata et eae res quae in temporibus fiunt, tertius hic, in quo a poetis item sumpta ut illa quae dixi in duobus libris soluta oratione.
[6]. Sic.
[7]. On ne comprend pas toujours le choix des termes signalant ses conjectures. Par exemple, quelle est la différence entre « est proposui : esse F» § 10 et « edidit ego : deliadae F» § 16 alors que « est » et « edidit » apparaissent pareillement dans le texte édité par PF ? On comprend au § 17 scripsi à côté de Πύθωνος au lieu de « Pythonos », mais au § 34 mettre « deus », substantif à la place de l’adjectif « dius » (avec lequel la phrase a un sens) que porte F, ce qui change la construction de la phrase, n’est pas une simple transcription et ne devrait pas être assorti du même scripsi.
[8]. En tout cas, cela méritait d’être examiné. Goetz s’est même demandé s’il n’existait pas un oiseau nommé frendix, -icis (voir Thesaurus linguae Latinae, vol. VI 1, fasc. VI, col. 1286, l. 16 sqq. ; sur ce passage très difficile, voir aussi ibid. col. 1340, l. 17 sqq. et col. 1341, l. 32 sqq.)
[9]. Une exception toutefois : au § 14 le texte latin de PF présente « spatiis » dans une citation d’Accius et l’apparat critique correspondant est : « spatii Dangel : spoliis F », ce qui pourrait induire en erreur. Vérification faite, J. Dangel conjecture bien spatiis dans son Accius, Œuvres (fragments), Paris 1995
[10]. G. Radke, Archaisches Latein, Darmstadt 1981, p. 121-122 où on lira ses raisons.
[11]. P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots, vol. III, Paris 1974, p. 783-784.
[12]. Voir Lucilius, Satires, texte établi, traduit et annoté par F. Charpin, vol I, Paris 1978, p. 81-88.
[13]. Qu’on pense au fameux ius Verrinum de Cicéron (Verr. 1, 121) !
[14]. La citation de Varron accompagne la glose de Nonius, 176 M : Saperdae quasi sapientes uel elegantes et celle de Festus, 434 L. Sur les hésitations quant au sens de saperda, élogieux ou non, voir J.‑P. Cèbe (chez qui ce fragment porte le n° 311), Varron. Satires Ménippées, 8, Rome 1987, p. 1360‑1362
[15]. P. Chantraine, Dict. ét., vol. IV 1, Paris 1977, p. 987.
[16]. Il pratique aussi bien l’humour sur lui-même (p. XLIV, quand il avoue que la quantité de papier qu’il a utilisée menace la forêt française) que sur « son » auteur (p. 63, à propos des éléphants : « Pauvre Varron, qui leur met des cornes dans la bouche ! »)