Le volume édité par Gwynaeth McIntyre et Sarah McCallum est un recueil d’essais qui a le mérite d’explorer la complexité d’Anna Perenna, l’une des figures multiformes de la culture romaine. Anna est présentée par certains auteurs anciens comme la sœur de Didon[1] qui fuit Carthage pour devenir une nymphe romaine des eaux, par d’autres comme une vieille femme de Boville qui offre des petits pains à la fête des Liberalia[2]. Elle est vénérée aux ides de mars comme déesse du nouvel an agricole à travers une fête aux traits plébéiens[3] et a une fontaine à Rome où elle est honorée avec les nymphes[4].
La polyvalence qui caractérise son identité est donc à la base de ce volume, qui en analyse les déclinaisons sous différents angles. Après une introduction de T. P. Wiseman, où se profile le lien entre Anna Perenna et la plèbe romaine avec le soutien de multiples textes littéraires et épigraphiques, les trois premières études se concentrent sur la position de cette figure dans certains ouvrages parmi les plus célèbres de la littérature latine, comme l’Énéide, La Guerre Punique et les Fastes. Les trois suivants se concentrent sur la divinité d’Anna Perenna, selon des thématiques propres de l’histoire de la religion comme la déification d’un être mortel et son culte dans la ville à travers l’analyse des inscriptions votives. Ensuite deux études reconstruisent, à partir d’une perspective historico-politique, le lien entre le culte d’Anna Perenna et certains personnages de la politique romaine de la fin de la République et du début de l’Empire. Enfin, une étude s’occupe de la réception du mythe d’Anna Perenna dans la littérature du XXe siècle et, en particulier, chez Joyce.
Les neuf articles du livre, si variés par le contenu et les perspectives méthodologiques, offrent un panorama à plusieurs voix sur le thème central. Ces articles sont regroupés en quatre sections sous-thématiques : ce même schéma sera observé ci-dessous pour illustrer le contenu de l’ensemble du volume.
La première section est intitulée « From Carthage to Rome » et réunit les contributions de Sarah McCallum, James S. McIntyre et Gwynaeth McIntyre. Comme on peut le pressentir d’après le titre, le principal objet d’analyse est le mythe, élaboré par les poètes augustéens sur Anna, la sœur de Didon qui arrive à Lavinium en exil de Carthage. Une fois dans la ville, Anna est transformée en nymphe en se plongeant dans le fleuve Numicius et devient ainsi la déesse romaine Anna Perenna. Les auteurs de cette partie du volume traitent des œuvres anciennes à travers la méthode de la comparaison et de la critique stylistique‑littéraire, offrant une première image d’Anna Perenna selon la poésie et l’art augustéens – Virgile, Ovide et l’Ara Pacis – et la poésie épique impériale – Silius Italicus. Le titre des contributions respectives est : « Rivalry and Revelation : Ovid’s Elegiac Revision of Virgilian Allusion » ; « Calendar Girl : Anna Perenna Between the Fasti and the Punica » ; « Not Just Another Fertility Goddess : Searching for Anna in Art ».
La deuxième section, intitulée « Anna and Her Nymphs », analyse principalement Anna Perenna en tant que déesse et son association avec d’autres divinités. La première contribution de David J. Wright, intitulée « Anna, Water, and Her Imminent Deification », met en évidence le lien existant entre Anna Perenna et la nymphe Juturne, encore une fois d’un point de vue littéraire. A. Everett Beek, dans le deuxième article intitulé « How to Become a Hero : Gendering the Apotheosis of Ovid’s Anna Perenna », étudie un concept fondamental pour l’histoire de la religion romaine, la divinisation, qui à partir de l’âge d’Auguste acquiert toute la valeur ajoutée que la gens Iulia lui a attribuée, comme source de légitimation politique. En particulier, il est souligné que, surtout comme il ressort des Fastes d’Ovide, la divinisation d’Anna Perenna ne se réalise pas sous la forme d’une récompense après un rapt ou un viol, comme c’est habituellement le cas pour d’autres divinités féminines (Lara qui devient Tacita Muta, Chloris qui devient Flore). Selon A. Everett Beek Anna devient une déesse pour ses gestes tels que un héros comme Énée. Dans le troisième article intitulé « Instability and Permanence in Ceremonial Epigraphy : The Example of Anna Perenna », Anna Blennow examine des inscriptions votives retrouvées avec la fontaine d’Anna Perenna, Piazza Euclide à Rome. L’auteur propose de considérer l’épigraphie non pas comme un instrument qui exprime la stabilité et la fixité d’un état de choses, mais comme une façon que les anciens avaient pour parler d’un changement. Au contraire, l’instabilité serait la principale motivation pour créer une inscription. Les plaques votives analysées, par exemple, expriment leur gratitude pour un vœu exaucé, en portant la trace d’un grand changement dans la vie du dédicataire. Plus précisément, il s’agit d’inscriptions dédiées aux nymphes et à Anna Perenna pour avoir exaucé le vœu d’une victoire.
« Champion of the Plebs » est le titre de la troisième section, dans laquelle les deux articles de Teresa Ramsby et Carole Newlands se concentrent sur la relation entre Anna Perenna et la politique et l’histoire de Rome. La première intervention, intitulée « Ovid’s Anna Perenna and the Coin of Gaius Annius », met à l’épreuve l’identification probable d’Anna Perenna avec le visage imprimé sur une pièce de monnaie frappée par Gaius Annius, un triumvir monétaire d’extraction plébéienne actif autour de 82 av. J-C. Dans sa contribution intitulée « Infiltrating Julian History », Carole Newlands analyse le rapport entre la figure d’Anna Perenna et la dynastie Julia. Parmi les arguments avancés à l’appui de ce rapport, deux au moins suscitent un grand intérêt. L’un est le thème de la divinisation, qui depuis la mort de Jules César se révèle être le véhicule de la légitimation du pouvoir du principat. L’autre est le caractère licencieux et presque obscène des fêtes en l’honneur d’Anna Perenna du 15 mars, dont Ovide offre une riche description dans les Fastes. Le phénomène de la divinisation lie Anna Perenna à la famille et à la politique augustéennes selon un rapport de ressemblance et de reflet, tandis que le caractère licencieux de ses fêtes souligne la friction avec les valeurs socioculturelles promues par Auguste.
La dernière section, intitulée «The Afterlife of Anna Perenna », se compose d’une seule étude intitulée « Riverrun : Channelling Anna Perenna in Finnegans Wake ». Dans l’article Justin Hudak explore les traits que la Anna Livia Plurabelle du roman de Joyce et la “ fluminal Anna Perenna of Ovid’s Fasti ” cit. p. 150, ont en commun. Le personnage de Anna de l’écrivain irlandais représenterait non seulement le fleuve où Dublin a été fondée et la figure de la mère dans le roman, mais incarnerait la personnification de la référence d’Ovide dans Joyce, ou de l’écoulement perpétuel des influences littéraires.
Malgré que parfois le lecteur ait le désir d’une analyse plus approfondie, d’une optique qui privilégie l’histoire de la religion romaine, de thèmes tels que la divinisation ou la connexion avec le culte des nymphes, le livre offre des pistes de réflexion fondamentales, en reprenant une vaste bibliographie existante mais en ajoutant en même temps de nouvelles et intéressantes idées qui croisent admirablement critique littéraire, histoire de la religion et études de genre.
Alessandra Scali, Università di Salerno-Université de Genève
Publié dans le fascicule 1 tome 122, 2020, p. 311-313
[1]. Naev. ep. 33; Varro apud Serv. Aen. 4.682.5, 4; Verg., Aen. 4.9; Ov., Her. 7.191.
[2]. Ov., Fast. 3.545 sqq.; Sil. 8.50 sqq.
[3]. Fast. Ant. Mai. id. Mart.; Ov., Fast. 3.523, 654. En général, Ovide dédie une grande partie du troisième livre des Fastes à la fête et à la figure d’Anna Perenna. Autres nouvelles en Macrob., Sat. 1.12.5; Plin., HN 35.94.
[4]. Voir l’article « Instability and Permanence in Ceremonial Epigraphy : The Example of Anna Perenna » de ce volume.