Dans la lente, incertaine, difficile marche des chrétiens vers la tolérance, puis l’égalité, enfin la conquête du monde païen, les mots ont servi d’armes. Ce furent ceux de l’apologétique qui se voulut, dès la fin du IIe siècle, à la fois une défense et une illustration de la nouvelle religion. Tertullien, s’il n’est pas le premier des apologistes – il vient après Justin (c.100‑c.165) qui écrit vers 155 – en est le plus célèbre et le plus virulent.
« Da mihi Magistrum », « Donne- moi le Maître ». C’est ce que déclarait Cyprien de Carthage, quand il voulait un livre de Tertullien, mais sans le nommer, car il sentait quelque peu le souffre…Il faudra attendre Beatus Rhenanus pour avoir, en 1521, la première édition- incomplète- des œuvres de Tertullien. D’autres suivirent, mais il n’existe aujourd’hui qu’une traduction complète de Tertullien, due, au XIXe siècle, à l’abbé Antoine De Genoude. Indisponible, elle est enfin accessible : les Belles Lettres la republient, dans la collection « Les classiques favoris », avec une préface de Maxence Caron, directeur de la collection. Une excellente occasion de faire connaissance avec un des esprits les plus intéressants de son siècle.
On sait peu de choses sur Quintus Septimius Florens Tertullianus, sinon qu’il a dû naître à Carthage, vers 160, sous le règne d’Antonin le Pieux. Ses parents étaient des païens aisés, originaires sans doute de l’Afrique proconsulaire (on trouve ce nom dans l’épigraphie africaine). Son père semble avoir été, du moins si l’on en croit Jérôme, notre seule source, un « centurion proconsulaire », encore qu’on ne sache pas très bien ce que recouvre ce terme. Le jeune Tertullien, si l’on en juge par ses écrits, a reçu la formation classique habituelle d’un Romain de bonne famille, mais il semble aussi s’être intéressé aux sciences. Après des études juridiques, il a peut-être été d’abord avocat à Rome (le Digeste mentionne un jurisconsulte écrit par un Tertullien) puis à Carthage. Mais on peut plutôt penser qu’il ne l’a-t-il jamais quittée, tant il en connaît bien les lieux de plaisir et de divertissements. Païen militant (il rappelle, devenu chrétien, qu’il a d’abord brocardé les dogmes du christianisme), il se convertit à la foi chrétienne à une date inconnue, sans doute sous l’influence d’Agrippinus, évêque de Carthage, peut-être sous le règne de Commode, en tout cas quelques années avant le brûlot qu’il lance, vraisemblablement fin 197, l’Apologétique, un des chefs d’œuvre de la littérature latine chrétienne et une arme de combat.
Dans ce pamphlet, adressé aux autorités proconsulaires, Tertullien s’élève contre les persécutions que subissent les chrétiens, persécutions dont il conteste – en bon juriste- la légalité. C’est le début d’une période difficile pour les chrétiens, le nouvel empereur Septime Sévère, un Africain, a besoin d’un strict respect du culte impérial pour asseoir une autorité qui n’est pas encore assurée. Bientôt, en terre africaine et ailleurs, coulera le sang de nouveaux martyrs qu’exhorte Tertullien, fin 196-début 197, dans Aux martyrs.
L’Apologétique est un plaidoyer, souvent violent, contre un adversaire, le paganisme, et ses représentants, les gouverneurs des provinces romaines, soumis aux ordres de l’empereur. Adversaire qui refuse les droits les plus élémentaires à la défense lorsqu’elle réclame une totale liberté religieuse. Le christianisme, explique l’apologiste, a d’abord grandi à l’ombre du judaïsme, religion légale, puis s’est émancipé. Il n’hésite pas à apostropher avec fougue les magistrats romains : « Vous n’osez pas, face à la multitude, instruire en public la cause chrétienne ». Et pour cause : pour le polémiste, connaître le christianisme, c’est déjà l’adopter. Les lois romaines ne peuvent rien contre la vérité et lorsqu’elle éclatera au grand jour, les chrétiens seront une foule innombrable qui pourrait bien balayer le paganisme. La menace est implicite. Car, pour Tertullien, les persécutions, comme celle de Lyon en 177 (martyre de Blandine) et, plus tard, en 202-203, celle de Carthage (martyres de Perpétue et de Félicité), ne font qu’augmenter le nombre de candidats au martyre.
Désormais sa vie sera dédiée à défendre la foi chrétienne et à combattre tous ceux qu’il considère comme les adversaires de celle-ci : païens, Juifs, hérétiques et même les chrétiens trop tièdes ou trop complaisants. Car Tertullien est un croyant pur et dur, devenu, vers 213, peut-être plus tôt, un adepte du Montanisme, secte qui veut en revenir à des formes intransigeantes du christianisme. Elle avait été créée par Montan, un Phrygien, ancien prêtre d’Apollon et de Cybèle, aidé de deux « prophétesses », Maximilla et Priscilla. Montan déclarait que, loin des corruptions de l’église de Rome, sa communauté était revenue au christianisme primitif. Sans doute vers la fin de sa vie, dont la date est inconnue, Tertullien quittera la secte pour fonder le tertullianisme,, une secte qui perdurera jusqu’au début du Ve siècle et dont Augustin signalera la disparition.
Tertullien commence son combat par un traité Contre les Juifs (c. 195). Il connaît bien les Juifs de Carthage, et le tableau qu’il nous donne de leur communauté n’a rien à envier à ceux que nous connaissons des communautés de Rome ou d’Alexandrie. Communauté qui semble très religieuse et qui respecte scrupuleusement les traditions : célébration, avec éclat, du sabbat, lecture publique de la Bible à la synagogue, repas de fête préparé le vendredi soir, allumage de la lampe . Elle fête la Pâque et, le jour du Grand Pardon, attend, en plein air, souvent sur la plage, le moment de la fin du jeûne . Nous savons ainsi par l’apologiste que le judaïsme exerce à Carthage une grande influence sur les populations locales : la foule se presse au sermon du samedi, païens et chrétiens observent parfois le sabbat et les autres fêtes. S’il existe quelques tiraillements entre Juifs et chrétiens : controverses rivalités , moqueries de part et d’autre , les choses ne vont jamais jusqu’aux voies de fait. Il semble même que des chrétiens (ou des judéo-chrétiens) aient été accueillis dans le cimetière juif de Gamart Il se peut, en effet, que des judéo-chrétiens aient encore subsisté à Carthage à l’ époque de Tertullien. Devant une telle abondance de détails, on peut penser que, peut-être, Tertullien a été tenté par le judaïsme et qu’il l’a d’abord adopté, avant de passer au christianisme. Mais il lui dénie très vite le statut de peuple élu. Ce sera désormais le christianisme. Le Nouveau Testament a succédé à l’Ancien. C’est là reprendre – comme dans beaucoup de traités- les paroles de Paul.
Ce monde païen dont il est issu, il va donc le combattre sans cesse, non seulement dans l’Apologétique,mais aussi dans des traités, comme Aux nations (+ 197), qui rejette en bloc les accusations infâmantes portées contre les chrétiens. Il n’hésite pas à menacer Scapula, le proconsul d’Afrique, de la colère de Dieu (A Scapula, 212). Il condamne, avec une violence sarcastique, les spectacles du cirque et de l’arène (Les Spectacles, c. 198) et montre que la société païenne baigne constamment dans l’idolâtrie (L’Idolâtrie, 206-212).
Il s’attaque ensuite aux hérétiques qui sont nombreux à Carthage. Il soutient, contre les docètes, qui nient la réalité corporelle de Jésus, que cette réalité est nécessaire à l’accomplissement de l’œuvre rédemptrice (La Chair du Christ, 208 – 211). Il combat le gnostique Hermogène (Contre Hermogène, 198 – 206), son concitoyen, un peintre qui s’était séparé de l’Eglise et qui, à partir du stoïcisme, d’Aristote et de Platon, avait transformé le christianisme en un syncrétisme caricatural. Il lutte contre l’Asiate Praxeas qui, en niant la distinction entre les trois personnes de la Trinité et en insistant trop sur l’unité divine, risquait de détruire la Trinité.( Contre Praxeas, C. 213). Il raille les valentiniens, disciples de Valentin, un gnostique oriental, dont il ridiculise le système théogonique (Contre les valentiniens, 208 – 212).
Mais son principal ennemi, c’est Marcion (c.85-c.160), un natif du Pont-Euxin, venu à Rome vers 140, excommunié en 144 et qui fonde sa propre communauté. Marcion est un adversaire redoutable, qui sépare l’Ancien du Nouveau Testament et qui réfute l’unité de Dieu (Contre Marcion, c.211). Pour Tertullien, les choses sont claires : les hérétiques ne sont pas détenteurs des Écritures (La Prescription contre les hérésies, 198 -206).
Mais son combat ne s’arrête pas là, il veut aussi régenter les mœurs : il prône la chasteté (L’Exhortation à la chasteté, 208 -212). Il demande à son épouse, en cas de veuvage, de ne se point remarier (A son épouse, 198 – 206) , car il condamne les secondes noces (Le Mariage unique, + 213). Il recommande aux jeunes filles aussi de porter le voile (Le Voile des vierges, 208 -212). Il veut jusqu’à régler le détail du costume féminin (De la toilette des femmes, c. 202) !
Il s’en prend aux chrétiens trop tièdes, ceux qui fuient – avec l’accord de l’Eglise- lors des persécutions (La Fuite dans la persécution, 213) ; ceux qui ne jeûnent pas assez souvent (Le Jeûne, + 213) ; ceux qui se montrent trop complaisants à l’égard des pêcheurs (La Pudicité, + 213). Il n’est, à le lire, de bons chrétiens que les futurs martyrs !
Une œuvre de combat, une machine de guerre, servie par un sens aigu de la formule, une intransigeance dogmatique, proche du fanatisme: Tertullien a été mis à l’écart par l’Eglise, celle de son temps et celle des siècles suivants.
Nous n’avons retrouvé de lui que 31 traités, bien d’autres ne sont plus que des noms. Mais l’un des plus curieux, l’un des plus mystérieux est ce Manteau, dont la date reste incertaine. Pour certains c’est une œuvre de jeunesse (vers 193), pour d’autres la date est tardive, vers 211. Dans cet écrit, qui dénote avec le reste de son œuvre, Tertullien recommande à ses concitoyens carthaginois d’abandonner la toge, le vêtement païen par excellence, pour adopter le manteau des philosophes, le vêtement de l’homme libre. Provocation d’un jeune polémiste ? Ultime défi d’un sectaire intransigeant qui va se réfugier dans une solitude hautaine ? La question reste ouverte, mais- en tout cas à mes yeux- la seconde hypothèse est la plus séduisante.
Quoi qu’il en soit, dans les temps troublés que le monde traverse aujourd’hui, la lecture de Tertullien retrouve une étonnante modernité…
Claude Aziza, Université de la Sorbonne Nouvelle, Paris III
Publié en ligne le 12 juillet 2018