Les tablettes écrites (WT) mises au jour lors de la fouille associée à la construction du nouvel édifice délocalisé de la société Bloomberg LP dans la Cité de Londres, entre 2010 et 2014, nourrissent le deuxième des trois volumes programmés des résultats de l’activité archéologique effectuée sur le site entre 2005 et 2014. La nature des documents découverts, 405 tablettes dont 80 ont pu être déchiffrées et sont venues s’ajouter aux 19 déjà répertoriées rend compte et de l’intérêt exceptionnel de l’ouvrage et de la volonté d’une publication rapide mais très soignée. Le maître d’œuvre en est R.S.O. Tomlin le spécialiste bien connu de cette documentation pour la Bretagne romaine, auteur chaque année de la chronique épigraphique de la revue Britannia. Les contributions autres que celles qui relèvent des textes latins, de leur déchiffrement et du commentaire ont été confiées à des collaborateurs de l’équipe qui a compté jusqu’à cinquante-cinq archéologues. Pour ce volume, ce sont dix-huit spécialistes et techniciens qui ont participé à l’édition aux côtés de R.S.O Tomlin, le directeur et responsable de l’ensemble.
Le contenu, abondamment illustré, se compose de six chapitres numérotés de 1 à 6 et de résumés en trois langues étrangères (français, allemand, italien) suivis d’une bibliographie, d’index portant sur les mots latins et les res. L’introduction (chap. 1) définit les conditions de la mise en œuvre et les critères retenus. Le chapitre 2, assurément le plus impressionnant et le plus nouveau, traite des objets, des bois, de la réutilisation des tablettes, de la fabrication des supports à partir de lattes remployées de tonneaux de vin du Rhin, de l’outillage, avant d’analyser les questions soulevées par la lecture (forme des lettres, forme et format des tablettes, typologie et taille, lien entre le format et l’usage du support). Le chapitre 3 privilégie le contexte archéologique (le site couvrant 1,2 ha est bordé à l’E. par le Walbrook, petite rivière ou ruisseau, comme on voudra, se jetant dans la Tamise à environ 500 m au S.) et la stratigraphie, avant de présenter les contextes chronologiques et humains dont les facettes sont d’une diversité inattendue. Ces témoignages datent principalement des années 50-80 et se situent donc à cheval sur la révolte de Boudica, la reine des Icéniens, en 60-61 dont Londres eut à souffrir parmi d’autres. Le chapitre 4 transcrit et commente les tablettes inscrites au stylet et classées en fonction du contenu déterminé par la face externe puis par la face interne : la correspondance (adresses et textes), les écrits à caractère financier ou juridique, des documents relevant de la comptabilité, des documents mélangés concernant des nombres et des chiffres ou des réutilisations, des alphabets et des formats inhabituels non inscrits, et enfin des tablettes faisant l’objet d’une description sans illustration faute de texte, outre l’édition de deux étiquettes illisibles mais ayant été gravées au stylet. Le chapitre 5 se rapporte à deux tablettes inscrites à l’encre et à la plume, soit une lettre fragmentaire à un Marcus sans doute et une autre, tout aussi fragmentaire, dont le destinataire n’est pas conservé. Le chapitre 6, d’ordre technique, est composé de divers appendices sur les analyses spectroscopiques de la cire (d’abeille) et l’usage de colorants et sur les tablettes antérieurement découvertes à Londres pour s’achever par des tableaux de concordance par période, tout d’abord par lieu de mise au jour des documents du catalogue (tab. 14) et ensuite des documents hors catalogue (tab. 15).
D’un point de vue technique, on observe que les tablettes, le plus souvent en bois de pin argenté (197 pièces), mais également en sapin (abies, natif de Gaule) ou en mélèze furent fabriquées dans un matériau extérieur en très grande majorité à la Bretagne (le saule et l’aulne plus rares étaient en revanche présents en Bretagne). Le site très humide a rendu nécessaire la mise au point de techniques d’évacuation de l’eau et de séchage de chaque tablette ou fragment afin d’en entreprendre l’examen et l’étude puis la conservation. Les tablettes étaient toutes inscrites suivant leur axe longitudinal, parallèle au grain du bois, en format « paysage ». Toutes les facettes n’étaient pas nécessairement recreusées pour accueillir la cire. Les 405 objets nouveaux ont plus que doublé la quantité déjà rassemblée depuis 1919, à savoir 300 environ dont 19 seulement offraient une certaine lisibilité. S’ajoutent cette fois 80 documents portant au moins des traces déchiffrables de texte. L’usage du stylet concernait les documents destinés à durer. L’encre, associée au bois local, portait des écritures éphémères.
P. 58, on lit : « Fragmentary though they are, the tablets repay the demanding task of decipherment. » Il est vrai que le travail d’établissement des textes et des traces est non seulement une affaire de spécialité mais encore d’œil exercé, de connaissance des écritures cursives minuscules et majuscules et de familiarité avec une langue latine originale dont les exemples comparables doivent être recherchés avec minutie sachant qu’une lecture comporte toujours un risque, une forme de choix faute de mieux, incontrôlable pour qui n’est pas en présence de l’objet et n’est pas habitué à l’écriture et aux formulaires des contenus. Il convient donc de reconnaître les grands mérites de cette publication excellemment présentée et entièrement digne de confiance, ce qui n’empêche pas quelques réticences ou légers désaccords sur certains choix : par exemple, p. 70-71 en WT6 on ne voit pas pourquoi Mogontiacum associé à Londinium devrait absolument être écarté, le supposé o de Mogontio à la fin n’étant pas vraiment ressemblant à celui de la fin de Londinio.
Quoi qu’il en soit, l’apport documentaire est irremplaçable. Les noms font connaître 92 individus parmi lesquels on soulignera Luguselus (WT4) dont seul le féminin était attesté, à Périgueux. WT33 mentionne Classicus préfet d’une cohorte VI des Nerviens qui est sans doute le même que le Trévire Classicus préfet d’aile qui en 70 rejoignit la révolte batave. Tertius (WT12) le bracearius ou brasseur est le même que Domitius Tertius que l’on rencontre à Carlisle (Luguvalium ; tab. Luguv. 28, l. 3). Les transactions financières, la correspondance éclairent de manière vivante les conflits et les relations qui en silence se nouaient sur la place de Londres. Malgré ce qui est suggéré (p. 56 et WT37), l’usage de civitas pour désigner Londres n’a pas de valeur statutaire autre que « cité », à la rigueur « ville », et ne peut pas être vraiment versé au dossier du municipe ou de la colonie possible de Londinium de date ignorée. WT51 et WT56 qui peuvent impliquer la présence d’un gouverneur souligneraient aussi bien, après les travaux de R. Haensch, que la sedes legati n’appelait pas un rang municipal ou colonial dans des provinces telles que la Bretagne. Quant à l’emeritus Augusti (WT20), on sera d’accord sur le fait qu’il ne peut s’agir que d’un prétorien vétéran mais non sur son rappel comme evocatus que rien n’autorise à diagnostiquer. On note encore que le mot chirographum est utilisé pour désigner une note manuscrite liée à des prêts et transactions. Enfin la mention de Verulamium pour des échanges avec Londres (WT45) le 21 octobre 62 illustre des apports historiques propres à cette documentation : seule une lettre de ce type peut attester que la paix avait été rétablie à cette date et que les échanges terrestres de marchandises entre Saint-Albans et Londres étaient à nouveau possibles, malgré les destructions subies par le futur municipium au cours de la révolte.
De façon plus large, l’ouvrage apporte des éléments de comparaison avec les autres séries connues de tablettes à écrire (voir par ex. p. 58). Vindolanda, sur le mur d’Hadrien, dont la chronologie s’étend de 80 à 110, a produit des tablettes au stylet (340) et des tablettes à l’encre et constitue le lot le plus important en quantité. Carlisle en compte 32. C’est à Vindonissa, entre 30 et 101, que les tablettes écrites au stylet sont les plus nombreuses mais seules 65 ont mérité publication, 90 comportant des traces lisibles. Pompéi et Herculanum, l’Égypte et les mines de Transylvanie (en Dacie) offrent aussi des points de comparaison sur divers registres. Enfin, on observe que la recherche archéologique en Bretagne a produit des stylets en fer sur plusieurs sites. La fouille Bloomberg en comporte 200 soit seulement la moitié du chiffre total des tablettes. En revanche, Silchester, Calleva des Atrébates, est créditée de 160 stylets mais de deux tablettes seulement.
Ce tour d’horizon trop rapide témoigne de la grande qualité d’un ouvrage qui devrait être présent dans toutes les bibliothèques de recherche sur le monde romain. Alors qu’un débat se fait jour sur l’épigraphie et ses limites et donc ses contours, le livre apporte une réponse décisive et encourageante. Bien sûr, les écrits dont il rend compte n’ont pas de relation directe avec une inscription monumentale en l’honneur d’un empereur et tout le monde ne peut pas en faire directement l’étude (mais n’est-ce pas vrai également des inscriptions sur pierre ou sur céramique et sur métaux ?). En revanche, l’épigraphie funéraire attentive aux noms et aux dénominations ainsi qu’aux statuts et à la société locale y trouve un écho immédiat. Les observations sur l’écriture, l’usage de l’écrit, ses modes de diffusion ne peuvent pas ne pas concerner les spécialistes recourant à l’épigraphie. S’il fallait encore en douter après un demi-siècle de travaux et de réflexions sur la documentation d’époque romaine et l’historiographie, l’ouvrage fait entendre des voix, tirées par hasard du lit du Wallbrook, au service d’une affirmation : l’épigraphie, née comme science auxiliaire de l’histoire, ne saurait revenir à un superbe isolement qui en ferait le socle d’une historiographie évolutive au service de la « grande histoire ». L’épigraphie est constituée de disciplines multiples et solidaires. La publication de ces tablettes qui lie techniques archéologiques, recours aux progrès des recherches de laboratoire, recherches sur la langue, le contexte chronologique, la société etc. montre excellemment combien la convergence des disciplines épigraphiques donne leur vraie sonorité aux voix venues du passé. Méfions-nous des tours d’ivoire !
Patrick Le Roux