L’Institut finlandais d’Athènes livre ici la troisième et avant dernière publication de sa série consacrée à l’exploration de la Thesprôtie. Ce programme interdisciplinaire commencé en 2004, qui a impliqué des chercheurs de dix pays différents, s’est terminé en 2010, sous les auspices du Service grec d’Archéologie et de l’Institut de recherche géologique et minière (IGME) et sous le contrôle de la 32ème éphorie d’antiquités préhistoriques et classiques d’Igoumenitsa et de la 8ème éphorie d’antiquités byzantines de Ioannina. Ce volume réunit 15 contributions couvrant une période allant du paléolithique à l’âge du fer, mais avec une majorité d’études concernant l’âge du bronze.
Seul le premier chapitre sous la plume de B. Forsén et N. Galaidou, met l’accent sur les notions de nomadisme et de sédentarisation dans la vallée du Cocyte, en se plaçant dans une approche largement diachronique. Après une présentation géographique de la vallée centrale du Cocyte, ils distinguent trois périodes : celle du paléolithique moyen avec des chasseurs-cueilleurs, nomades qui évoluent dans un paysage familier, puis les premiers éleveurs et fermiers à l’âge du bronze bien documentés sur le site de Goutsoura où est attestée la pratique de la transhumance, et enfin la période historique qui évolue des villages dispersés jusqu’aux établissements fortifiés. On notera que les traces du mésolithique et du néolithique, sans être complètement absentes, sont très pauvres dans cette région de Thesprôtie. Les autres contributions concernent trois thématiques : trois sur les pierres taillées retrouvées lors des prospections, neuf contributions sur le site de Goutsoura, et deux sur des sites d’époque hellénistique.
L’étude de N. Galanidou, Chr. Papoulia et St Ligkovanlis concerne les outils bifaces du Paléolithique moyen provenant du site à terra rossa de Megalo Karvounari et attestant la plus ancienne présence humaine sur le site. Ont été identifiés deux racloirs du type Quina (moustérien) et des bifaces à dos du type Keilmesser, outils caractéristiques des Néanderthaliens. B. Forsén, N. Galanidou, Chr. Papoulia et E. Tikkala présentent ensuite les artefacts qui, récupérés lors des prospections de surface, ne peuvent être attribués à un site précis, d’où la notion de « paysages cachés » (hidden landscapes). Cinq zones de concentrations ont été identifiées (p. 62), qui ont permis la récolte de 2417artefacts lithiques (sur un total de 2568). A noter que la fig. 1 p. 63 indique six et non pas cinq zones de concentrations, et il y a bien six concentrations examinées dans le texte. Plusieurs conclusions apparaissent : d’abord la très grande majorité des artefacts n’est pas datable avec précision ; ensuite le nombre de pierres attribuables au paléolithique, et provenant essentiellement de Mikro et Megalo Karvounari, est très faible rapport à celles du néolithique et surtout de l’âge du bronze, et elles ne présentent que peu de ressemblances avec les artefacts du mésolithique ; enfin le type d’outil le plus représenté est la pointe ou l’éclat en forme de pointe qui atteste la pratique de la chasse au pléistocène. La dernière contribution concernant l’âge de la pierre est sous la plume de N. Galanidou et Chr. Papoulia et concerne un site nommé PS 43, d’une surface de 20000 m² dans la moyenne vallée du Cocyte au pied de la montagne de Paramythia, découvert en avril 2007. Ce site a livré 616 artefacts qui attestent une présence humaine au mésolithique (108 objets, principalement des éclats sans association de céramique), à la fin du paléolithique et au mésolithique, puis au néolithique – fin du pleiostène et holocène – (508 objets). Il est très difficile de distinguer la fin du paléolithique et le début du mésolithique car aucune rupture dans le mode de vie ne peut être identifiée. Le néolithique lui est bien identifiable avec l’apparition des activités agropastorales. A noter toutefois l’absence de faucilles à côté de la présence forte de pointes de projectiles. L’impression dominante, pour le Néolithique, est celle d‘une société de chasseurs pratiquant la transhumance, mais pas encore sédentarisée pour des activités agricoles.
La présentation générale du site de Goutsoura est faite par Björn Forsén. Entre 2004 et 2009, l’équipe d’archéologues a réalisé une prospection magnétique, dix tranchées exploratoires, des prélèvements d’échantillons phosphoreux qui révélèrent deux anomalies principales, et l’étude stratigraphique de trois aires numérotées 1, 2 et 3. L’ensemble du matériel recueilli permet d’établir que la première occupation du site couvrant une surface d’environ 1100 m², se fait entre le début et le milieu du Bronze ancien (2920-2400 av. J.‑C.), qu’il fut abandonné entre 2400 et 2000, puis réoccupé comme aire de crémation et nécropole à partir du Bronze moyen jusqu’au Bronze récent (2000-1250 av. J.-C.). Des traces d’occupation sporadique, après l’abandon de la nécropole, sont attestées à la fin du Bronze ancien et au début de l’âge du fer (1320-1100) ; il peut s’agir alors d’une occupation saisonnière ou d’une fréquentation périodique de la nécropole comme lieu de mémoire.
L’étude géo archéologique menée par Mika Lavento et Paula Kouki, montre une variation du cours du Cocyte ; il n’y a pas de sources dans le voisinage du site, mais la nappe phréatique était abondante et aisément accessible. Pendant la saison humide, cette zone de plaine semble avoir été marécageuse et avoir fait l’objet de nombreux dépôts d’alluvions. Ainsi, seuls les bords un peu surélevés de la plaine devaient être cultivés, et la présence d’artefacts dans les parties les plus basses à l’Est du site s’expliquent à la fois par les activités agricoles et les forces d’érosion.
L’étude de la nécropole faite par Sarah Lima fait apparaître deux zones. Au Nord (aire 2) on a un espace de crémation utilisée entre 2000 et 1875 av. J.-C. liée à une aire de foyer et à une structure en pierre semi-circulaire ouverte sur le Sud. Cette aire est ensuite recouverte par un tumulus de 9,56 m de diamètre, bien délimité par un péribole de pierres ce qui est exceptionnel pour la région. Le tumulus recouvrait une tombe à cistre centrale, et quatre tombes d’enfant, dont l’une (la n° 1) se trouve à l’extérieur du péribole. Il est en usage entre 2000 et 1600 av. J.-C., mais les dernières tombes (n° 3 et 4) sont postérieures et datées entre 1300 et 1100 av. J.-C. A noter que la construction du tumulus épargne la structure semi circulaire qui reste à ciel ouvert même après le remplissage. Il conserve donc bien la mémoire de la phase antérieure. La caractéristique la plus importante de ce tumulus est la variété des rites qui y sont attestés, tant dans la typologie des tombes que dans la position des squelettes. L’auteur note avec raison que l’inclusion d’une aire de crémation dans un tumulus est assez rare dans ces régions, mais qu’elle est attestée en Albanie, par exemple dans la nécropole de Vajzë ou de Vodhinë. La présence de structures en pierre semi-circulaires dans les tumulus est par contre bien attestée dans la Grèce du sud-ouest et les îles ioniennes. La deuxième zone funéraire se trouve dans l’aire 3, à 70 m au sud-ouest du tumulus nord et d’un grand mur de soutènement (aire 2) servant à délimiter une terrasse ou une voie permettant la communication entre les deux zones funéraires. Elle contient 6 tombes à ciste délimitées par des cercles de pierres et recouvertes par une dalle ; ces tombes sont datées entre 1780 et 1250 av. J.-C. Elles contenaient des os très fragmentés, ce qui laissent à penser qu’elles fonctionnent comme ossuaires. Il n’est pas impossible que ces tombes aient été recouvertes par un tumulus emporté par l’érosion. La perturbation des cercles de pierres des tombes 1 et 5 lors de la construction des tombes 3, 4 et 6, montre que la zone a fait l’objet de plusieurs réaménagements. A noter que la tombe 3, comme les tombes 3 et 4 du tumulus nord, est largement postérieure aux autres puisqu’elle est datée entre 1420 et 1250. La nécropole de Goutsoura, avec son tumulus unique dans la région, constitue ainsi un lieu de mémoire qui perdure pendant presque un millénaire, et qui pose le problème des influences transmises par les îles ioniennes.
L’étude des restes osseux menée par Markku Niskamen montre que tous les âges et tous les sexes sont représentés dans ce cimetière. Les hommes mesuraient entre 1,48 m et 1,63 m et les femmes entre 1,43 m et 1,58m. Les tombes à cistes recevaient des dépositions successives, et fonctionnaient comme des ossuaires car au bout d’un certain temps les os étaient retirés pour être déposés ailleurs.
Plusieurs contributions concernent l’étude du matériel. Jeannette Forsén a établi le catalogue de la poterie la plus significative et la mieux datable recueillie dans les trois zones de fouilles, soit 53 artefacts : 8 artefacts pour l’aire 1, datant du Bronze moyen et du Bronze récent (entre 1960 et 1410 av. J.-C.) pour lesquels des parallèles ont été établis avec des sites d’Epire, d’Albanie et de Argissa Magoula en Thessalie ; 30 pour l’aire 2 datant du Bronze ancien et récupérés dans un niveau très homogène sous le tumulus, avec des parallèles qui renvoient assez loin en Bosnie, Roumanie et Bulgarie ; et 15 enfin provenant des tombes à ciste de l’aire 3, et datant du bronze récent.
Les artefacts en pierre taillée sont étudiés par Sofia Doulkeridou. Taillés dans du jaspe ou du silex gris, leur matériau local et leur mode de fabrication évoluent peu entre le Bronze ancien et récent. Les éclats dominent au Bronze ancien pour laisser plus de place aux lames au Bronze récent, mais si on additionne les lames et les lamelles leur proportion globale reste la même tout au long de la période. Au Bronze ancien, les outils présentent une plus grande variété ; au Bronze récent, on voit apparaître les faucilles et les outils présentent beaucoup plus d’encoches. A noter l’absence de pointes de flèches et le fait que des outils provenant de périodes antérieures sont retravaillés. Le cadre général, tant des technologies de production que des typologies d’outils, n’est pas très différent de celui des autres sites de Grèce du nord et d’Albanie. Le fait que ces outils en pierre cohabitent avec des outils en bronze, montre une permanence des traditions et une adaptation des techniques aux différents besoins qui semblent se diversifier.
Une sélection de 23 petits objets en os, bronze ou terre cuite bien conservés est présentée par Aristeides Papajiannis. Ils datent pour l’essentiel du Bronze ancien. La présence de nombreuses bobines en terre cuite prouve l’existence d’outils liés au filage et au tissage de la laine, tel que des fuseaux et des métiers à tisser horizontaux..
Deux contributions sont des études d’archéozoologie. La première sous la plume de Vivi Deckwith concerne les couches du Bronze ancien de Goutsoura, et montre à partir d’un ensemble de 6103 spécimens osseux que les animaux domestiques sont très majoritaires (plus de 89%) par rapport aux animaux sauvages, et qu’arrivent en tête les suidés, suivis par les ovicapridés, puis les bovidés. Le fait que les terres n’ont pas été tamisées explique sans doute la très faible part de restes d’oiseaux, de poissons, et de petits mammifères. Dès cette époque, l’élevage apparaît donc comme une pratique bien établie, dans le cadre d’une économie indépendante. La deuxième étude, sous la plume de Stella Macheridis, concerne des couches de Goutsoura provenant de trois contextes funéraires allant de la fin du Bronze moyen jusqu’au début de l’âge du fer. En effet durant cette période, le site n’est plus un habitat permanent mais est utilisé comme nécropole. Seuls 644 fragments ont été étudiés. Les suidés sont les plus représentés pendant la période la plus ancienne, mais les bovidés dominent largement aux périodes plus récentes sans que toutefois les suidés ne déclinent de manière significative. Ces restes osseux, diversifiés du point de vue taxinomique, correspondent à des repas pris à l’occasion des cérémonies funéraires, ce qui expliquerait aussi la consommation occasionnelle de viande canine, et le fait que les variétés animales observées sont moins nombreuses que celles de l’âge du bronze ancien, période où Goutsousra était un habitat permanent.
Les deux dernières contributions concernent la période historique. La première, de Mikko Suha, s’intéresse aux fortifications d’Elée. L’étude de l’appareil montre deux phases distinctes : si la partie supérieure des murs est homogène, avec un appareil polygonal beaucoup plus régulier et bien jointé, la partie inférieure, beaucoup plus épaisse et massive, montre des types d’appareillage polygonal plus rustres et différents, ce qui prouve l’existence de plusieurs équipes de maçons travaillant chacune leur style. La première phase de construction peut être datée entre 340 et 330 av. J.-C, et la deuxième phase à la fin du IVe siècle. Une dernière phase, repérable à l’adjonction d’une puissante batterie interne à l’angle sud-est et à la transformation de la porte nord-est en poterne, est datable dans le dernier quart du IIIe siècle. La dernière contribution, de Tommi Turmo, présente le matériel recueilli lors de la prospection de surface du site de Gouritsa et dans un sondage stratigraphique qui y fut effectué après une prospection magnétique. Le catalogue ne réunit que 15 artefacts -13 vases et deux poignées en bronze- datables entre 350 et 275 av. J.-C. à l’exception d’un cratère, sans doute résiduel, datable de la fin de l’époque archaïque ou début de l’époque classique (525-450 av. J.-C.). Le principal intérêt de cette contribution est de montrer que la prospection magnétique et l’ouverture d’un sondage ont permis de distinguer deux réalités archéologiques distinctes que ne permettait pas d’identifier la simple prospection de surface. Cette dernière attestait simplement de l’existence d’une ferme isolée, alors que le sondage a pu révéler, grâce à du matériel différent, une phase distincte correspondant à un habitat rural., comme on en rencontre environ tous les 3 km dans la vallée du Cocyte
Il est difficile de conclure cette rapide présentation. Cet ouvrage collectif présente les avantages et les inconvénients du genre. On sera sensible à la richesse de la documentation fournie, notamment pour la période de l’âge du bronze, à la rigueur méthodologique des analyses, à la variété des approches tenant à la diversité des contributeurs. La Thesprôtie, région longtemps méconnue et peu attractive parce que sans doute jugée trop périphérique, devient ainsi plus familière et il faut remercier toute l’équipe gréco-finlandaise de la rendre plus accessible et intéressante. Peu à peu se dessinent les principaux éléments du paysage thesprôte mais il faudra attendre la dernière livraison pour avoir la totalité de la documentation disponible. Il restera alors à chaque lecteur d’essayer de faire sa propre synthèse. Il est pour l’instant assez difficile de trouver un fil conducteur à travers les différentes contributions, en dehors biens sûr de l’unité géographique, et l’archéologie du paysage n’aboutit pas toujours à une archéologie de la société. Nomades et sédentaires restent pour l’instant encore un peu « enveloppés dans la brume et les nuages », et si on a quelques éléments du puzzle, parfois un peu disparates, la lumière a du mal à dissiper les nuées, et l’unité d’un sens reste difficile à saisir.
Jean-Luc Lamboley, Université de Lyon
Publié en ligne le 05 février 2018