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Le volume présenté par M. Sturgeon dans la collection des recherches à Corinthe menées par l’École américaine d’Études classiques d’Athènes offre un travail d’importance, d’une présentation parfaite et qui témoigne d’une recherche perspicace et persévérante pour reconstituer, souvent à partir de fragments réduits, le luxueux décor figuré du mur de scène du théâtre d’époque impériale de Corinthe, construit autour de 126 et effondré vers 365 ap. J.- C.
Abondamment illustré de clichés fort soignés, le texte (209 p.) s’accompagne d’une liste des inscriptions provenant de l’ensemble du théâtre, d’une table de concordance reliant les fiches du catalogue à l’inventaire de fouilles, d’un précieux index des lieux de conservation des documents de comparaison, en sus des index des sources anciennes et de l’index général. La table des illustrations et une abondante bibliographie viennent en tête du volume. Dans les planches, les clichés des fragments sont souvent accompagnés de restitutions graphiques permettant d’avoir un schéma précis de l’oeuvre d’origine.
L’historique des fouilles présenté en intro-duction s’accompagne d’un plan chronologique des secteurs de fouilles, d’un plan restitué du théâtre dans son état hadrianique, avec sa porticus post scaenam de forme barlongue, ses vastes paraskenia, enfin l’agencement du mur de scène avec ses trois exèdres en anse de panier et les cages d’escalier au revers donnant accès aux étages. Deux vues en perspective de la restitution infographique de la frons scaenae précèdent la grande reconstitution graphique de la façade scénique où sont réinsérés les statues et les reliefs, colorés comme à l’origine : l’expression d’« assemblage » utilisée par l’auteur rend compte justement du fait que cette sculpture figurée comprend des reliefs intégrés au cadre architectural d’époque hadrianique du mur de scène ainsi que des statues de diverses époques, donnant ainsi à voir dans la reconstitution un état du complexe au moment de sa destruction.Les trois séries de reliefs antérieurement publiés par l’auteur (Corinth IX, ii) ont été replacées sur le podium articulé des colonnades du mur scénique : les reliefs de la Gigantomachie au rez‑de-chaussée, les reliefs d’Amazonomachie dans les entrecolonnements du second niveau et ceux des Travaux d’Héraclès au troisième niveau.
La répartition des statues et reliefs de la frons scaenae distingue d’une part les sculptures décorant par destination les baldaquins du mur de scène, avec leurs podia et leurs frontons ornés de bustes de divinités, ainsi que les deux silènes en atlantes se substituant à deux colonnes de l’ordre corinthien du niveau supérieur, et d’autre part les quatre statues impériales restituées dans les niches des niveaux supérieurs et les 8 statues idéales garnissant les entrecolonnements du mur de scène au premier niveau. C’est une statue jovienne colossale de Trajan divinisé qui occupe la niche surmontant la Porta Regia, tandis que les figures drapées identifiées comme Auguste et Livie se placeraient au-dessus des hospitalia et une possible statue cuirassée d’Hadrien, dédicataire de la frons scaenae, dans la niche centrale du troisième niveau.
Sur le plateau scénique quatre figures divines encadraient la porte centrale et la porte ouest, tandis que 8 statues-portraits proviennent du secteur de l’orchestra et soulignent le rôle de lieu de mémoire civique du théâtre. Un autel hellénistique y était également voué à Dionysos, mais à l’époque augustéenne s’y ajoute significativement un second autel voué à Apollon. L’ouvrage propose ensuite l’étude des sculptures retrouvées dans la cavea, les parodoi, et les portiques adjacents. Des statues d’échelle réduite à sujets principalement dionysiaques proviennent des parodoi, tandis que la cour postérieure à péristyle offre des sculptures sur le thème de la victoire agonale.
Plusieurs statues appartenant aux états proto-impériaux du théâtre ont été réemployées dans la réfection hadrianique, comme un Doryphore polyclétéen d’époque augustéenne et un athlète de type Monteverde flavien. L’auteur souligne justement cette tendance à l’accumulation de sculptures dans les monuments publics, dont l’origine serait à chercher dans la coutume romaine de l’exposition des spolia. Une comparaison avec la sculpture trouvée au théâtre d’Aphrodisias montre que la statuaire idéale (opera nobilia) prédominait au cours des phases primitives du développement du théâtre, tandis que les portraits (famille impériale et notables) augmentent en nombre à partir de la réfection hadrianique. Les hermès qui devaient décorer l’orchestra antérieurement, comme à Leptis Magna, ont été déplacés ou supprimés lors de la mise en place d’une conistra (petite arène) au IIIe siècle.
Un minutieux travail de tri et de raccords a été nécessaire pour déterminer le regroupement et l’identification de fragments parfois peu parlants, comme ceux qui permettent de restituer une statue d’Antinoos en Apollon lycien (n° 25). L’étude s’attache de très près aux particularités techniques d’exécution et de montage des figures en ronde-bosse et des bustes en relief. On constate que certaines sculptures ont subi des remaniements comme la suppression d’une couronne sur la tête de Trajan (n°1). Une
signature de sculpteur athénien, Théodotos, et l’emploi de marbre pentélique semblent indiquer que le chantier avait été confié à un atelier attique, travaillant en symbiose avec l’architecte dès le départ du projet. On constate que les artisans de l’équipe étaient spécialisés chacun dans une tâche précise et que les modèles choisis impliquent une préférence pour certains types de tradition attique comme ceux des Silènes socratiques rappelant la statue du théâtre de Dionysos à Athènes. Plusieurs autres sculptures reflètent le goût classicisant des sculpteurs, en particulier une exceptionnelle tête d’Aphrodite (n° 15) patronne de la ville de Corinthe, deux figures d’athlètes et une tête proche de l’« Arès Ludovisi », enfin les fragments de l’Antinoos en Apollon lycien (n° 25) comme aux Thermes de Leptis Magna. Chacune des identifications proposées par l’auteur résulte d’un choix motivé entre plusieurs hypothèses confrontées avec minutie.

En revanche, les bustes en relief sur les frontons sont justement rattachés (p. 34) à la tradition décorative d’Asie Mineure à travers de nombreux et convaincants exemples, soulignant ainsi le rôle de carrefour de Corinthe, par où devaient transiter les ateliers de sculpteurs itinérants micrasiatiques. Les bustes de divinités marines en particulier rappellent de très près les têtes et bustes colossaux contemporains décorant les consoles des Thermes d’Hadrien d’Aphrodisias. Toutefois, évoquant les Gorgones décorant les monuments de Rome, l’auteur ne retient pas l’hypothèse d’A. Barattolo (MDAIR, 89, 1982, 1, 133-151, pl. 61-76) sur l’appartenance de la série des têtes de Méduse géantes de facture aphrodisienne aux métopes du temple hadrianique de Vénus et de Rome.
Les portraits d’officiels romains du secteur de la scène et de l’orchestra sont d’un style très différent des sculptures de la frons scaenae, à comparer avec les portraits de Romains de Délos, et permettent de supposer l’existence d’un atelier local dès la seconde moitié du 1er siècle av. J.- C., à moins qu’elles ne viennent d’Italie (p. 136). Certains fragments de têtes datent du IIIe siècle et au-delà. On note que les statues masculines drapées (p. 145) portent un himation dont le drapé est influencé par celui de la toge romaine. La statue acéphale n° 48 revêt un manteau qui combine un paludamentum militaire agrafé sur l’épaule droite et un manteau jovien drapé en écharpe de la hanche droite à l’épaule gauche : cette contamination produit un curieux triangle de plis sur le sein gauche et manifeste l’embarras du sculpteur pour mettre en oeuvre cette représentation probable d’Antonin le Pieux. Enfin en raison de sa coiffure en volumineux turban simplement dégrossie, une tête féminine qui aurait pu être à première vue considérée comme tardo-antique est justement replacée dans le premier quart du IIIIe siècle par analogie avec les portraits de Sabine au turban de nattes.
Le chapitre 3 concerne l’important dossier épigraphique du théâtre et ses dédicants officiels et privés, permettant ainsi de préciser une chronologie remontant à la fondation de la colonie romaine de César en 44 av. J.-C. et de comparer le contexte du théâtre de Corinthe à celui, plus général, de l’Orient hellénisé. L’auteur souligne l’importance des dédicaces en latin qui mettent en évidence la volonté de la capitale de l’Achaïe d’affirmer ses liens étroits avec Rome et expliquent son « style italien » présentant l’image impériale en position axiale. Le chapitre 4 évoque le rôle du théâtre dans la vie sociale et politique de Corinthe et en particulier son rôle de représentation des concepts de victoria, virtus et imperium de l’idéologie impériale romaine par le truchement de l’imagerie mythique hellénique.
Enfin, une dense conclusion analyse le programme du décor sculpté avec ses correspondances entre les divinités poliades de Corinthe et les divinités de l’imagerie cosmique comme Hélios et les dieux marins qui semblent les encadrer. L’auteur insiste sur la position-clé des statues impériales en relation avec les thèmes mythologiques des reliefs : l’association de Trajan avec les Amazones, évocatrice de sa campagne orientale, et d’Hadrien avec les travaux d’ Héraclès, vainqueur des monstres du chaos primitif, sont certainement significatives et exaltent la virtus impériale. On constate que le thème dionysiaque, normalement dominant dans les théâtres helléniques, est à Corinthe, comme à Aphrodisias, relégué au second plan, mais cette fois au profit des empereurs et non de l’Apollon augustéen, ce qui souligne l’empreinte romaine sur l’identité de la cité de l’Isthme.
L’« assemblage » du théâtre de Corinthe résume donc un complexe héritage culturel qui se traduit aussi par l’adoption de formes de spectacle italique, comme en témoigne l’aménagement d’une conistra pour des jeux d’amphithéâtre. Par comparaison avec l’état conservé du théâtre d’Aphrodisias par exemple, on peut constater des analogies évidentes dans l’échantillonnage thématique des sculptures et remarquer le nombre de statues occupant la scène et l’orchestra, en particulier les images de bienfaiteurs de la cité, qui à Aphrodisias étaient passées de la parodos nord à la corniche du proskenion. On peut regretter à ce propos quelques menues inexactitudes, par exemple p. 44 une confusion apparente entre l’inscription de dédicace du bâtiment de scène par Zoïlos, répétée sur l’architrave du proskenion dorique et sur le stylobate du niveau ionique du mur de scène, et les dédicaces secondaires de statues d’évergètes sur la corniche du proskenion. Il y a aussi à Aphrodisias des dédicaces concernant seulement des constructions ou des restaurations de « parties du théâtre » (p. 45), comme la frons pulpiti de Zélos. Il nous semble par ailleurs que l’arc parthique d’Auguste, désigné p. 55 comme « a pseudo-triple-bay arch » était bien un arc à trois baies, mais que l’analogie établie par l’auteur entre ce type d’arc honorifique et le modèle de la frons scaenae à trois portes, qu’elle qualifie de « hiéroglyphes de triomphe » paraît un peu aventurée dans sa formulation.
Il n’en reste pas moins que l’ensemble de la publication est d’une tenue au-dessus de tout éloge et qu’elle donne à ressentir pleinement la rigueur méthodologique de son auteur qui se met, non sans une modestie qu’il faut saluer, à l’école des pierres.

Nathalie de Chaisemartin