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Moment clé pour l’étude de la vie politique à Rome, le passage de la République à l’Empire fait depuis plusieurs décennies l’objet de relectures qui tendent à atténuer les effets de ruptures entre deux siècles (Ier a.C- Ier p.C.) et deux régimes, qu’un héritage historiographique a longtemps laissé perdurer dans la manière de concevoir la périodisation et l’étude de l’histoire romaine. Les neuf contributions réunies dans cet ouvrage, issu d’un programme de recherche à l’Université de Lille et en lien étroit avec la soutenance de thèse de J. Kennedy (Une « République impériale » en mutation : pensée politique, institutions et société romaine de l’époque de Sylla [138-78 av. n. è.] à la fin du Ier siècle de n. è, soutenue le 22 juin 2019 sous la direction de St. Benoist), permettent d’envisager sous un jour nouveau plusieurs dynamiques de cette période charnière. Nourri par les réflexions récentes qui viennent « désinstitutionnaliser » la notion de res publica (dans la lignée des travaux de Cl. Moatti), conduisant de fait à reconsidérer les transitions politiques dans une dynamique de continuité, cet ouvrage constitue, comme l’affirme St. Benoist dans son article introductif, une étape réflexive dans les recherches collectives conduites sur cette notion de République « impériale ».

Le point de départ choisi est le De Re Publica de Cicéron, traité révélateur des limites des interprétations traditionnelles reposant sur une l’idée d’une « rupture » entre la République et le Principat. St. Benoist et J. Kennedy montrent bien que si Cicéron s’appuie sur la théorie de la synthèse des régimes politiques héritée de Polybe pour décrire le fonctionnement des institutions romaines, sa définition de la res publica, pensée comme une praxis qui repose avant tout sur le respect des lois et la recherche du bien commun, s’accommode, dans le contexte troublé du milieu du Ier siècle a.C., de l’intervention d’un homme providentiel capable d’apporter une forme d’équilibre à ce fonctionnement. Cette tentative de conciliation suppose cependant d’éviter toute personnalisation du pouvoir. Comme le démontre Ph. Le Doze, la notion de res publica peut, à la fin de la République, être compatible avec des formes monarchiques de pouvoir, et la restituta res publica augustéenne, si elle s’écarte des modèles cicéroniens, n’est pas forcément un abus de langage, ni le signe d’une hypocrisie du princeps. La notion de SPQR, probablement forgée par Auguste, traduit ainsi une nouvelle modalité de gouvernement, qui tient compte des évolutions politiques du dernier siècle avant notre ère. En rehaussant le prestige du Sénat, en garantissant la liberté d’expression de l’élite aristocratique, en se plaçant dans une position de mandataire et non de magistrat permanent, le princeps parvient à recréer un régime respectueux des valeurs traditionnelles de l’aristocratie romaine (comme celle de l’auctoritas, fondement du prestige aristocratique et de la supériorité augustéenne), une res publica restaurée et impériale.

Ménagée par Auguste, l’aristocratie sénatoriale accepte cet état de fait. La recomposition du Sénat sous la tutelle du princeps renouvelle en effet le champ de la compétition aristocratique. C’est ainsi que d’anciens opposants comme M. Valerius Messala Corvinus, dont la carrière est ici étudiée par C. Landrea, tout en conservant leur idéal républicain, leur liberté de parole et en célébrant leurs traditions familiales, purent trouver un rôle à jouer dans le nouveau régime, en occupant d’importantes magistratures créées pour faire face aux nouveaux besoins de la cité et de l’Empire. Cette fabrique du consensus passe aussi par une évolution du rapport à la conquête, qui résulte de la volonté augustéenne. À partir d’une étude des évolutions formelles des cursus sénatoriaux, où apparaissent peu à peu les noms des provinces sur lesquelles s’exercent les magistratures, Fr. Hurlet démontre que la réforme de 27 a.C. eut pour conséquence de territorialiser progressivement la prouincia entre le moment augustéen et le principat de Claude. En fixant les frontières et les limites internes d’une République désormais « impériale » au sens territorial, le premier princeps donne de nouveaux cadres à la compétition aristocratique, qui de ce fait s’adapte aux réalités imposées par le Prince. Parmi ces dernières figure la disparition du triomphe. À rebours des interprétations traditionnelles, qui considéraient qu’Auguste avait volontairement capté la cérémonie traditionnelle au profit de la famille impériale, H. Flower soutient qu’il aurait plutôt voulu supprimer une mécanique perçue comme dangereuse pour son pouvoir et pour l’Empire. La recherche du triomphe pouvait en effet être tenue pour responsable des excès de la compétition aristocratique et des ambitions impérialistes auxquelles il fallait désormais renoncer, au nom de la stabilité retrouvée. Le premier triomphe de Tibère en 7 a.C. constituait donc, dans ce cadre, une entorse au principe voulu par Auguste, provoquant sa colère et contribuant peut-être à l’exil de Tibère à Rhodes. Les transformations augustéennes reposèrent donc sur un savant mélange de contrôle et de transformation des anciennes pratiques de prestige aristocratique, permettant une association et une forme de domestication de la noblesse. Cette dernière pouvait toutefois trouver des modes d’expression et de résistance, aménagés plus ou moins volontairement par le princeps.

S’il est donc parvenu à rééquilibrer le fonctionnement institutionnel de Rome, à quel moment le princeps réussit-il à imposer la légitimité de sa position ? Le Principat initial reposait en effet sur la dimension exceptionnelle des pouvoirs et du personnage Auguste, sur son auctoritas propre et individuelle. Celle-ci s’était d’abord construite sur l’action politique d’Octavien : comme le montre J. Sella, le futur Auguste s’était montré capable de s’approprier le discours de lutte contre les factions menaçant la res publica manié initialement par les imperatores de la fin de la République. En s’appuyant à chaque étape sur des frappes monétaires, il transforma l’appel à la libertas des guerres civiles en un discours impérial qui faisait du princeps le seul garant de la sauvegarde de la res publica, légitimé par l’assentiment de tous. Avec le remodelage des provinciae et de la compétition aristocratique, Auguste parvient à canaliser les forces qui pouvaient potentiellement déstabiliser son édifice politique. L’enjeu suivant de cette construction augustéenne fut la question de la succession : pour Ph. Le Doze, l’option héréditaire s’inscrivait dans les pratiques de l’aristocratie républicaine et n’était un secret pour personne. Tout l’art du princeps fut de parvenir à éviter de faire passer ses propositions de succession pour une confiscation du régime au profit de sa gens. Il atteignit cet objectif en utilisant le système de la recommandation, de l’association au pouvoir, ce qui permit d’instiller l’idée d’une hérédité conditionnée par la qualité du successeur.

La seconde contribution de J. Kennedy, qui clôt l’ouvrage, expose enfin l’aboutissement de ce processus d’institutionnalisation de la légitimité en revenant aux écrits des théoriciens du pouvoir politique du prince. Au début du principat de Néron, dans le De Clementia, Sénèque, conformément à sa vision stoïcienne du pouvoir, substitue la figure du primus inter pares à celle de l’optimus inter pares (p. 241). Pratiquant la clementia, garant de la securitas, le Prince « a pris le dessus sur les leges » (p. 233) et constitue désormais une figure omnipotente que légitiment ses actions en faveur de la res publica. Ainsi réifié par sa fonction, l’empereur peut s’affranchir des auctoritates de ses prédécesseurs.

Romain Millot, Université de Nîmes

Publié en ligne le 17 janvier 2023.